Normalement, Louis Calaferte était promis à devenir pensionnaire à vie dans une cage pour délinquants et c’est par miracle que son destin a complètement bifurqué, au point de faire de lui, à son époque, un écrivain à succès.
Né en 1928 en Italie, il immigre avec sa famille dans les années 1930 dans la région lyonnaise. Ses parents, l’un et l’autre alcooliques s’entre-tuent chaque soir, sous les yeux de leur marmaille, et ainsi que l’indique le poète dans Partage des vivants :
[…]«.Nous vivions dans la fange. Nous drainions en nous la fange énorme et collante de plusieurs générations de soûlards et de criminels qui nous avaient engendrés par l'intermédiaire du ventre de leur femme. Nous n'avions ouvert que de rares livres scolaires auxquels nous n'avions pas compris grand'chose, et pourtant, nous allions découvrir, seuls, une nuit, dans cette chambre, ce que pouvait être la poésie.
Très jeunes, nous avions eu l'accoutumance à la cruauté et au sang versé. À huit ans ou neuf ans, nous savions les premières techniques du vol, et peu après, le goût grisant du danger recherché. Sur le ciment de notre cabane, sur la zone, nous avions laissé mon père et ma mère évanouis, le vieux Calaferte gigotant encore dans le sang qui lui coulait de la tête, et pourtant il y eut cette nuit exceptionnelle, enchantée, que nous passâmes debout, les yeux levés vers une étoile clignotante et verte... Le temps a passé, et mal passé, et pourtant je conserve au plus précieux de moi-même le joyau de cette nuit merveilleuse que nous avons faite, malgré la terreur qui nous fracassait, car le lendemain nous devions quitter cette chambre que nous ne pouvions plus payer. » […]
In Partage des vivants © Le club français du livre, 1957, p.117/118
Après un passage éclair dans une école, il trouve, à treize ans, un emploi dans un abattoir de la ville comme laveur de sang, puis dans une usine de piles électriques remplie de vapeurs corrosives.
Et c’est là que le destin, qui est parfois favorable, va se pencher sur lui, en la personne d’un médecin appelé Martin, qui, indigné par les conditions indignes dans lesquelles cet enfant est condamné à travailler, le recueille, lui trouve un travail honnête , et surtout lui donne enfin le goût de lire, de s’instruire et d’écrire.
L’année 1957 marque le début de sa collaboration comme producteur-animateur avec l’ORTF de Lyon qui durera dix-sept ans.
Il entreprend, par ailleurs, de raconter sa vie dans un premier roman autobiographique, intitulé Requiem des innocents, qu’il envoie, à tout hasard, à Joseph Kessel. Celui-ci, intéressé, et c’est le second signe du destin, le transmet à René Julliard qui le publiera en 1952, avec un grand succès populaire. Dès lors, Calaferte va surfer sur ce succès et enchaîner romans, nouvelles, essais, pièces de théâtre et recueils de poésie.
Dans un autre de ses romans, Septentrion, il donne libre cours, dans un style torrentueux et en prose poétique à des souvenirs échevelés de jeunesse marqués par la faim, l’obsession du sexe et de tout ce qui tourne autour. Ce roman d’abord interdit en 1963 par le ministère de l’intérieur pour pornographie, et sans doute aussi pour son caractère libertaire, fut finalement publié par Denoël en 1984.
«[…]La clarté cuivre du dernier hâle de soleil flotte comme une membrane translucide sur le ciel pur...Douceur émolliente de l'air brûlé. Les rues sentent le goudron, le métal, la pierre chaude. Foule lente sur les trottoirs. Comme atteinte d'une nonchalance bienfaisante.On sent les femmes nues, craquantes de chaleur sous la légèreté des robes qu'un souffle d'air replie entre leurs cuisses. Les feuilles des arbres sont d'un vert glacé. Sans cette cohue de bagnoles qui confine au délire, on pourrait presque se croire en paix. Régal que de se sentir bien d'aplomb sur ses jambes, pressé par rien, flânant devant l'exposition astucieuse des vitrines. Se laisser pénétrer par la tiédeur du soir qui se prépare. Le ciel est splendide. À peine velouté de rosé. La ville s'éteint par degrés. Encore remplie de soleil. Pourquoi faut-il que le fric vienne se mettre en travers d'une soirée comme celle-ci ! Une preuve de plus que c'est une invention qui n'a rien à voir avec la nature des choses où nous évoluons par la volonté du Très-Haut, j'en jurerais.[…] »
In Septentrion © Folio 2011, p.352/353
En 1973, une de ses pièces de théâtre mise en scène par Jean-Pierre Miquel, est jouée avec succès au Petit Odéon. Son œuvre théâtrale sera ensuite jouée dans plusieurs pays en Europe et au Japon.
Il reçoit en 1992 le Grand Prix National des Lettres, hochet que cet esprit libre accueille avec un certain scepticisme.
Il était malade et vivra retiré dans la campagne dijonnaise, entouré de sa femme et de ses animaux de compagnie, jusqu’à son décès en 1994.
8
Des
croquenots d'azur
Ça flambe
immensément
et dissèque des
cathédrales les fémurs
irisés
Bégaiements
crachats d'or
et de pourpre, veines sanguinaires
goélettes valsées
corps
convulsionnaires
Varlopes les vents d'août, chevelure
versée
sataniques, balisent l'organdi de
murs
impalpables
Mêlant
muscades crevassées
à leurs
chevauchements
des tigres pulmonaires
Et les âmes ont des
fragrances insensées !
In Rag-time, suivi de Londoniennes et de Poèmes ébouillantés, © Poésie/Gallimard 1996, p 21
****
9
Ô
papillotes éphémères
de quelque carnaval blasé
Si
j'avais su j'aurais osé
Qui emporte nos destinées ?
Après
tant de jours de mois et d'années
Quel enfant étais-je, ma mère
?
J'aimais la peine douce-amère
des soirs d'hiver
ankylosés
et le calme des maisonnées
Qui emporte nos
destinées ?
Après tant de jours de mois et d'années
Quel
enfant étais-je, ma mère ?
Mon désespoir vous énumère
Ô
antans volatilisés
Si j'avais su j'aurais osé
Songeons à
d'autres randonnées
Qui emporte nos destinées ?
Après
tant de jours de mois et d'années
II faut bien en finir, ma
mère...
Ibid p 22
****
19
C'était
un âge de frivoles innocentes
de lavoirs aux bras nus
de
jeunes filles roses
de matins à facteurs
d'anges dans les
missels
et de molles poupées
assises sur les lits
Vous
ai-je assez connus
temps que je recompose
sans croire à mes
labeurs ?
Gisent les carrousels
des heures dissipées
au
cœur de qui me lit
C'était un âge de pelouses
mûrissantes
Qui le savait alors
si quelqu'un le savait ?
Ibid p 38
****
20
Où
étaient ces fraîches cuisines
au carrelage rouge et blanc
avec
une odeur de résine
et un chat couché sur le flanc
II y
venait quelque voisine...
Il a fait froid
depuis
gamin
II
a fait froid
et puis
ce n'est pas le chemin
les nuits
et
leur octroi
d'hiver
peu à peu ont tout recouvert
Les
souvenirs sont de guingois
comme dans un vieux parchemin
II a
fait froid
et puis
ce n'est pas le chemin
Cerfs-volants de
couleur je revois vos cortèges
giflant des cieux saphir
Avant
que de mourir
rallumez vos arpèges
Il a fait froid
Depuis
Et puis ?
Rallumez-moi ces neiges !
Ibid p 39
****
26
On
ne refera plus les sapins aussi verts
ma sœur
Ni les cieux
aussi cieux, ni les aubes si frêles
ni les goudrons fondants des
routes de l'été
ni les canons de bronze aux jambes des enfants
sur la grand-place,
à l'ombre insigne des vieux morts
d'autres
guerres
Ma foi
on ne refera plus la gaieté d'autrefois
ma
sœur
je n'y crois guère
Pas plus qu'aux longs comas de nos
douillets hivers
mon cœur
ni aux calmes maisons avec leurs
demoiselles
roses pour vous servir une tasse de thé
les seins
jeunes dessous des corsages bouffants
De tout cela qui a
été
ma sœur
Les rivières de nos pieds nus, et les cris
d'or
au loin, des fiers couchants
qui s'en souvient encore ?
On
ne refera plus ton ancienne candeur
mon cœur
Les oiseaux sont
allés ailleurs
Les enfants et les demoiselles
Les grisons de
l’été, l’hiver qui s’échevelle
Ailleurs…
Vois
l’oubli mon cœur
Mon cœur voici la mort
Ibid p 49/50
****
îles
9
Halte
voici
les rives étrangères
Drapé
dolent d'amples tentures
pays vêtu de noirs lauriers
voici
l'ardeur de l'héliotrope
la voici sise au sein du jour assemblé
sur ses baïonnettes
pays savant à toute école
pays pays
d'impertinences inféodé à la lumière
halte !
voici la
grasse olive
l'écaille close du poisson
pays de la lanterne
sourde
et gaine
flot
de ta morsure
le pavois de ce
minaret
pays pays comme l'arène
bouté dans la lucide instance
et tous les sangs à le nourrir
et tous les sangs à
l'engraisser
voici les spasmes des concerts
cavaliers agressant
la berge ivres morts dans le midi vrai
pays pays d'argile
bleue
souple articulation du songe
voici nocturnes les synodes
des vanilles exacerbées
voici les épouses lunaires
pays de la
délectation immense
et me voici
grand page
à conduire tes
rois
Ibid p 72/73
****
Les robes descendaient le grand
escalier blanc
Femmes de majesté femmes de notre caste
Instant
d'avant midi où elles nous apparaissaient
régentes des
appartements prohibés
à nous autres enfants saturés de bleuures
et le corps las et
les yeux grands avec des appétits
carnivores
qui revenions des épopées de mer
C'étaient de
longs vaisseaux debout pour la parade
nos parentes
nos sœurs
nos aimées désuètes
Ô ! femmes souveraines
Ibid p 84
****
Îles!
nous
relirons les pages oubliées que vous fîtes écrire en
lettres
d'océan par des sages à barbes
et nous les apprendrons aux
jeunes voyageurs
lorsque les mers échues dicteront nos naufrages
ibid p 85
****
13
Civilités
tendres des femmes
Quelle était celle d'entre vous femme
d'âge
et grande
et mince
et silencieuse tout le jour
aux quiets enveloppements
à la fine pâleur
ce long ce lent visage d'autrefois
d'une
interne clarté
quelle était celle d'entre vous si grande et sans
mot dire qui
m'emmenait par le jardin aux roses ?
Diaphane
quelle
était celle d'entre vous qui me chantait la chanson
triste des
oiseaux séparés ?
je n'en pouvais tenir mes larmes
Qui avait
cette voix si rare ?
Ibid p 87
****
Temps mort
Caillou
rouge
un bouillon
une écume
une averse
II tangue des
minuits bleus comme
des matrices
un envol
un froid
sourd
Quelle liesse en vous Que vous fûtes cruelles
roses
des lents jardins
mes gifles
mes canons
mes orgasmes
mes
crânes
Latentes tragédiennes
mes louves
mes crépons
mes
ongles
mes encens
J'ai bu J'ai bu
Je bois
ces
laitances de mort
Je m'ivre à vos maigreurs
sereines
cantatrices
mes couvents
mes fourrures
mes folles
mes
courroux
Roses
harpons de chair
mes pépites de soie
Une
fugue
Un fracas
La longue nuit de gel se brise sur ma
tempe
On s'y perdait partout...
Que vous fûtes
lascives
outrages à midi
mes dragons
mes drapeaux
mes
vierges
mes indiennes
Voici, la vague vient
la vague de
si loin venue
À plus tard ou jamais mes enfances déçues
Ibid p 95/96
Les poèmes d’amour regroupés sous le titre Londoniennes et publiés initialement en 1985, sans que l’on sache exactement quelle en est la part autobiographique ou de fiction,(sa biographie, sauf erreur, est muette à propos d’un éventuel séjour en Angleterre…) mettent en scène une toute jeune fille rousse appelée Nancy et se distinguent par leur retenue, parfois nostalgique, contrastant avec le style cru des proses chevauchantes de ses romans.
Nancy
qui
était si petite
si frêle entre mes bras
là-bas
dans la
chambre aux saveurs des noirs embruns de mer
Nancy
avec
ton regard vert
tes petits cheveux de chien fou
vaguement roux
et qui croyait encore aux choses interdites
Nancy
que
ma mémoire emporte
et que je ne reverrai pas
le destin nous
ferme ses portes
Tu
étais de Dundee
n'est-ce pas
Ibid p 110
****
Nos
restaurants à prix modestes
ou nos soirées au cinéma
ma
collégienne
J'aimais ton allure et tes gestes
tes cheveux
courts ton embarras
et tes joues pleines
Que tu fasses
l'enfant qu'on gronde
et qui dans son coin sans un mot
a de la
peine
Que tu veuilles expliquer le monde
et le refaire in
extenso
en souveraine
Je t'aimais à la fois comme femme et
enfant
pelotonnée sur mon épaule
avec des rires agaçants
et
des petits regards de jeune chat qui miaule
J'aimais que les
gens nous regardent
Endors-toi
endors-toi
je te
garde
J'étais comme un peu fou de toi
Ibid p 114/115
****
J'étais
la veille à Newhaven
kiss me kiss me
avant tes yeux de
cyclamen
kiss me kiss me
Tu es rousse comme un matou
mais
tu me dis que tu es blonde
avec tes yeux de cyclamen
tes airs
canailles de voyou
je croyais que tu savais tout
et c'est moi
qui te dévergonde
mon amoureuse londonienne
Kiss me kiss
me
notre folie est si ancienne
que nous n'en verrons pas le
bout
thank you
Ibid p 122
****
Je
m'y entends bien peu dans la livre sterling
mais j'aime l'air
d'ici
mais j'aime l'air d'ici
où plus qu'ailleurs les jours
sont longs
comme pour vivre à reculons
Five o'clock et
pour toi j'aime le plum-pudding
j'aime ton air aussi
j'aime ton
air aussi
Pope vécut ici
Darling
Ibid p 123
****
Pendant
que j'allumais une autre cigarette
tu as quitté tes bas
assise
au bord du lit
et maintenant tu n'oses pas
dans cette chambre
où nous n'avons jamais dormi
lever les yeux sur moi
C'est
soudain comme si le temps meurt ou s'arrête
un long alinéa
je
m'approche du lit
et viens te prendre entre mes bras
dans cette
douceur triste et qui nous engourdit
j'ai aussi peur que toi
II
y a au-dehors des rumeurs vagabondes
nous ne nous en irons que
pour un autre monde
À Londres c'est l'automne il est presque
minuit
Ibid p 131
****
Ce n'est pas faute d'en parler
mais
nous ne sommes pas allés
en ces dimanches du mois d'août
avec
sa plage de galets
à Brighton où il fait si doux
Dans les
brumes du lit tes sables sont soyeux
je me laisse endormir au flot
de tes écumes
dans tes fonds aux varechs que le plaisir
consume
ici la mer est dans tes yeux
Nous n'avons jamais su
partir
Ibid p 192
****
En 1996, Guillemette, l’épouse de Calaferte a fait don à la Bibliothèque de Lyon de l’intégralité des manuscrits et correspondances de son époux, comprenant une centaine d’ouvrages, romans, récits, essais, carnets, théâtre, et poésie.
Une œuvre essentiellement autobiographique et un écrivain qui a su transformer, grâce à son talent et à la chance , une vie glauque promise à un avenir bouché en un monument littéraire et poétique.
Bibliographie poétique et sélective
-
Rag-time ©,Denoël. 1972
-
Paraphe © Denoël 1974
-
Londoniennes, couverture de Jacques Truphémus., © Le Tout sur le Tout, Paris1985.
-
Nuit Close. © Éd. Fourbis, Paris. 1988.
-
Haikai du jardin. © L'Arpenteur-Gallimard. 1991
-
Rag-time, suivi de Londoniennes et de Poèmes ébouillantés, © Poésie/Gallimard 1996
Internet
-
Wikipedia, biobibliographie
-
Un article sur La mécanique des femmes
-
Le fonds Louis Calaferte et quelques citations du poète.
-
Un entretien vidéo avec le poète
Contribution de Jean Gédéon
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