La Pierre et le Sel : Quel est l’itinéraire personnel qui t’a conduit à la poésie ? Culture familiale ? Rencontres personnelles ? Études ?
Bernard Grasset : Je crois que dès l’enfance j’ai eu l’intuition que ma vie graviterait autour de la culture, des choses de l’esprit. J’étais attiré par les mondes intérieurs, créés, imaginés, sensible aux mots comme à la musique, à la brève et intense clarté du chant. La lecture quotidienne constituait un véritable rite auquel je n’échappais presque jamais. Collégien j’étais ému par des vers symboliques de Victor Hugo ou tragiques de François Villon. J’ai été ensuite lycéen dans un établissement où la poésie tenait une grande place. Plus tard, étudiant au cœur du Quartier Latin, je découvris, à travers André Breton au programme des classes préparatoires, le surréalisme qui conjuguait poésie, art, et recherche d’une autre vie, d’une vie plus intense. Dans mon milieu familial, qui s’inscrivait dans une lignée d’artisans et de paysans – vignerons, il y avait une culture du travail bien fait, jusque dans le détail, une sensibilité spontanée à la beauté et un sens profond du sacré. On admirait les écrivains sans nécessairement les connaître. Mais tout ceci ne m’aurait pas, je crois, conduit définitivement à la poésie si l’intuition fondatrice de l’enfance, nourrie par l’enseignement et la famille, ne s’était pas conjuguée avec une conscience aiguë de ma mortalité. Si je n’avais pas rencontré le visage de la mort, si je n’avais pas compris jusque dans les entrailles de mon être que nous ne sommes sur la terre que comme des êtres de passage et que la meilleure réponse à cette mortalité était le chant fraternel des mots qui témoigne du feu intérieur, inextinguible, je ne serais sans doute pas devenu poète.
La Pierre et le Sel : Quelle place occupe aujourd’hui la poésie dans ton existence ? As-tu d’autres activités d’écriture ? D’autres activités de création artistique ? Si oui quelles sont les interactions avec l’écriture poétique ?
Bernard Grasset : Dire que la poésie occupe une place essentielle dans mon existence relève de l’évidence. Je crois avoir lu quelque part que René Char reprochait aux jeunes poètes qui venaient le voir ou lui écrivaient de n’être dans la poésie que jusqu’aux chevilles alors qu’il faut y être jusqu’à la tête, complètement. Tout notre être doit s’immerger dans la poésie, toute notre existence doit appartenir au poème, sinon l’écriture poétique n’est qu’un jeu de langage, comme un divertissement pour parler avec Pascal. Si tu n’es pas entièrement poète, si toute ta vie familiale, professionnelle, culturelle, spirituelle, n’est pas habitée, embrasée par la poésie, alors tu n’es qu’un versificateur, non un témoin d’un autre langage, d’une autre vie.
Humblement je m’intéresse à la photographie artistique, poétique (l’une de mes photos a été choisie récemment par G. Roch comme couverture de son dernier livre). Je pratique parfois, rarement, le dessin ou la peinture (par exemple sur des galets), je crée aussi assez régulièrement des mélodies à la guitare, au clavier ou des improvisations pures ou préparées sur le piano − orgue. Tout cela, bien modeste, constitue un complément pictural et musical à mon travail artisanal sur les mots. Sur le fond, je cherche une écriture poétique qui soit à la fois picturale et musicale. Artisanale et inspirée. Enfin j’écris des essais qui sont comme le contrepoint sur le plan de la théorie, de la réflexion, de la pensée, à mon activité créatrice, imaginative, artistique.
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Et
ce n'est que haute détresse pour le temps de l'homme
Les
feuilles de l'autre temps
Mémoire
Souffle l'autan
sur le chemin de grès
Nous commençons là à nouveau dans la
lisière – rituel
Et l'esprit détient la moisson en arène
nuptiale
Les feuilles de l'autre temps
Mémoire
Au brun
hameau s'éveille avec quiétude le geste du forgeron
Natal
In Racines (1975-1994) - © Maison rhodanienne de poésie, 1995, p.38
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Une
lampe est éclairée
Sur la table d'acajou,
Qui écrit frôle
du doigt
Le sablier, un pardon.
Dans la cour les
moineaux
Glanent quelques miettes,
Le rêve de
l'enfant
Traverse toute nuit.
Des flocons de neige
Murmurent
une colline,
Te rencontrer maintenant
Les paupières
closes.
(J.-S. Bach : Chorals)
In Récits 3 - © Multiples, 2005, p.32
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La Pierre et le Sel : Quels sont les poètes, contemporains ou du patrimoine, qui te sont proches par leur écriture ? Quelle place accordes-tu à la lecture des autres poètes dans ton travail personnel ?
Bernard Grasset : En m’engageant sur le chemin d’une existence en poésie, je me suis aussi plongé dans une lecture insatiable des poètes. J’ai beaucoup lu les poètes, voyageant avec eux dans le temps et l’espace. Depuis Hésiode (celui des Travaux et des Jours) et Pindare jusqu’à la création la plus actuelle en passant par Du Bellay, Charles d’Orléans, Lazare de Selve, je me suis nourri de la voix des poètes. Des poètes croyants et incroyants. J’ai voyagé avec les poètes de langue française, mais aussi de langue espagnole, allemande, italienne, grecque, hébraïque…, j’ai lu les poètes yiddish mais aussi japonais, chinois, glanant des poèmes pour les rassembler dans une anthologie, telle une symphonie, inachevée. J’ai cheminé avec Rabrindanath Tagore, grande figure de la poésie indienne, qui fut aussi musicien, auteur de chansons et peintre. On ne peut devenir poète sans lire les autres poètes. Il y a un côté artisanal dans le travail poétique, une forme de compagnonnage qui exige de s’imprégner du meilleur de la poésie universelle, de prendre son bâton de poète et de marcher à travers le monde des poèmes. J’aime voyager dans les langues, y compris à l’occasion l’occitan, le breton. Maintenant j’ai le sentiment d’avoir parcouru dans le temps et l’espace l’essentiel de la création poétique et mes découvertes, plus rares, n’en sont que plus précieuses. Parmi les poètes qui me sont ou qui m’ont été les plus proches, je voudrais citer Char et Péguy, deux antipodes mais qui avaient tous deux un sens du mystère, l’un sur le plan laïc, immanent, l’autre sur le plan transcendant, religieux. Au niveau philosophique, après une maîtrise sur Nietzsche, j’ai fait une thèse sur Pascal. Je suis passé de Char à Péguy comme de Nietzsche à Pascal. Maintenant, sans doute est-ce dû à mon travail de traducteur, ce sont surtout avec des poètes contemporains de langue hébraïque comme Rachel (j’apprécie aussi Jacob Isaac Segal, poète canadien de langue yiddish) ou de langue grecque comme Olga Votsi, Jeanne Tsatsos (grande Résistante) et Yòrgos Thèmelis que je chemine.
La Pierre et le Sel : Nous nous sommes connus par notre attachement commun à la revue Résurrection de Jean Cussat-Blanc. As-tu été publié dans d’autres revues ? Lesquelles ? Quel est ton avis sur les revues et leur rôle ?
Bernard Grasset : Oui, Résurrection, c’était à travers son regretté fondateur, l’alliance de la poésie et de la résistance, un humanisme croyant, accueillant et engagé. J’ai beaucoup publié dans des revues (550 poèmes), des revues accueillantes au sacré, d’autres non. Depuis ma thèse à l’Université de Poitiers, qui fut (à la quarantaine) un acte de résistance, je publie non seulement des poèmes mais aussi des réflexions sur la traduction, des articles « littéraires » et de recherche. Je me souviens des revues Vagabondages, Laudes, Froissart, Polyphonies, Les heures, Les Saisons du poème…, je pense à celles qui existent encore et me sont chères comme Poésie sur Seine, Littérales, Les Cahiers de la rue Ventura… Après avoir beaucoup publié en revues, je limite maintenant davantage mes contributions, laissant la place à d’autres voix, me tournant de manière privilégiée vers des revues amies comme Arpa, Thauma, ou répondant à des invitations. Le rôle des revues de poésie me semble essentiel. Au sein de la vie culturelle de nos sociétés occidentales en déclin, aimantées par la surface et l’immédiat et le profit, les revues de poésie, dans les marges où une parole autre peut prendre feu, témoignent d’une vérité humaine ineffaçable. Elles tracent un chemin de dialogue, un chemin d’humanité au sein de nos sociétés fracturées.
J’aimerais exprimer ici un souhait, un appel, c’est que se développent des revues de nature européenne. On bâtit l’Europe autour de l’euro, j’aimerais qu’on la bâtît davantage sur la culture, l’art, la poésie, que sur l’économie, l’argent. Pourquoi ne naîtraient pas des revues de poésie bilingue franco-allemande, franco-italienne, franco-espagnole, franco-grecque…, voire trilingues ? Que savent les poètes français de la création poétique actuelle d’au-delà de nos frontières les plus proches ! Comme les revues de poésie sont des vecteurs d’amitié à l’intérieur de l’hexagone, elles pourraient l’être de manière internationale. Oui j’en appelle au surgissement de poésies bilingues internationales.
La Pierre et le Sel : Tu as eu un nombre respectable de recueils publiés dans des maisons de la petite édition. Quel lien gardes-tu avec elles ?
Bernard Grasset : J’approche de la vingtaine de recueils publiés mais en la matière le nombre importe peu. Il vaut mieux ne publier que trois recueils ineffaçables que trente recueils qui ne laisseront aucune trace. Je pense qu’une des raisons du nombre de mes recueils est que j’écris à partir de trois principales sources d’inspiration : la Bible, l’art et les voyages, et que je développe cette inspiration en des triptyques (comme La Porte du Jour 1, La Porte du Jour 2 et La Porte du Jour 3 ; Récits 1, Récits 2, Récits 3 ; Voyage 1, Voyage 2, Voyage 3). À cela s’ajoute mon expérience d’écriture bilingue hébreu-français, grec-français (Poèmes bilingues 1, Au temps du mystère… Poèmes bilingues 2…) et des suites données aux triptyques initiaux sur l’art et sur la Bible.
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Hakōrēm
mistōphēph
Bisvakh-hanétsah
Tsāmē',
mezamēr
Mahshevōt-setāw, 'oud,
Rakévét shāmāh mēylīlāh
-
Weshāqad kimeshōrēr.
Le
vigneron demeure sur le seuil
Du buisson d'éternité
Il a
soif, il chante
Pensées d'automne, tison,
Un train là-bas
gémit ̵
Il veillera
en poète.
In Poèmes bilingues 1, Poèmes hébreu-français - © Littérales, 2007, p.13
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Ὑποχωρεῖ
τοῦ
χάσματος
Ὄς
ὑφαίνει
τἡν
οἴμην.
Πυερὸν
ὑπἑρ
Τοῦ
λιμένος,
Τὁ
σέλας τῶν
δυσμῶν.
Ἀλλαχοῦ έκπλεῖν.
Il
s'éloigne du gouffre
Celui qui tisse le poème.
Une plume
d'aile
Au-dessus du port,
L'éclat du couchant.
Ailleurs
lever l'ancre.
In Poèmes bilingues 1, Poèmes grec-français - © Littérales, 2007, p.33
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À de rares exceptions près, les poètes sont publiés dans de petites maisons d’édition. J’y vois comme une invitation à se sentir petit, humble, à l’écart de la vanité littéraire et de ses gloires si souvent éphémères, ou comme un appel à cultiver une grandeur du langage, loin des slogans, de la barbarie, de la violence. Les relations entre le poète et ces petites maisons d’édition, loin des enjeux mercantiles, doivent à mes yeux se fonder sur l’amitié, le respect et l’exigence. Même si on touche un lectorat limité, il faut que le travail soit bien fait, le plus parfait possible. Lors du Marché de la poésie, en 2012, place Saint Sulpice, les responsables des Éditions Jacques André, qui venaient de faire paraître mon recueil Feuillages et qui ne publient pas uniquement de la poésie, me confiaient que leurs relations avec les poètes étaient plus cordiales, chaleureuses, simples, directes, qu’avec les autres auteurs. J’admire dans le travail des éditeurs de poésie le fait, qu’à l’encontre des lois économiques dominantes, ils ne fondent pas leur activité sur la recherche de profit mais sur la défense d’une certaine image de la culture et de l’auteur.
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Un
peu de paille, une haleine tiède
Femme aux yeux de demain
Une
rosace d'anges, des bergers se hâtent
Étoile dans les langes
Un
son de flûte, une nuit sans fin
Naissance en ferveur et
silence
L'exil abrite la nouvelle
Une romance d'églantines
parfait notre veille.
In La porte du jour 1
- © Gerbert, 1999, p.46
Première parution : Froissart,
n°69, Printemps 1994
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Fleuve
de lenteur, Loire,
Sur le sable des rives
Dimanche
tressaillait
D'une inexplicable beauté,
Île silencieuse.
La
tour au-delà du pont,
Des toits d'ardoise,
Varennes et
vignes,
Mots inoubliés d'un père.
Près du fleuve
calme,
Tourbillonnant, étale,
Passait parfois un
train,
Contempler la mort, la vie,
Comme une lampe s'allume.
In Feuillages - ©
Jacques André, 2012, p.14
Première parution : Poésie
sur Seine, n°44, mars 2003
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Le
sable, le vent,
Jaune et blanc,
Des nomades s'éloignent
Vers
l'invisible.
La douleur, la paix,
L'ombre du palmier,
Tous
les jours
Un fragment de ciel
Éclaire le chemin.
La mort,
la vie,
Des mains brûlantes
D'une longue amitié,
La soif
donne poids
Aux mots de poussière.
In Feuillages - ©
Jacques André, 2012, p.22
Première parution : Laudes,
n°149, pâques 2003
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La Pierre et le Sel : Tu as maintenant des activités de traduction auxquelles tu accordes une place importante. Tu pratiques l’hébreu et le grec. Quel cheminement intellectuel et spirituel pour ce qui te concerne t’a conduit à la traduction ?
Bernard Grasset : Oui, de plus en plus, la traduction m’apparaît comme essentielle. Dans un article sur mon expérience de traducteur de Rachel, publié dans Arpa, j’écrivais qu’à mes yeux traduire c’était humblement apprendre à écrire. À vrai dire, je traduis l’hébreu et le grec moderne (si l’hébreu d’aujourd’hui, à l’exception du lexique qui a dû s’enrichir pour pouvoir nommer les réalités modernes et contemporaines, est pratiquement identique à celui qui était parlé aux temps bibliques, le grec moderne est différent, y compris sur le plan syntaxique, de celui de Pindare et de Platon, du grec classique), en ce sens je les pratique à travers dictionnaires et grammaires, je m’en imprègne par la lecture de sources en hébreu et en grec, mais je ne les parle pas, je n’en ai pas une connaissance orale, hormis des mots fondateurs. J’aime écouter des chants poétiques dans ces langues. Une telle passion pour l’hébreu et le grec remonte à ma découverte de la Bible, à ma lecture de pages d’une Bible protestante trouvée par un maçon lozérien dans un grenier cévenol. À la différence de tous les autres livres où l’on demeure dans le relatif, où l’on chemine sans fin d’un texte à un autre, j’ai trouvé là un livre absolu, le Livre, celui qui mettait fin à mon errance au sein des livres, celui que l’on peut relire inlassablement tout au long d’une vie. La Bible avait été écrite en hébreu et en grec, Celui que de nouveau mon cœur retrouvait avait parlé l’hébreu et le grec, je me devais de me plonger dans l’hébreu et le grec. En même temps je n’ai pas limité mon étude à l’hébreu et au grec bibliques. J’ai aimé la culture, la poésie de langue hébraïque et de langue grecque, leur manière si particulière de donner à entendre les profondeurs de l’homme, et je me suis efforcé de rapprocher culture hellénique et culture judéo-chrétienne, Orient et Occident. En apprenant l’hébreu des origines à nos jours, j’ai découvert Rachel, une grande figure de la poésie hébraïque contemporaine, qui aimait François d’Assise et Francis Jammes comme je l’appris bien plus tard, une pionnière dont la parole poétique avait la couleur du chant, et j’ai été heureux, au bout d’un long labeur, de la donner à lire en français. J’aime la lenteur du travail de traduction, donner vie à une parole poétique étrangère, sortir un être de l’oubli, de l’ombre, conjuguer science et création. Je poursuis ma traduction de Rachel (prose et poèmes) et me suis aventuré à traduire des poèmes de trois poètes grecs contemporains de l’esprit et du mystère. C’est en ce moment mon labeur et mon bonheur quotidiens.
La Pierre et le Sel : Le spirituel tient une place fondamentale dans ton écriture. Quel lien fais-tu entre ta foi et l’écriture poétique ? En quoi cette dernière est-elle un relais ou un support de ta pensée ?
Bernard Grasset : Pour le mot spirituel, nous devons être prudents dans son usage. En tout cas il ne faut pas que le qualificatif « spirituel » attribué à un poète laisse entendre que de ce fait il n’est pas vraiment poète. Si j’étais marxiste, matérialiste, j’écrirais des poèmes marxistes, matérialistes. On écrit avec tout ce que l’on est, ce que l’on pense, tout son être, toutes ses entrailles (rahamim en hébreu, splagkhna en grec). Il se trouve qu’à un moment de ma vie j’ai retrouvé la lumière d’enfance et quand j’écris, c’est comme naturel d’en témoigner humblement, d’évoquer le surnaturel. La poésie n’impose pas, elle doit suggérer à mes yeux la part oubliée de l’invisible qui murmure dans les feuillages du temps. Rappeler poétiquement à l’homme qu’il y a un murmure qui transcende les dures limitations de son existence. Je voudrais ramener le mot spirituel au sens biblique du mot esprit (aussi bien en hébreu qu’en grec) : souffle. Être un poète spirituel, ce serait avoir un souffle intérieur, tout en travaillant, tel un compagnon, le vin de la langue. Le poète spirituel est le poète du souffle. La spiritualité à laquelle je suis attaché est une spiritualité des entrailles, une spiritualité incarnée, humaniste. Être un poète du souffle intérieur, tourné vers l’amitié, la vérité, la liberté. Un poète – artisan aussi. L’humble poète de la soif. Quand j’écris des essais, je suis moins dans la suggestion, la prose réflexive s’y prête moins mais j’essaie de toujours garder, même dans le combat de la pensée, l’esprit d’écoute et de dialogue. Je combats pour un nouvel humanisme, un humanisme du cœur, de l’esprit et du mystère.
La Pierre et le Sel : Quelle est ton opinion quant à l’état de la poésie en France et particulièrement de la petite édition ?
Bernard Grasset : La poésie reste bien vivante mais a des visages assez différents. Il y a une forme de poésie que je qualifierais d’institutionnelle, d’officielle, bien en phase avec la société, qui passe par les Maisons de la Poésie, les Ateliers d’écriture, les Résidences d’auteurs, où peuvent revenir les mêmes noms, les mêmes formes de poésie, il y a une autre forme de poésie plus cachée, vivante dans des revues, plus diffuse, moins canalisée, plus inégale sans doute mais plus spontanée, qui passe par des lectures dans des cafés, des petits centres culturels de banlieue ou d’ailleurs, de brèves émissions sur des radios locales, des rencontres entre poètes. Il y a une poésie institutionnelle et une poésie de résistance. J’aimerais qu’il puisse y avoir davantage de passerelles entre les deux. Ceci dit c’est à la seconde que je me sens en profondeur appartenir tout en adhérant à la volonté d’exigence de la première. À mes yeux le poète doit toujours rester un homme de résistance, ne pas se laisser récupérer par les institutions culturelles, sans pour autant les mépriser, s’efforçant de jeter des ponts et de témoigner d’un esprit d’ouverture… À la fois de son temps et détaché totalement de son temps, du monde et hors du monde, social et asocial. Il doit rester un homme vraiment libre. Sans aucune servilité à l’égard des pouvoirs politiques.
Je regrette que les poètes ne trouvent pas au cœur de la cité un espace où leur voix puisse librement résonner. Je pense au poète comme à un être enraciné dans un territoire qui doit pouvoir lui donner la parole. Les structures institutionnelles accueillent des poètes qui ont le plus souvent pignon sur rue mais ne donnent que très rarement la voix à des poètes qui vivent, travaillent, peinent et créent tout près d’eux. Dès lors le poète ne peut qu’avoir le sentiment d’être exilé en son propre pays. Les poètes qui ne trichent pas avec les mots et les actes vivent comme en un ghetto.
La petite édition est comme le poumon de la culture. Il y a encore heureusement des voix de poètes authentiques en France, des poètes qui ne flattent pas le goût du jour, ne sacrifient pas aux modes mais tracent un chemin de vérité à l’écart, à l’ombre. Dans un monde où finalement tout est en crise, la petite édition donne vie à une parole libre et en mouvement. Je regrette qu’il n’y ait plus de grand mouvement poétique et artistique, comme le surréalisme, l’École de Rochefort, et je rêve parfois, souvent, à la naissance future d’un mouvement de poètes du mystère.
La Pierre et le Sel : Utilises-tu Internet en relation avec la poésie ? As-tu un site personnel, un blogue ? Consultes-tu ceux des autres ?
Bernard Grasset : Désormais Internet fait partie du travail du poète. Le travail de publication de livres est simplifié et les courriels permettent des échanges rapides et réguliers. C’est, par certains aspects, un excellent outil, précieux, merveilleux, fascinant. Ceci dit rien ne remplacera le bonheur d’un appel téléphonique ou, encore davantage, d’une lettre. J’essaie donc d’user de la toile avec sagesse. Point trop n’en faut. Des poètes ont su créer des sites qui servent avec intelligence et sensibilité la poésie, comme Recours au poème ou encore La Pierre et le Sel. Mais les revues papier de poésie doivent aussi demeurer. Il y a deux choses qui m’inquiètent dans le règne croissant d’Internet, du virtuel, et encore une troisième : la première c’est l’absence de concret, l’impression d’être dans une sorte d’irréalité, de ne pas pouvoir toucher, entendre, voir, le risque d’un vertige lié à l’ivresse de l’illusion d’une communication sans aspérités ; la seconde c’est la menace qui pèse ainsi sur le livre, le risque de sa disparition comme aussi risque de disparaître notre captivante planète ; la dernière, c’est le risque d’une déshumanisation, ou tout au moins d’une dépendance, d’une perte de liberté, d’un esclavage envers la technique. La simplicité vaut mieux que la complexité. L’homme court aveuglément vers un univers entièrement numérique, il lui manque d’apprendre à poser des limites pour que la toile soit un moyen et non une fin, un outil, non une idole. Notre monde devient de plus en plus insensé et a besoin de retrouver une forme de sagesse nouvelle.
Puisque tu m’interroges sur l’existence d’un site à mon nom, je te dirai à ce sujet qu’il y a quelques années j’avais préparé plutôt méthodiquement des éléments que j’aurais aimé voir figurer sur un site personnel auquel je voulais donner le nom d’Art, pensée et poésie. Mais je ne disposais pas du savoir technique pour mener ce projet à son terme. Si un jour quelqu’un me prête main-forte… Je consulte régulièrement des sites de poésie sur fond d’amitié. Mais le contact concret avec le papier m’est nécessaire.
La Pierre et le Sel : Quels sont tes projets à venir ? Quel sens donnes-tu à l’acte d’écrire ?
Bernard Grasset : Vient de paraître mon troisième essai, Bible, sagesse et philosophie aux Éditions Ovadia (coll. Chemins de pensée). Ensuite à l’horizon 2013 il devrait y avoir la publication de la suite de mes traductions de Rachel chez Arfuyen, un livre de philosophie de l’esprit chez Hermann, ainsi qu’un livre associant les peintures de Glef et des textes poétiques que j’ai écrits en m’en inspirant. Pour 2014, un nouvel essai autour de philosophie et exégèse toujours chez Ovadia et mon recueil Voyage 2 qui devrait être illustré par un peintre nantais, ancien enseignant de philosophie à l’I.U.F.M., qui se dit athée radical (ce que je ne suis pas vraiment) tout en cultivant, paradoxalement, des liens d’amitié forts avec des témoins du christianisme… J’ai aussi en projet de publier des livres de traduction des poètes grecs contemporains du mystère (O. Votsi, J. Tsatsos et Y. Thèmelis). Sans compter les recueils et essais qui attendent au fond de mes tiroirs…
Ceci dit, j’ai le sentiment, tant du point de vue de la poésie que du point de vue de la philosophie, d’avoir écrit l’essentiel de ce que je voulais écrire et je garde l’espoir, avant de mourir, de pouvoir dire un jour : « Voilà j’ai écrit tout ce que je devais, je voulais écrire. J’en ai fini d’écrire. Désormais, l’aventure est terminée et je n’écrirai jamais plus. » Il ne me resterait alors que le silence comme un poème, une pensée suprême. S’éloigner, quand l’heure sonnera, quitter les hommes, mes âpres frères, mes possibles amis, calme et serein, délesté de tous les livres, libre. Vers le Jardin de lumière qui habitait mes rêves d’enfant, qui creuse encore nos regards quand vient la solitude du soir.
Je crois que tout homme qui écrit devrait se poser au moins une fois la question : « Pourquoi écrire ? » « Nul n’est jamais tenu d’écrire un livre » disait Bergson tandis qu’un proverbe chinois affirme que « La vie d’un homme est réussie quand il a écrit un livre ». J’aimerais pour ma part être un humble témoin d’un humanisme de l’infini, être un poète du cœur, de l’esprit et du mystère, laisser sur le sable des jours l’empreinte d’un signe de douce lumière.
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Langage
Tour
de néant et signe de lumière,
La promesse s'est écrite au
désert
Langages d'exil, langage d'éclair
Murmurer encore
dans le bruit,
Ciel et terre, souffle de brise,
Profondeurs du
cœur, trace d'un ami.
In Liturgie (La Grande Ourse) - © Éditions de l'Atlantique, 2009, p.11
Bibliographie
-
Racines © Maison rhodanienne de poésie, 1995
- Récits I © Maison rhodanienne de poésie, 1997
- Source,Prix de l'édition Poésie sur Seine, 1997
- La Porte du jour I © Gerbert, 1999
- Récits 2 © Fondamente / Multiples 2001
- La Porte du jour 2 © La Bartavelle, 2001
- Un soir d'exil © Encres Vives, 2003
- Récits 3 © Fondamente /Multiples, 2005, Grand Prix Ville de La Baule
- Palimpseste © Les Amis de Thalie, 2005
- Recueillement © Le Petit Pavé, collection Le Semainier, 2005
- Sonatine © Le Poémier de plein vent, 2006
- Poèmes bilingues 1 Poèmes hébreu/ français Poèmes grec/ français - Prix de l'édition Littérales de poésie 2007
- Voyage 1, 1992-1999, © L'Epi de seigle, 2008
- La Porte du Jour 3 (1995-1997), © Interventions à Haute Voix, 2008
- Liturgie (La Grande Ourse) (1988-1989), © Éditions de l'Atlantique, 2009
- Contrepoints (1998-1999), © Multiples / Fondamente, 2009.
- Au temps du mystère… Poèmes bilingues 2 (2003-2009), © Éditions de l'Atlantique, 2011
- Feuillages , © Jacques André, 2012
- Regain - Traduction de poèmes de Rachel - © Arfuyen, 2006
- Les Pensées de Pascal, une interprétation de l'Ecriture - © Kimé, 2003
- Vers une pensée biblique - © Ovadia, 2010
- Bible, sagesse et philosophie - © Ovadia, 2012
Internet
-
Un article sur le site clairiere.net
- Des textes sur temporel.fr
- Une recension de Feuillages par Roland Nadaus
- Bernard Grasset, Au temps du mystère..., un article sur Recours au poème
- Deux articles sur le site de l'Association des écrivains croyants d'expression française
Contribution de PPierre Kobel
Un entretien convaincant. Merci à Bernard Grasset pour ces confidences en poésie d'une grande richesse.
Rédigé par : Geneiève Roch | 23 janvier 2013 à 10:52