Stéphane Hessel est décédé dans la nuit du 26 au 27 février 2013 à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.
Né en Allemagne, il a été naturalisé français en 1937. Normalien, résistant dans les forces françaises libres, déporté à Buchenwald, diplomate auprès des Nations unies, il était homme de gauche, proche de Mendès-France et de Michel Rocard.
Il s’est fait récemment connaître du grand public pour ses prises de position concernant les droits de l’homme, le problème des « sans-papiers » et le conflit israélo-palestinien, ainsi que pour son manifeste Indignez-vous !, paru en 2010, qui a connu un succès planétaire. Ce petit opuscule. qui, sans doute, a satisfait un besoin latent dans l’esprit de ses lecteurs n’est pas un baril de poudre, mais essaie seulement de ranimer leur esprit critique face à des médias trop souvent enclins à manipuler l’opinion dans le sens du pouvoir en place et d’un système économique dont le seul et unique moteur est l’argent.
William Blake
Je
suis debout au bord de la plage
Un voilier passe dans la brise du
matin
Et part vers l'océan, il est la beauté .... il est la vie
...
Je le regarde jusqu'à ce qu'il disparaisse à
l'horizon
Quelqu'un, à mon côté, dit : "il est
parti"
Parti ? Vers où ? Parti de mon regard c'est tout
!
Son mât est toujours aussi haut,
Sa coque a toujours la
force de porter sa charge humaine
Sa disparition totale de ma vue
est en moi, pas en lui ...
Et juste au moment où quelqu'un,
près de moi, dit : "il est parti"
Il en est d'autres
qui, le voyant poindre à l'horizon
Et venir vers eux, s'exclament
avec joie : "le voilà"
C'est cela la mort.
Contribution de Jean Gédéon
*****
J'ajouterai à ce qu'écrit Jean Gédéon un commentaire et une anecdote.
Certains mauvais esprits, barons installés de la politique et qui vivent de ses prébendes sans aucune vergogne, ont moqué l'indignation de Hessel en prétendant que ce n'était pas un programme. Certes, pour ces habitués d'un système dont ils se croient les propriétaires et dont ils manipulent les arcanes pour le seul profit de leur caste. Le « programme » de Stéphane Hessel était d'une autre trempe qui vaut bien au-delà des petits cercles viciés et partisans. Il tenait à l'intelligence, à l'esprit critique ainsi que le rappelle J.Gédéon et au besoin d'espérer, à la force de l'espérance, fût-elle celle de l'utopie. En cela, il s'accorde à la parole poétique dans ce qu'elle a d'inventif, d'imaginatif, dans ce qu'elle projette de l'avenir, dans ce qu'elle aide à penser. N'en déplaise à ceux qui diffusent sur tous les médias un discours étroit et réducteur, qui tirent l'esprit vers le bas pour mieux asseoir leurs féodalités.
Pour l'anecdote, elle tient à la poésie. Il y a quelques années, je ne connaissais que le nom de Stéphane Hessel sans bien savoir qui il était. Au cours d'un trajet nocturne, en voiture, dans Paris, je l'ai entendu dans une émission dont il était l'invité et j'ai découvert sa passion pour la poésie, comment il profitait de toute occasion pour en dire, l'imposant peut-être, avec malice, à des personnes qui n'en avaient cure, et quel poids il accordait à la langue poétique. Ce soir là, alors qu'il savait par cœur, des dizaines de textes, il raconta comment il était en train d'apprendre la Deuxième élégie de Duino de Rainer Maria Rilke.
Qu'on la lise en sa mémoire pour ne pas l'oublier.
Deuxième Élégie
Tout
ange est terrible.
Pourtant, - malheur à moi - fatals oiseaux de
mon âme,
je vous invoque sachant qui vous êtes.
Où sont les
jours de Tobie ?
Quand l'un des plus resplendissants parmi vous se
tenant
devant l'humble porte de la maison,
à peine habillé
pour le voyage, n'inspirait plus d'effroi ;
(adolescent au regard
plein de curiosité).
Si maintenant l'archange, le terrible,
d'au-delà des étoiles,
d'un seul pas de nous s'approchait,
un
trop grand battement de notre cœur nous anéantirait.
Qui
êtes-vous ?
Accomplis avant l'heure, vous
enfants gâtés
de l'univers, hautes chaînes,
crêtes d'aube de toute création,
- pollen
de la divinité en fleurs, articulations
de la
lumière, couloirs, escaliers, trônes,
espaces formés de
puissance d'être, boucliers de ravissements,
tourbillons
d'extases orageuses et brusquement,
seuls, miroirs
: qui renvoient la beauté dispersée au visage.
Car au moment de
sentir on s'évapore ; ah ! d'ici à là
nous perdons le souffle;
d'un brasier à l'autre notre senteur
s'évanouit. Quelqu'un nous
dit bien alors :
tu pénètres mon sang, cette chambre, ce
printemps
se remplissent de toi… À quoi bon,
il ne peut
nous contenir, nous disparaissons
en lui, autour de lui,
Et
ceux qui sont beaux, qui les retient ?
Sans cesse l'apparence se
lève dans leur visage et disparaît.
Ce qui est nôtre se détache
de nous
comme rosée d'herbes, comme la vapeur d'un mets
brûlant.
ô sourire, - vers quoi ?
Regard levé; vague neuve
et chaude qui s'enfuit du cœur-
malheur : pourtant nous sommes
bien cela.
L'espace cosmique où nous finissons par nous
dissoudre,
a-t-il notre goût ? Est-il vrai que les anges
ne
sont sensibles qu'à ce qui émane d'eux-mêmes ?
N'y a-t-il
parfois,
comme par mégarde, un peu de notre existence mêlée à
ce qu'ils perçoivent ?
Sommes-nous mêlés à leurs traits
au
moins comme le flou sur le visage des femmes enceintes ?
Dans le
tourbillon du retour sur eux-mêmes ils ne le remarquent
pas.
(Comment le remarqueraient-ils ?) Les amants, s'ils
savaient,
quelles choses étranges ne diraient-ils pas dans
l'espace nocturne !
Car tout semble nous rendre secrets.
Regarde,
les arbres sont ;
les
maisons que nous habitons restent debout.
Nous seuls passons
devant les choses, tel un mouvement de l'air.
Et tout s'accorde
pour nous taire, peut-être par honte,
peut-être aussi comme
espoir indicible.
Amants, - accomplis l'un dans l'autre -, je
vous demande
qui nous sommes. Vous vous saisissez.
Avez-vous
des preuves? Voyez, il arrive que mes mains se rencontrent
ou
qu'elles abritent l'usure de mon visage.
Cela me rend conscient
quelque peu.
Pourtant, qui oserait être
pour si peu ? Mais vous
qui grandissez dans l'extase de l'autre
jusqu'à ce que, vaincu, il vous implore :
assez
;
vous qui vous enrichissez sous les mains de l'autre comme le
raisin des bonnes années ;
vous qui, parfois, vous abandonnez,
seulement parce que l'autre prend le dessus,
je vous demande qui
nous sommes.
Je sais, vous vous touchez avec tant de bonheur,
parce que la caresse vous préserve,
parce
que l'endroit que vous couvrez tendrement ne se
dérobe
point,
parce que sous elle vous pressentez la durée absolue.
Ainsi vous promettez-vous l'éternité, presque dès
l'étreinte,
pourtant,
lorsque vous surmontez la frayeur du premier
regard,
l'attente près de la fenêtre, et les premiers pas
ensemble
une
fois
à
travers le jardin : amants est-ce encore vous ?
Quand vous portez
une bouche vers l'autre et l'y
appliquez
pour boire,
oh, comme il échappe étrangement à son acte celui
qui
boit !
La prudence des gestes sur les stèles attiques ne vous
a-t-elle
jamais étonnés ?
Amour et adieu, étaient avec tant de légèreté
posés sur
les
épaules,
qu'ils semblaient faits d'une autre étoffe que chez
nous.
Rappelez-vous les mains, comme elles reposent sans
poids
alors
que les torses sont bâtis puissamment.
Maîtres d'eux-mêmes,
ils savaient: nous sommes cela,
et ceci,
de
nous toucher ainsi,
nous
appartient ;
les dieux nous saisissent avec plus de force. Mais
c'est
affaire des dieux.
Puissions-nous trouver, nous aussi, une
parcelle de
terre
fertile
qui nous appartienne, claire, étroite et humaine,
retenue entre courants et rochers.
Car notre propre cœur
nous dépasse toujours, comme
celui
des anciens.
Et
il ne nous est plus donné de le reconnaître dans des images
apaisantes,
ni dans des corps divins, où plus grand
il se
contient.
In
Les
élégies de Duino,
© Points/Seuil, 2006, p.19
Traduction de Lorand Gaspar
Contribution de PPierre Kobel
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