Nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans des prairies furibondes ; les ciels d’amour coupés d’embolie ; les matins épileptiques ; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d’épaves dans les nuits foudroyées d’odeurs fauves (…)
Des mots ? quand nous manions des quartiers de monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons de fumantes portes, des mots, ah oui, des mots ! mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz-de-marée et des érésipèles et des paludismes et des laves et des feux de brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes (…)
In Cahier d’un retour au pays natal, dans La Poésie, œuvres poétiques complètes, © Le Seuil, 2006, p 29 et 31, extraits
« Des mots qui sont des raz-de-marée » ! Une formule qui résume assez bien la violence de la révolte du poète. Car comment parler de Césaire en laissant de côté l’homme de couleur et le militant ? « Je ne vois pas dans l’histoire de la littérature française une personnalité qui ait à ce point intégré des éléments aussi divers que la conscience raciale, la création artistique et l’action politique », écrit Lilyan Kesteloot (Poètes d’aujourd’hui, préface, p.9).
Aimé Césaire est né en 1913, à Basse-Pointe, à la Martinique. Dans une famille de sept enfants, qui ne connaît pas la misère, avec un père fonctionnaire et une mère couturière. Après de brillantes études, il obtient une bourse pour venir à Paris. Or le mal dont il souffre le plus, c’est de voir à quel point son peuple a perdu toute dignité, toute fierté, tout sentiment de grandeur. D’où cette impatience de partir, de quitter ce pays maudit. « J’ai quitté La Martinique avec volupté » !
Arrivé à Paris en 1931, il y rencontre, au lycée Louis-le-Grand, Léopold Sédar Senghor, qui lui fait découvrir l’Afrique, le réconciliant avec les racines de sa culture. Désormais il se sent africain. Entré à l’École Normale Supérieure en 1935, il fonde avec Damas et Senghor le journal l’Étudiant noir, dans lequel se forgera peu à peu le concept de négritude, en réaction à l’oppression du système colonial. La négritude va devenir une entreprise de désaliénation face à toutes les formes d’assimilation culturelle.
Commencé dès 1936, il publie Cahier d’un retour au pays natal en 1939, à l’occasion de son retour à La Martinique. Cette œuvre majeure deviendra l’étendard de la jeunesse révolutionnaire des pays colonisés. Un long poème, comme un cri strident, fait de révolte et de dignité, dans lequel André Breton verra « le plus grand monument lyrique de ce temps ».
Ceux
qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont
jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont
exploré ni les mers ni le ciel
mais ils savent en ses moindres
recoins le pays de souffrance
ceux qui n’ont connu de voyages
que de déracinements
ceux qui se sont assouplis aux
agenouillements
ceux qu’on domestiqua et christianisa
ceux
qu’on inocula d’abâtardissement
tam-tams de mains
vides
tam-tams inanes de plaies sonores
tam-tams burlesques de
trahison tabide
Tiède petit matin de chaleurs et de peurs
ancestrales
par-dessus bord mes richesses pérégrines
par-dessus
bord mes faussetés authentiques
Mais quel étrange orgueil tout
soudain m’illumine ? (…)
ma négritude n’est pas
une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
ma
négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la
terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle
plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair
ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite
patience.
Eia pour le Kaïlcédrat royal !
Eia pour
ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais
rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté (…)
et
voici au bout de ce petit matin ma prière virile
que je n’entende
ni les rires ni les cris, les yeux fixés
sur cette ville que je
prophétise, belle,
donnez-moi la foi sauvage du sorcier
donnez
à mes mains puissance de modeler
donnez à mon âme la trempe de
l’épée
je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de
proue
et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un
frère,
ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le
fils,
ni un mari, mais l’amant de cet unique peuple.
Faites-moi
rebelle à toute vanité, mais docile à son génie
comme le poing
à l’allongée du bras !
Faites-moi commissaire de son
sang
faites-moi dépositaire de son ressentiment
faites de moi
un homme de terminaison
faites de moi un homme d’initiation
faites
de moi un homme de recueillement
mais faites aussi de moi un homme
d’ensemencement (…)
In Cahier d’un retour au pays natal, ibid. p.40, 42 et 44, extraits
Le Cahier d’un retour au pays natal, qui marque une véritable rupture, est aussi un programme qu’il s’agit de mettre en œuvre. Pour cela, Césaire et sa femme Suzanne, fondent en 1941, avec René Ménil et Aristide Maugée, la revue culturelle Tropiques, pour remobiliser les Martiniquais. « Nous sommes de ceux qui disent non à l’Ombre ».
L’année 1941 est également celle de sa rencontre avec le peintre Wifredo Lam, de retour à Cuba après 18 ans d’exil. L’admiration réciproque que se portent aussitôt les deux hommes engendre une amitié créatrice indéfectible, dont une exposition a offert tout récemment un aperçu au Grand Palais, en 2011 ( Aimé Césaire, Lam, Picasso, « nous nous sommes trouvés »). Avec notamment les poèmes écrits à la demande du peintre, à la fin de sa vie, pour accompagner les gravures de sa série Annonciation, et qui seront publiés à la fin du recueil Moi, laminaire en 1982.
Wifredo Lam…
(…)
liseur
d’entrailles et de destins violets
récitant de macumbas
mon
frère
que cherches-tu à travers ces forêts
de cornes de
sabots d’ailes de chevaux
toutes choses aiguës
toutes
choses bisaiguës
mais
avatars d’un dieu animé au saccage
envol de monstres
j’ai
reconnu aux combats de justice
le rare rire de tes armes
enchantées
le vertige de ton sang
et
la loi de ton nom
In Moi, laminaire, 1982, ibid p.461-462, extraits
C’est d’abord dans la revue Tropiques que paraissent la plupart des poèmes qui composent son deuxième recueil Les Armes miraculeuses, publié en 1946 et préfacé par Breton. Césaire considère le surréalisme avant tout comme un moyen de désaliéner l’esprit. Face à la situation désespérée de son île, lorsque tout semble avoir échoué, s’il veut changer la vie, pour toute arme le poète ne dispose que de la puissance de sa parole. Désormais une seule règle. « Pousser d’une telle raideur le grand cri nègre, que les assises du monde en seront ébranlées ».
Perdition
nous
frapperons l’air neuf de nos têtes cuirassées
nous frapperons
le soleil de nos paumes grandes ouvertes
nous frapperons le sol du
pied nu de nos voix
les fleurs mâles dormiront aux criques des
miroirs
et l’armure même des trilobites
s’abaissera dans
le demi-jour de toujours
sur des gorges tendres gonflées de mines
de lait
et ne franchirons-nous pas le porche
le porche des
perditions ?
un vigoureux chemin aux veineuses
jaunissures
tiède
où bondissent les buffles des colères
insoumises
court
avalant la bride des tornades mûres
aux
balisiers sonnants des riches crépuscules
In Les Armes miraculeuses, ibid. p. 90
Au sortir de la guerre Césaire fait son entrée en politique. Élu maire de Fort-de-France en 1945, et député du parti communiste, il obtient que la Martinique devienne un département français. Son engagement dans l’action ne l’empêche nullement d’écrire, au contraire. En 1947, avec le soutien de Césaire et de Senghor, le Sénégalais Alioune Diop fonde la revue Présence africaine, qui deviendra une des tribunes de la négritude.
En 1948 Césaire publie Soleil cou coupé, un titre emprunté à Apollinaire (qui termine ainsi le poème Zone), car il y voit l’image de son peuple asservi par la puissance coloniale. Un recueil où le poète entrevoit la venue prochaine de la décolonisation. « Quand les nègres font la révolution, ils commencent par arracher du champ de Mars des arbres géants qu’ils lancent à la face du ciel comme des aboiements », déclare-t-il.
Fils de la foudre
Et
sans qu’elle ait daigné séduire les geôliers
à son corsage
s’est délité un bouquet d’oiseaux-mouches
à ses oreilles
ont germé des bourgeons d’atolls
elle me parle une langue si
douce que tout d’abord je ne comprends pas mais à la longue je
devine qu’elle m’affirme
que le printemps est arrivé à
contre-courant
que toute soif est étanchée que l’automne nous
est concilié
que les étoiles dans la rue ont fleuri en plein
midi et très bas suspendent leurs fruits
In Soleil cou coupé, ibid. p. 170
En 1949 Césaire publie Corps perdu, une allusion au peuple noir, qui a été privé de son identité à cause de l’esclavage. Toute l’action de Césaire est de tendre à lui restituer par tous les moyens cette identité perdue. Et pour donner une plus grande audience à ce recueil qu’il juge essentiel, Picasso propose à son ami Césaire de l’illustrer.
Corps perdu
Moi
qui Krakatoa
moi qui tout mieux que mousson
moi qui poitrine
ouverte
moi qui laïlape
moi qui bêle mieux que cloaque
moi
qui hors de gamme
moi qui Zambèze ou frénétique ou rhombe ou
cannibale
je voudrais être de plus en plus humble et plus
bas
toujours plus grave sans vertige ni vestige
jusqu’à me
perdre tomber
dans la vivante semoule d’une terre bien ouverte.
(…)
Alors la vie j’imagine me baignerait tout entier
mieux
je la sentirais qui me palpe ou me mord
couché je verrais venir à
moi les odeurs enfin libres
comme des mains secourables
qui se
feraient passage en moi
pour y balancer de longs cheveux
plus
longs que ce passé que je ne peux atteindre. (…)
mais à
mon tour dans l’air
je me lèverai un cri si violent
que tout
entier j’éclabousserai le ciel
et par mes branches
déchiquetées
et par le jet insolent de mon fût blessé et
solennel
je commanderai aux îles d’exister
In Corps perdu, ibid. p. 228-230, extraits
Les années cinquante sont pour Césaire celles de la désillusion. Bien que devenues départements français, les Antilles croupissent toujours. Rien ne change. En 1950 Césaire publie son Discours sur le colonialisme, que la revue Présence africaine réédite en 1955. En 1956, il quitte le parti communiste, dont il critique la politique dans sa Lettre à Maurice Thorez, pour fonder le Parti Progressiste Martiniquais en 1957.
Avec son recueil Ferrements, publié en 1960, et dont le titre évoque les chaînes de l’esclavage qui continuent de peser au cœur de son peuple, Césaire réunit un ensemble de poèmes composés entre 1950 et 1960. Un recueil amer, marqué par l’évocation d’un passé douloureux. Le texte qui suit est l’un des plus noirs que Césaire ait jamais écrits.
Grand sang sans merci
du
fond d’un pays de silence
d’os calcinés de sarments brûlés
d’orages de cris retenus
et gardés au museau
d’un pays
de désirs irrités d’une inquiétude de branches
de naufrage à
même (le sable très noir ayant été gavé de silence étrange
à
la recherche de pas de pieds nus et d’oiseaux marins)
du fond
d’un pays de soif
où s’agripper est vain à un profil absurde
de mât totem et de tambours
d’un pays sourd sauvagement obturé
à tous les bouts
d’un pays de cavale rouge qui galope le long
désespéré
des lès de la mer et du lasso des courants les plus
perfides
Défaite Défaite désert grand
où plus sévère
que le Kamsin d’Égypte
siffle le vent d’Asshume
de
quelle taiseuse douleur choisir d’être le tambour
et de qui
chevauché
de quel talon vainqueur
vers les bayous
étranges
gémir se tordre
crier jusqu’à une nuit hagarde à
faire tomber
la vigilance armée
qu’installa en pleine nuit
de nous-mêmes
l’impureté insidieuse du vent
In Ferrements, ibid. p.316-317
Dans les années qui suivent, Césaire se lance dans l’écriture d’un théâtre de combat, avec trois pièces engagées : La tragédie du roi Christophe (1963) qui s’inspire de l’histoire d’Haïti, Une saison au Congo (1966) qui évoque la fin tragique de Lumumba, et Une tempête (1969) qui transpose la pièce de Shakespeare aux États-Unis, où persiste « la question noire ». La tragédie du roi Christophe sera jouée à la Comédie Française en 1991.
Un
dernier recueil, Moi,
laminaire, sera publié
par Césaire en 1982. La laminaire est une algue marine, que le flot
roule dans la lagune, et dont les longs rubans se fixent aux rochers,
comme un symbole de l’attachement du poète à son identité.
« Ainsi va ce livre, entre soleil et ombre, entre montagne et
mangrove…, le temps de régler leur compte à quelques fantasmes et
à quelques fantômes », écrit-il en introduction.
Calendrier lagunaire
j’habite
une blessure sacrée
j’habite des ancêtres
imaginaires
j’habite un vouloir obscur
j’habite un long
silence
j’habite une soif irrémédiable
j’habite un
voyage de mille ans
j’habite une guerre de trois cents
ans
j’habite un culte désaffecté
entre bulbe et caïeu
j’habite l’espace inexploité
j’habite du basalte non une
coulée
mais de la lave le mascaret
qui remonte la valleuse à
toute allure
et brûle toutes les mosquées
je m’accommode
de mon mieux de cet avatar
d’une version du paradis absurdement
ratée (…)
j’habite de temps en temps une de mes plaies
(…)
j’habite l’embâcle
j’habite la débâcle
j’habite
le pan d’un grand désastre (…)
à vrai dire je ne sais plus
mon adresse exacte
bathyale ou abyssale (…)
In Moi, laminaire, ibid. p. 385-386, extraits
Le 22 décembre 1982, à l’Opéra de Paris, Jack Lang, ministre de la Culture, remet à Aimé Césaire le Grand Prix national de poésie. En 2007, l’Aéroport de Fort-de-France est rebaptisé « Aéroport Martinique- Aimé Césaire ». À sa mort en 2008, des obsèques nationales sont célébrées en présence du Président de la République.
Le 6 avril 2011, une plaque est apposée au Panthéon, lui rendant l’hommage solennel de la Nation, avec cette inscription : « Aimé Césaire, Poète, Dramaturge, Homme politique martiniquais (1913- 2008), Député de la Martinique (1945-1993) et Maire de Fort-de-France (1945-2001), Inlassable artisan de la décolonisation, Bâtisseur d’une négritude fondée sur l’universalité des Droits de l’Homme, « Bouche des malheurs qui n’ont point de bouche », il a voulu donner au monde, par ses écrits et son action, « la force de regarder demain ».
Dorsale bossale
il
y a des volcans qui se meurent
il y a des volcans qui demeurent
il
y a des volcans qui ne sont là que pour le vent
il y a des
volcans fous
il y a des volcans ivres à la dérive
il y a des
volcans qui vivent en meutes et patrouillent
il y a des volcans
dont la gueule émerge de temps en temps
véritables chiens de
mer
il y a des volcans qui se voilent la face
toujours dans les
nuages
il y a des volcans vautrés comme des rhinocéros
fatigués
dont on peut palper la poche galactique
il y a des
volcans pieux qui élèvent des monuments
à la gloire des peuples
disparus
il y a des volcans vigilants
des volcans qui
aboient
montant la garde au seuil du Kraal des peuples endormis
il
y a des volcans fantasques qui apparaissent
et disparaissent
(ce
sont jeux lémuriens)
il ne faut pas oublier ceux qui ne sont pas
les moindres
les volcans qu’aucune dorsale n’a jamais
repérés
et dont de nuit les rancunes se construisent
il y a
des volcans dont l’embouchure est à la mesure
exacte de
l’antique déchirure.
In
Moi,
laminaire,
ibid. p. 450-451
****
La force de regarder demain
les
baisers des météorites
le féroce dépoitraillement des
volcans à partir
de jeux d’aigles
la poussée des
sous-continents arc-boutés
eux aussi aux passions
sous-marines
la montagne qui descend ses cavalcades à grand
galop
de roches contagieuses
ma parole capturant des
colères
soleils à calculer mon être
natif
natal
cyclopes violets des cyclones
n’importe l’insolent
tison
silex haut à brûler la nuit
épuisée d’un doute à
renaître
la force de regarder demain
Ibid. p.453
Bibliographie poétique
-
Cahier d’un retour au pays natal, poème, © revue Volontés, 1939 / Préface André Breton, © Bordas, 1947 / Édition définitive, © Présence africaine, 1956, 1971, 1983
-
Les Armes miraculeuses, © Gallimard, 1946 / coll. Poésie/Gallimard, 1970
-
Soleil cou coupé, © Éditions K, 1948
-
Corps perdu, illustrations de Picasso, © Éditions Fragrance, 1949
-
Ferrements, © Le Seuil, 1960
-
Cadastre, réunissant Soleil cou coupé et Corps perdu, © Le Seuil, 1961
-
Œuvres complètes, poésie, théâtre, essais, © Éditions Desormeaux, 1976
-
Moi, laminaire, © Le Seuil, 1982
-
La Poésie, œuvres poétiques complètes, © Le Seuil, 1994, 2006
Discographie
-
Cahier d’un retour au pays natal, mis en musique, dit et chanté par Bernard Ascal - EPM 3017754 - distribution Universal
Sur l’auteur
-
Césaire, par Lilyan Kesteloot, coll. Poètes d’aujourd’hui, n° 85, © Seghers, 1979
-
Aimé Césaire, numéro spécial, © revue Europe, n° 832-833, septembre 1998
-
Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai, Entretiens avec Françoise Vergès, © Albin Michel, 2008
Internet
-
Un article Wikipédia
-
Aimé Césaire, Lam, Picasso, « nous nous sommes trouvés », Exposition au Grand Palais, 16 mars - 27 juin 2011
Contribution de Jacques Décréau
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