En mai 1898, le quotidien bernois Der Bund, présente six poèmes d’un jeune débutant que le rédacteur littéraire du journal décrit ainsi «Un employé de commerce de vingt ans, R. W., de Zurich, devenu commis dès l'âge de quatorze ans, sans pouvoir suivre aucune formation régulière, a envoyé récemment à l'éditeur de ce journal un cahier contenant une quarantaine de poèmes lyriques ; pendant la lecture, il s'est senti «incroyablement attiré par un ton vraiment nouveau».(In postface de Jochen Greven)
Cette publication aura des suites : le jeune auteur, timide, un peu fruste et mal armé pour les ronds de jambes dans les salons littéraires, suscite, malgré tout, l'intérêt des connaisseurs qui décèlent en lui les signes d’un génie poétique. Un an plus tard, en août 1899, il publie plusieurs de ses textes en revue et notamment dans la célèbre revue littéraire de Munich, Die Insel .
Il faut, bien sûr, à propos de ces premiers poèmes, faire, aujourd’hui, la part du manque d’expérience et d’une certaine naïveté juvénile, où se mêlent euphorie, et mélancolie.
Voici quelques-uns des textes du débutant :
Au bureau
La
lune jette sur nous un regard,
me voit, pauvre commis,
dépérir
sous l’œil sévère
de mon patron.
Je me gratte, confus, le
cou.
Jamais je n'ai connu dans la vie
de soleil durable.
Le
manque est mon destin ;
et devoir me gratter le cou
sous l’œil
du patron.
La lune est la plaie de la nuit,
les étoiles
sont des gouttes de sang.
Même éloigné du bonheur florissant,
à
la modestie du moins je suis réduit.
La lune est la plaie de la
nuit.
In Poèmes, trad. Marion Graf, postface Jochen Graven © Editions Zoé 2008 p.7
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Soir (I)
Jaune-noir
devant moi dans la neige luit
un chemin qui se perd sous les
arbres.
C'est le soir, et lourd
est l'air imbibé de
couleurs.
Les arbres sous lesquels je marche
ont des
branches comme des mains d'enfants;
elles implorent sans fin,
si
douces, quand je suspens mon pas.
Jardins et haies au
loin
brûlent dans un obscur fouillis,
et le ciel embrasé
voit, figé de peur,
les mains d'enfants qui se lèvent.
ibid p.9
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Plus loin
Je
voulais m'arrêter,
ça m'emporta plus loin,
le long des
arbres noirs,
et sous ces arbres noirs
je voulais m'arrêter,
ça
m'emporta plus loin,
le long de prairies vertes,
au bord des
prairies vertes
je voulais juste m'arrêter,
ça m'emporta plus
loin,
vers de pauvres masures,
près d'une des masures ,
je
voudrais m'arrêter,
regarder sa misère
et la lente fumée
qui
monte, je voudrais
m'arrêter là, longtemps.
Je le dis, me mis
à rire,
le vert des prés se mit à rire,
la fumée qui
montait, fumignon, souriait,
ça m'emporta plus loin.
Ibid p. 15
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Et s'en fut
II
agita, discret, son chapeau
et s'en fut, dit-on du voyageur.
Il
arracha les feuilles de l'arbre
et s'en fut, dit-on du rude
automne.
Elle répartit en riant ses faveurs
et s'en fut,
dit-on de sa Majesté.
Elle frappa de nuit à la porte
et s'en
fut, dit-on de la douleur.
Il montra son cœur en pleurant
et
s'en fut, dit-on du pauvre homme.
Ibid p. 25
****
Amour
Je
suis l'enfant chéri de moi-même.
Je suis celui qui me hait et
qui m'aime.
Ah, nul amour jamais ne pourra
me comprendre aussi
bien que moi-même.
Souvent, quand seul pendant des heures
j'étais
couché, plongé en moi-même,
j'étais ma nuit, j'étais mon
jour,
j'étais mon tourment et ma joie.
Je suis le soleil qui
me réchauffe.
Je suis le cœur qui m'aime tant,
lui qui se
donne et s'abandonne,
et pour son enfant chéri se chagrine.
Ibid p.33
En 1909, il publie un recueil, illustré d’estampes de son frère Karl, en tirage luxueux, limité à trois cents exemplaires, qui sera réédité en 1919 par son éditeur berlinois dans une édition moins onéreuse.
À cette époque, il vit en solitaire à Berlin et se débrouille pour vivre tant bien que mal en faisant de petits boulots alimentaires, et c’est aussi à ce moment qu’il abandonne la poésie pour écrire de la prose, en textes généralement courts :
Une rue de grande ville
Certaines rues du cœur de la vieille ville sont étrangement abandonnées; une cathédrale dans sa vénérable splendeur ou une morne caserne ou un vieux château accentuent encore cette impression de silence et de solitude. Dans l'ambiance bourgeoise et la pâle lumière des brasseries, quelques convives du soir sont assis à des tables et lisent le journal; le garçon de café est là, désœuvré, le torchon sous le bras. Quelques rues plus loin, dans un autre quartier, les gens se hâtent en se côtoyant et en se suivant de près, personne, semble-t-il, ne les poursuit ni d'ailleurs ne les attire. Tous ces gens vont vers des lieux semblables et viennent des mêmes lieux et se tiennent tous dans une espèce de réserve admirable. Les arbres sont d'un vert étrange, pas comme dans d'autres villes. Un paisible cimetière de l'ancien temps borde une des rues les plus animées de la ville où, sur des pavé cahoteux, roulent sans cesse des fiacres, des charrettes et des omnibus. Dans les brasseries, on remplit des chopes de bière sans relâche et il se trouve des buveurs et des clients pour tous ces verres qui se vident au fur et à mesure. Les chefs de ces lieux de divertissement se comportent comme des officiers sur un champ de bataille, mais on voit les officiers passer sans bruit, calmes, posés et modestes, comme s'ils en avaient plus qu'assez depuis longtemps de montrer leur mordant, ce qui est certainement le cas de temps à autre. En passant d'un trottoir à l'autre, on doit veiller à ne pas se faire écraser, mais cette prudence est imperceptible, elle est devenue une habitude. Comme cette grande ville entrave et dévore les élans humains. Les gens qui habitent le nord n'ont peut-être pas vu depuis un an les quartiers élégants et lumineux de l'ouest de la ville, et on ne voit pas ce qui pourrait inciter une habitante des quartiers ouest à se rendre du côté de la gare de Silésie si une circonstance particulière ne l'y oblige pas.
in Une rue de grande ville. Retour dans la neige. Traduit de l'allemand par Golnaz Houchidar. © Le Seuil Points p11.
Puis dans les années 1924, il alterne proses et poésie, avec des périodes de traversées du désert suivies d’intense activité littéraire qui trouve son débouché dans les principaux quotidiens suisses et allemands, et dans diverses revues.
À partir de 1918, il avait pris l’habitude de noter, d’une écriture minuscule et au crayon, ses textes de premier jet sur des papiers volants, qu’il reprenait ensuite pour les corriger, puis éventuellement les recopier au propre à la plume. En somme, une méthode bien connue de ceux qui essaient, aujourd’hui, d’écrire des textes avec sérieux.
Comment j'ai vu tomber une feuille
Si
je ne m'étais pas retourné vers
les rameaux en partie déjà
nus,
alors la vue
de la feuille
tombant lentement
dorée, issue
de l'été
profus
m'eût échappé. Cette chose
belle, je ne
l'aurais pas vue, et cette chose douce,
apaisante et
ravissante,
raffermissante pour l'âme, ne l'aurais pas éprouvée.
Regarde
souvent en arrière s'il
t'importe de rester
toi-même.
Regarder en avant ne suffit pas.
Ils n'ont pas tout
vu, ceux qui n'ont pas regardé autour d'eux.
Ibid p. 49
****
Dans la forêt
Comme
d'un portail les barreaux,
les sapins se dressent très haut.
Qu'y
a-t-il à voir dans la forêt,
sinon des arbres élancés ?
Le
jour s'écoule, la nuit tombe.
Avant qu'il ne fasse sombre,
je
me rends sous les sapins
puis je m'en vais, discrètement.
Où
me conduit mon étoile,
parfois, je voudrais le savoir,
mais il
est beau, sous des arbres élancés,
de pouvoir agréablement
rêver.
Ibid p.57
****
La vie quotidienne
Les
humains apprirent à se modérer
c'est pourquoi on les nomma
médiocres.
Ils allaient déjeuner à midi,
remplissaient,
satisfaits, leur devoir,
dormaient la nuit de bon cœur dans leurs
jolis
lits, et le lendemain vivaient
le même cours bien
ordonné des
choses et les chemins de fer s'élançaient
avec
une vélocité d'airain sur des rails
qui reluisaient bleutés
dans le soleil, vers les
lointains, pour atteindre telle
ou
telle contrée selon l'horaire.
Filles et garçons s'aimaient
mécaniquement,
mari et femme essayaient de se ressaisir;
les
bambins sautillaient sagement à l'école,
et les banques
publiaient chaque année
les relevés de leurs bénéfices
nets.
Pour éviter, à l'étourdie, de prendre feu,
je me
maîtrisai moi aussi toujours mieux.
Ibid p. 63
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Le sonnet du pénitencier
Ici,
où noblement on pesait chaque geste,
où des formulations
parfaites d'élégance
exhortaient les solliciteurs à la
patience,
où dans l'éclat et la somptuosité des fêtes
plus
d'un cœur frémissait sous la soie de la veste
et dames et
messieurs au délicat maintien
très distingué se promenaient
dans le jardin,
où de tout le pays la plus haute et
sélecte
société se donnait des allures
sensibles, où
reluisaient poignées et serrures
inspirant le respect, où des
carrosses attelés
de quatre chevaux au nez du peuple
filaient,
ici même on peut voir aujourd'hui, enfermés,
ceux
qu'il ne faut pas toucher, on nous en adjure.
Ibid p.67
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Le Philistin
Quoi
? tu enfourches Pégase
et, frivole, oses t'en vanter ?
Sais-tu
qu'il faut avoir au moins les bases
d'un palais avant de chanter
?
Deviens tout d'abord millionnaire,
c'est là ce que pour
moi je voudrais négocier;
car l'écriture, pénible affaire,
ne
peut que pas à pas se cheviller.
Tire plutôt sur ton
mégot,
tu en auras quelque plaisir,
au lieu de finir
mendigot
dans les lacets de la poésie.
ibid p.73
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Le sonnet des griffes
Elle
aussi voit la neige lourde, mouillée, qui tombe,
celle qui est si
chère : voilà ce que je sais,
et avec moi tous ceux qui étaient
ses alliés;
entendez-vous le garçon crier à fendre l'âme
?
Jamais à deux ils ne marchèrent dans la lumière du soir
;
lourdement, elles descendent, les grandes masses
mouillées;
elles l'ont tiré par ses cheveux dorés;
le frère
lai chantait les longues litanies.
Celle qui est si chère
regarde cette chute.
Que ne tomba-t-il pas de haut, déjà, depuis
Adam ?
Pourquoi ne pas se faire souffrir, aussi ?
Par des
halles désertes, rougies, ensanglantées,
je la vois qui s'en va,
marchant griffes sorties,
celle qui est si chère, qui s'éloigne
en silence.
Ibid p.83
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La sincérité est banale
La
sincérité est banale,
la vérité n'a jamais rassasié
personne.
Je ne change rien au monde
en parlant de le
changer.
Voilà pourquoi il me faut mettre en joie
quand je
parle, être drôle
et affable, et fatigué la nuit et
serein
le matin,
malheureux et heureux,
prendre sur moi et rejeter
le
fardeau de la vie, le doré,
me soumettre et résister,
regarder
de près, de loin, et autant que possible,
être.
ibid p. 97
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Je me balance de vos sentences
Je
me balance
de vos sentences.
Tant qu'en conscience
je puis
dévorer ma pitance,
je n'ai pas besoin d'allégeance
à vos
pâles jactances
creuses. Accroître la sapience
je le peux par
moi-même. La finance
depuis toujours régit le monde.
Il se
fera bien tondre
celui qui à lui-même ne se sait pas
correspondre.
Et la pédanterie
n'est qu'une vilaine manie
:
j'ai dit.
Ibid p.101
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Esclaves aux lèvres d'amour violettes
Ses
esclaves aux lèvres d'amour violettes
il les jetait en pâture
aux serpents,
si là, je n'en perds pas l'entendement,
que plus
jamais de liqueurs ne sirote.
Les gens d'esprit, du haut des
falaises il les jette,
c'est qu'il était un monstre, un
dément,
qui complotait contre lui secrètement
comptait déjà
au nombre des squelettes.
De ces atroces fantaisies, presque
figé d'horreur,
dans son cirque taillé dans la pierre,
je me
trouvai le spectateur.
Il mit le feu en plusieurs points de la
ville éternelle,
et quand elle brûla, jugea tout naturel
d'en
accuser les intellectuels.
Ibid p.111
En 1929, dépressif, il entre dans la clinique psychiatrique de la Waldau à Berne, où il poursuit son travail littéraire qu’il cessera définitivement d’exercer en 1933 après avoir été transféré contre son gré dans la clinique d’Herisau, où il séjournera pendant une vingtaine d’années.
En 1956, à Noël, il en sort pour faire une promenade dans la neige, marche compulsivement jusqu’à l’épuisement, glisse, tombe et meurt.
R. Walser, auteur d’une grande facilité d’écriture, et d’une œuvre très féconde qu’on est loin d’avoir entièrement explorée, aura fait preuve durant toute sa vie, plus ou moins cabossée, d’une entière indépendance d’esprit, sans se préoccuper des courants académiques officiels.
À la fin de la postface très documentée jointe aux textes du recueil cité plus haut, J.Greven explique que (…) dans les poèmes publiés, dans ceux qui ont été recopiés à la plume ou dans ceux qui nous sont parvenus uniquement au crayon, c'est de toute évidence le même Robert Walser qui nous parle, pour nous placer devant les mêmes énigmes. Dans son ensemble, cette troisième étape poétique est singulière et provocante à un degré rarement égalé dans la littérature allemande moderne. À commencer par les motifs et la matière même des poèmes : des papotages désinvoltes sur des banalités quotidiennes voisinent avec des confessions ou une introspection dont l'acuité émeut et bouleverse, des
commentaires malicieux glosant la vie culturelle côtoient des pièces plus profondes, à la signification cryptée ou symbolique malaisée à comprendre, et parfois, des éléments presque incompatibles sont agglutinés de force dans le même poème. Sur le plan formel, Walser fait un usage délibérément arbitraire des conventions et des procédés lyriques. Il semble se moquer des attentes que les lecteurs peuvent avoir par rapport au grand lyrisme, et dans une intention visiblement parodique, il en adopte les normes jusqu'à l'absurde, avec des rimes saugrenues ou humoristiquement plates, des vers boiteux, des inversions grammaticales aléatoires et des syllabes hâtivement élidées. Puis soudain, il place quelques sonnets très graves et d'une forme impeccable, ou parfois des poèmes non rimés, au rythme libéré, que même le lecteur le plus strictement traditionaliste ne peut que qualifier de beaux.
Qu'est-ce qui incita Walser à se présenter d'une façon aussi contradictoire, au risque, vu la position marginale qui était la sienne dans le monde littéraire, de se couvrir de ridicule? Il ne faudrait en aucun cas en accuser un quelconque manque de sûreté, ou imaginer une diminution de sa force créatrice pour des motifs pathologiques. Walser connaissait les conventions, il savait ce qu'il faisait quand il les enfreignait, mais il persévérait obstinément sur sa voie indépendante, farouchement attaché à sa liberté d'expérimenter. Pas question pour lui de regagner les chemins battus de la haute tradition, pas question non plus de renouer avec les références stylistique de ses propres débuts littéraires, entre temps, beaucoup trop de choses chez lui et dans le monde avaient changé. (…) In postface de J. Greven
Bibliographie
-
Poèmes © Editions Zoé, 2008
Internet
-
Sur ecrivains-voyageurs.net, une description de plusieurs livres de l’auteur
-
Sur larevuedesressources.org, un commentaire sur la vie de R. Walser
-
Sur francopolis.net, des commentaires sur la personnalité ambivalente du poète
-
Sur wikipedia, une biobibliographie complète
-
Sur babelio, une biobibliographie
Contribution de Jean Gédéon
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