Yeux primitifs
Là
où la peur ne raconte ni contes, ni poèmes, elle ne forme pas de
figures de terreur et de gloire.
Un vide gris est mon nom, mon
pronom.
Je connais la gamme des peurs et cette manière de
commencer à chanter tout doucement dans le dé-
filé qui
reconduit vers mon inconnue que je suis, mon émigrante de
moi.
J'écris contre la peur. Contre le vent et ses serres qui
se loge dans mon souffle.
Et quand, au matin, tu crains de te
retrouver morte (et qu'il n'y ait plus d'images) : le silence de
l'oppression, le silence d'être là simplement, voilà en quoi s'en
vont les années, en quoi s'en est allée la belle allégresse
animale.
In L'enfer musical © Ypsilon.éditeur 2012, traduit par Jacques Ancet, p.19
L'Enfer musical est le dernier livre d'Alejandra Pizarnik, née en Argentine, dans la province de Buenos Aires, le 29 avril 1936, au sein d'une famille d'émigrés juifs polonais, ayant fui le régime nazi et récemment établis en Amérique latine. La vie y est difficile, ils sont sans nouvelles des leurs, restés en Europe et la crainte d'Hitler ne les quitte pas. Une atmosphère qui marquera profondément son enfance.
à Olga Orozco
Temps
je
ne sais de l'enfance
qu'une
peur lumineuse
et une main qui me tire
vers mon autre
rive.
Mon enfance et son parfum
d'oiseau caressé.
In
Œuvre
poétique,Les aventures perdues (1958)
traduit
par Silvia Baron Supervielle
©
Actes Sud 2005, p.44
****
Fille
du vent
Ils sont venus.
Ils envahissent le sang.
Ils
sentent les plumes,
le dénuement,
les larmes.
Mais toi tu
nourris la peur
et
la solitude
comme deux petits animaux
perdus dans le
désert.
Ils sont venus
mettre le feu à l'âge du rêve.
Ta
vie est un adieu.
Mais toi tu étreins
comme la vipère folle
de mouvement
qui ne se trouve qu'elle-même
parce qu'il n'y a
personne.
Toi tu pleures sous tes larmes,
tu ouvres le
coffre de tes désirs
et tu es plus riche que la nuit.
Mais
il fait tant de solitude
que les mots se suicident
Ibid,in
Les
aventures perdues
(1958) p.45
Elle commence à écrire dans des petits cahiers et publie, dès dix-neuf ans, un premier petit recueil de poèmes en espagnol, La tierra más arena et un second l'année suivante, en 1956, La ultima inocencia.
Après avoir commencé des études de journalisme puis de Littérature moderne, elle opte pour la peinture puis y renonce, faisant tout avec passion mais en changeant plusieurs fois.
Elle a en région parisienne un oncle, qui a survécu à l'occupation. Pour échapper à la tutelle de sa mère, elle fait le choix de vivre à Paris, où elle s'installe en 1960 ; elle y séjournera jusqu'en 1964. “Ma seconde fugue a été mon départ en France”, note-t-elle le 11 novembre 1960, dans son journal.
Sans le sou, elle exerce plusieurs métiers dans l'édition, tout en fréquentant la Sorbonne, écrit pour différents Cahiers, traduit en espagnol des textes d'Antonin Artaud, d'Henri Michaux, d'André Breton, d'Yves Bonnefoy, d'Aimé Césaire et de Marguerite Yourcenar.
Elle quitte Paris à regret, en 1964, mais garde, après son retour en Argentine, des relations épistolaires suivies à propos de poésie et de littérature avec certains poètes devenus des amis, dont André Pieyre de Mandiargues, Octavio Paz et Julio Cortázar.
Elle vit, dès lors, dans un appartement minuscule à Buenos Aires et consacre sa vie à l'écriture. Elle publie régulièrement dans diverses revues latino-américaines tandis que paraissent plusieurs de ses recueils en Argentine, Espagne, et Venezuela. L'œuvre est dense, volumineuse, à la mesure de son exigence. Elle est reconnue par ses pairs tandis que de jeunes poètes, comme son amie Ana Becciú, ont recours à ses conseils.
En 1969, elle obtient une bourse de la Fondation Guggenheim et fait un séjour d'études aux États-Unis.
Extrêmement tourmentée et douloureuse, à la manière d'Artaud en qui elle se reconnaît, elle reste terrifiée par une analyse entreprise dans sa jeunesse, analyse qu'elle refuse de reprendre. En 1971, elle décide cependant de revoir son psychiatre. Les médicaments n'apportent aucune amélioration à son équilibre psychique. Elle fait une tentative de suicide, en réchappe de justesse mais est internée pendant cinq mois, jusqu'en janvier 1972.
Rentrée chez elle, elle décédera le 25 septembre de la même année, à 36 ans, d'une trop forte dose de psychotropes. Acte volontaire ou involontaire de sa part, on ne sait.
“Elle a peut-être juste souhaité dormir” suggère son amie Ana Becciú, qui lui a rendu visite la veille.
“Le mieux c'est encore de dormir” écrivait-elle dans son journal, en 1960, devant l'ampleur de ses problèmes existentiels ; mais elle y notait aussi “ne pas oublier de me suicider” et évoquait cette urgence à de si nombreuses reprises, qu'on n'y prêtait plus attention.
Dans sa chambre, sur le petit tableau noir où elle inscrivait à la craie des ébauches de poèmes, on retrouvera ce texte, daté de septembre 1972 :
*Criatura en plegaria
rabia
contra la niebla
escrito
en contra
el la
crepúsculo opacidad
no quiero ir
nada más
que hasta el fondo
oh
vida
oh
lenguaje
oh
Isidoro
*Créature en prière / en rage contre la brume // écrit/ au / crépuscule // contre l'opacité// je ne veux plus aller / nulle part / qu'au tréfonds// oh vie/ oh langage / oh Isidore //
Elle est cependant trop jeune pour être célèbre à son décès. Son originalité lui vaut une réputation plus ou moins subversive. Une grande partie de son œuvre poétique inédite, confiée précédemment à un grand éditeur argentin et prête à paraître, va rester sous le boisseau, par crainte de représailles de la part de ce dernier, compte tenu du climat de tension politique interne, qui affecte le pays.
Le gouvernement en place s'effondre en effet en 1973 et l'Argentine tombe alors sous la férule des généraux.
Un régime de terreur s'installe,qui va contraindre au silence ou à l'exil nombre d'artistes et d'amis du poète.
Les inédits, restitués à sa famille, sont confiés à des amis sûrs, qui les dissimulent de leur mieux. Olga Orozco tape en quatre exemplaires tous les poèmes inédits. L'épouse de Julió Cortazar quitte le pays avec ses Journaux, tandis qu'Ana Becciú emporte, en 1976, sa correspondance, qu'elle dépose à l'Université de Princeton aux États-Unis.
En France, c'est à Jacques Ancet que l'on doit, en 1983, la toute première traduction de ses poèmes en français, il s'agit de L'autre rive, paru aux éditions Unes et suivi chez le même éditeur de À propos de la comtesse sanglante, en 1999. Voici ce que dit son traducteur du choc de cette découverte : "C'est grâce au poète et traducteur belge Fernand Verhesen que j'ai découvert Alejandra Pizarnik en 1974. Il me fit parvenir, sous forme d'une élégante plaquette, une petite anthologie qu'il venait de traduire d'une poétesse qui m'était inconnue intitulée Où l'avide environne. Et là, ce fut une profonde émotion. Une émotion comme j'en ai connue rarement. Comparable à celle de la découverte de Yannis Ritsos deux ans plus tôt. Une voix se faisait entendre. Une voix blessée, obscure et innocente à la fois. Et qui chantait. Une sorte de mélopée déchirante et douce marquée d'une nostalgie indélébile d'une violence souterraine et d'une ombre aveuglante que j'ai voulu alors traduire à mon tour."
En 1986, François-Xavier Jaujard fait paraître aux éditions Granit, Travaux de nuits, traduits et préfacés par Sylvia Baron Supervielle.
L'Œuvre poétique, sera également préparée et traduite par elle, avec la collaboration de Claude Couffon, et paraîtra en 2005, chez Actes Sud, dans la collection Le cabinet de lecture, dirigée par un ami d'Alejandra, Alberto Manguel, qui en rédigera la postface.
On ne peut que regretter que cet ouvrage, très complet de 342 pages, soit devenu introuvable, sauf en bibliothèque et qu'il ne figure même plus au catalogue, sur le site de l'éditeur. À quand sa réédition ?
Silvia Baron Supervielle écrit dans la préface de ce livre: « Quelqu'un se lance dans le vide, fait des tours sur soi-même et retombe dans un lieu ignoré, mais reconnaissable, qui est un centre absolu. Le poème exécute une voltige et se pose sur la terre, y créant un nouveau battement.
(…) Ce qui s'offrait à mes yeux œuvrait sur un champ intact que seules les forces et la fureur de l'innocence étaient capables d'atteindre.(...) très jeune, penchée sur ses écrits, Alejandra brave déjà le danger imminent, mortel, prend des risques, s'expose en se lançant toujours plus haut et plus loin dans le vide. Ses signes recréent les blancs, les retiennent, les libèrent, recréent les mots qui se plantent comme des couteaux dans le papier. La résonance du silence y reste suspendue. Mais malgré la mort qu'elle défie sans désemparer, elle hésite, elle a encore un léger espoir. C'est un espoir extra-lucide dépourvu d'illusion. »
En s'affranchissant d'emblée des règles de la poésie espagnole, Alejandra Pizarnik affirme la richesse d'une vaste culture et laisse libre cours à des audaces verbales et d'heureuses trouvailles.
La cage s'est faite oiseau
et
a dévoré mes espérances.
(extrait)
In
l'Œuvre
poétique ©
Actes Sud 2005 p.61
Enfin, l'édition française de ses Journaux 1959-1971, établie et présentée de nouveau par Silvia Baron Supervielle et traduite de l'espagnol par Anne Picard, paraît aux éditions José Corti, en 2010. Encore disponible, ce livre permet d'approfondir la connaissance intime du poète et éclaire son œuvre.
Dans son Journal, Alejandra Pizarnik se livre toute entière, avec ce trop plein de passions, de désirs sexuels, de refus d'elle-même, d'angoisse et de soif d'être aimée mêlés, qui la caractérise.
Mais il est tant d'entrer avec Alejandra Pizarnik dans“son tragique univers”, grâce à l’Œuvre poétique, parue chez Actes Sud.
Salut
L'île
s'enfuit
Et encore une fois la fille gravit le vent
et découvre
la mort de l'oiseau prophète
À présent
c'est le feu soumis
À
présent
c'est la chair
la feuille
la pierre
égarés
dans la source du tourment
comme le navigateur dans l'horreur de
la civilisation
qui purifie la tombée de la nuit
À présent
la
fille trouve le masque de l'infini
et casse le mur de la poésie.
In Œuvre poétique © Actes Sud 2005, La dernière innocence (1956), p.21
****
Celle
des yeux ouverts
la vie joue dans le jardin
avec l'être
que je ne fus jamais
et je suis là
danse pensée
sur
la corde de mon sourire
et tous disent ça s'est passé et se
passe
ça va passer
ça va passer
mon cœur
ouvre la
fenêtre
vie
je suis là
ma vie
mon sang seul et
transi
percute contre le monde
mais je veux me savoir
vivante
mais je ne veux pas parler
de la mort
ni de ses
mains étranges.
Ibid, p.23
Le recueil suivant, Arbre de Diane s'ouvre en 1962 sur une préface très originale de son ami, Octavio Paz. L'écriture, davantage resserrée, a gagné en force évocatrice.
I
J'ai
sauté de moi jusqu'à l'aube.
J'ai laissé mon corps près de la
clarté
et j'ai chanté la tristesse de ce qui naît.
3
rien
que la soif
et le silence
nulle rencontre
prends garde
mon amour prends garde
à la silencieuse dans le désert
la
voyageuse au verre vide
prends garde à l'ombre de son ombre
7
Elle
saute, chemise en flammes,
d'étoile en étoile,
d'ombre en
ombre.
Elle meurt de mort lointaine
l'amoureuse du
vent.
10
un faible vent
peuplé de visages fermés
que
je découpe en forme d'objets à aimer
16
tu
as édifié ta maison
donné plumage à tes oiseaux
battu le
vent
avec tes os
tu as achevé seule
ce que nul n'avait
commencé
36
dans la cage du temps
la dormeuse regarde
ses yeux esseulés
le vent lui apporte, ténue,
la réponse
des feuilles
(extraits) in Œuvre Poétique © Actes Sud, 2005, Arbre de Diane (1962) traduction de Claude Couffon p.71 à 106
En 1965, paraît Les travaux et les nuits, un recueil d'une telle intensité qu'on aimerait en transmettre l'intégralité. Il s'ouvre magnifiquement sur ce petit
Poème
Tu
choisis l'endroit de la blessure
où nous parlons notre
silence.
Tu fais de ma vie
cette cérémonie trop pure.
In
Œuvre
poétique © Actes
Sud 2005, p.121
“La Poésie est l'acte le plus pur dans la manière d'habiter l'impossible” disait Jacques Dupin, peu avant sa mort. La poésie a été pour Alejandra Pizarnik le point d'ancrage, grâce auquel elle a sublimé sa douleur ; “écrire un poème, c'est réparer la blessure fondamentale, la déchirure”dit-elle dans un entretien, mais cette réparation ne lui suffit plus, semble-t-il. Elle est à la recherche d'autre chose, que le lyrisme ne lui donne plus.
Enfance
Heure de l'herbe qui
pousse
dans la mémoire du cheval.
Le vent prononce des
discours ingénus
en l'honneur des lilas,
et quelqu'un entre
dans la mort
avec les yeux ouverts
comme Alice dans le pays du
déjà vu.
Ibid
p.140
****
Fête
J'ai
déplié mon orphelinage
sur la table comme une carte.
J'ai
dessiné l'itinéraire
vers mon pays au vent.
Ceux qui viennent
ne me trouvent pas.
Ceux que j'attends n'existent
pas.
Et j'ai bu des liqueurs furieuses
pour transmuer les
visages
en anges, en verre vides.
Ibid p.152
****
Les yeux ouverts
Quelqu'un
mesure en sanglotant
l'étendue de l'aube.
Quelqu'un poignarde
l'oreiller
en quête de son impossible
place de repos.
Ibid p.153
****
Mendiante voix
Et
j'ose encore aimer
le son de la lumière à l'heure morte,
la
couleur du temps sur un mur abandonné.
Dans mon regard j'ai
tout perdu.
C'est si loin de demander. Si près savoir qu'il n'y a
pas.
Ibid
p.167
Extraction de la pierre de folie, paraît en 1968, titre qui évoque la folie qu'elle n'a cessée de redouter.
Brefs mais intenses, les termes du poème, qui ouvre ce recueil ont été repris ailleurs par elle, dans un hommage à son père, décédé brutalement d'un infarctus en 1967.
Lanterne sourde
Les
absents soufflent et la nuit est dense. La nuit a la couleur des
paupières du mort.
Toute la nuit je fais la nuit. Toute la nuit
j'écris.
Mot à mot j'écris la nuit.
Ibid
p.175
À leur tour, les éditions Ypsilon ont entrepris la publication complète de son œuvre, en commençant par les derniers textes, avec le projet de remonter peu à peu dans le temps. Traduits par Jacques Ancet, quinze opus sont à paraître.
Les deux premiers ont vu le jour en même temps, fin 2012, L'enfer musical, son dernier livre et Le Cahier jaune, “le petit livre en prose” dont rêvait l'auteur. Une prose hachée d'écorchée vive, un langage débridé et volontairement provocateur.
Jacques Ancet parle à son propos, sur son blog poétique, « d'assassinat textuel », d'où son désir de la traduire et de la retraduire grâce à ce qu'il perçoit d'elle, au jour d'aujourd'hui.
« C'est donc ainsi que m'apparaît Alejandra Pizarnik, poursuit-il, une possédée. Une possédée par une force de langage telle qu'elle porte et traverse tout ce qu'elle écrit. Que ce soit poème, prose, récit, théâtre, essai, c'est le même mouvement, la même intensité qui est partout à l'œuvre. Or cette force de langage, par un paradoxe consubstantiel à toute écriture poétique, cherche ici à se débarrasser du langage pour n'être que vie pure. » Vous trouverez sur le site du traducteur la suite de ses propos.
Les citations, qui suivent, proviennent de ces deux dernières traductions. Elles alterneront avec des extraits antérieurs de son Journal.
De l'autre coté
Comme le
sable d'un sablier la musique tombe dans la musique.
Je suis
triste dans la nuit aux crocs de loup.
La musique tombe dans
la musique comme ma voix dans les voix.
In L'enfer musical © Ypsilon 2012, p.39
****
L'obscurité des eaux*
J'écoute le bruit de l'eau qui tombe dans mon sommeil. Les mots tombent comme l'eau moi je tombe. Je dessine dans mes yeux la forme de mes yeux, je nage dans mes eaux, je me dis mes silences. Toute la nuit j'attends que mon langage parvienne à me configurer. Et je pense au vent qui vient à moi, qui demeure en moi. Toute la nuit, j'ai marché sous la pluie inconnue. On m'a donné un silence plein de formes et de visions (dis-tu). Et tu cours désolée comme l'unique oiseau dans le vent.
* titre en français
Ibid p.49
****
25 mars 1961
Si j'éprouve quelque chose d'infiniment doux quand j'écris ces silences ou que surgissent les images de mes poèmes, il ne s'agit pas du plaisir de créer mais plutôt de mon étonnement devant les mots. Rien, ni personne en moi n'ose bouger, tourner, rouler. Rien ne se met jamais en mouvement. Rien n'ouvre jamais la bouche, si ce n'est pour mordre en silence. J'ai éprouvé douleur et silence. Je souffre ou je me tais. Être bien, c'est être comme une statue. Souffrir, c'est voir une couleur blanche qui court vers des chutes ardentes. Ou bien, comme dans un film muet, le tigre qui dévore lentement la jeune fille. Mon étonnement face à mes poèmes est prodigieux.
In
Journaux
1959-1971, ©
José Corti 2010,
p.80
****
Contre
La saveur des mots, cette saveur de vieille semence, de vieux ventre, d'os qui fait perdre la tête, d'animal mouillé par une eau noire (l'amour me contraint aux grimaces les plus atroces devant le miroir). Je ne souffre pas, je ne dis que mon dégoût pour le langage de ma tendresse, ces fils violets, ce sang coupé d'eau. Les choses ne cachent rien, les choses sont les choses, et si quelqu'un s'approche maintenant, et me dit d'appeler un chat un chat, je me mettrai à hurler et à me cogner la tête contre chacun des murs infâmes et sourds de ce monde. Monde tangible, machines putassières, monde en usufruit. Et les chiens m'offensant de leurs poils offerts, léchant lentement et laissant leur salive sur les arbres qui me rendent folle.
(extrait)
in Cahier
Jaune ©
Ypsilon 2012, p.9
****
Description
Tomber jusqu'à toucher le fond ultime, désolé, fait d'un vieil étouffement et de figures qui disent et répètent quelque chose qui m'évoque, je ne comprends pas quoi, je ne comprends jamais, nul ne pourrais comprendre.
Ces figures –dessinées par moi sur un mur – au lieu d'exhiber la belle immobilité qui auparavant était leur privilège dansent et chantent à présent, car elles ont décidé de changer de nature (si la nature existe, si le changement, si la décision...).
C'est pourquoi dans mes nuits il y a des voix dans mes os, et aussi – et c'est ce qui me fait me plaindre – des visions de mots écrits mais qui bougent, combattent, dansent, perdent leur sang, ensuite je les vois marcher avec leurs béquilles, en haillons, cour des Miracles de a jusqu'à z, alphabet de misères, alphabet de cruautés...Celle qui a dû chanter est un arc de silence, tandis que l'on susurre dans ses doigts, murmure dans son cœur, que dans sa peau une plainte n'a pas de cesse...
(Il faut connaître ce lieu de métamorphoses pour comprendre pourquoi je me fais souffrir d'une manière aussi compliquée.)
Ibid p. 36
****
Regard, le mien, collé aux grincements des choses. Monde de silence. Besoin de m'inventer dans la nuit avec des mots qui me coûtent tellement. Toujours la même soif avide, perverse, triste, comme une couleur fanée dans la main, une plume déplumée . J'avale ma soif, je la bois, la rumine avec un ennui invisible. Toutes les nuits, mon regard se rebelle. Mes yeux se prennent au sérieux, se rappellent, s'engagent : ils écartent les quais, les fleuves, les livres et les visages qui se sont succédés sous le soleil d'août. Mes yeux s'ouvrent. Ils m'obligent à les suivre dans des altitudes d'ombre, de silence, de vent et de froid.
In Journal, 11 août 1962, p.124
Ce que j'ai écrit est la première version de mon enfer personnel. Je clarifie les choses pour ma clarté personnelle. Je n'écris pour personne.
(…) Et toi, tu resteras avec ton amour impossible, flamboyante, enflammée, chevauchant un cheval noir, fille nue surgissant de la nuit sur la plage, courant au son du galop, de la mer et du cœur, et criant le nom de celui que tu aimes avec une précision sauvage, jusqu'à ce que tu crées des éclairs, des ténèbres, et que l'abîme ouvre à tes pieds son magnifique gouffre et que tout retourne au chaos primordial.
Ibid 12 août 1962, pages 127/128
Près de dix ans plus tard, en octobre et novembre 1971, elle confie encore à ce journal:
Les mots sont plus terribles que je ne le pensais. Mon besoin de tendresse est une longue caravane.
Quant à l'écriture, je sais que j'écris bien, c'est tout. Mais cela ne fait pas qu'on m'aime.
Écrire, c'est donner du sens à la souffrance. J'ai tellement souffert qu'on m'a déjà chassée de l'autre monde.
Elle a le sentiment que l'art qu'elle poursuit lui échappe, alors même qu'elle aspire à une nouvelle manière d'être au monde ; dans la notice d'une anthologie française, consacrée aux poètes d'Amérique latine, il est dit d'Alejandra Pizarnik : « qu'elle sait que la force de la poésie peut conduire à un silence pur, recherché, comme une sorte de perfection à laquelle aspireraient les œuvres les plus tourmentées. »
En pure perte
Les sortilèges émanent du nouveau centre d'un poème adressé à personne. Je parle avec la voix qui est derrière la voix et j'émets les sons magiques de la pleureuse. Un regard bleu auréolait mon poème. Vie, ma vie, qu'as-tu fait de ma vie ?
In L'Enfer musical © Ypsilon 2012, p.59
IV
Un jour, peut-être, trouverons-nous refuge dans la réalité véritable. En attendant, puis-je dire jusqu'à quel point je suis contre ?
Je te parle de solitude mortelle. Il y a de la colère dans le destin parce que s'approche, parmi les sables et les pierres, le loup gris. Et alors ? Parce qu'il brisera toutes les portes, parce qu'il jettera les morts pour qu'ils dévorent les vivants, pour qu'il n'y ait que des morts et que les vivants disparaissent. N'aie pas peur du loup gris. Je l'ai nommé pour vérifier qu'il existe et parce qu'il y a une volupté inexprimable dans le fait de vérifier.
Les mots auraient pu me sauver, mais je suis bien trop vivante. Non, je ne veux pas chanter la mort. Ma mort...le loup gris...la tueuse venue du lointain...N'y a-t-il âme qui vive dans la ville ? Parce que vous êtes morts. Et quelle attente peut se changer en espérance si vous êtes tous morts ? Quand cesserons-nous de fuir ? Quand tout cela arrivera-t-il ? Oui quand ? Où ça ? Comment ? Combien ? Pourquoi ? Et pour qui ?
Ibid p.66/67
Quoiqu'il en soit, Alejandra Pizarnik a fait le choix la poésie et en dépit d'un déchirement constant, elle a su faire preuve de lucidité, d'humour et de ténacité, tout au long de sa vie. Souhaitons que son œuvre soit lue et demeure, grâce à ceux qui nous la transmettent.
En l'honneur d'une perte
La
certitude pour toujours d'être de trop à l'endroit où les autres
respirent. De moi je dois dire que je suis impatiente qu'on me donne
un dénouement moins tragique que le silence. Joie féroce quand je
rencontre une image qui m'évoque. À partir de ma respiration
désolante je dis : qu'il y ait du langage là où il doit avoir
du silence.
Quelqu'un ne s'énonce pas. Quelqu'un ne peut pas s'assister. Et toi tu n'as pas voulu me reconnaître quand je t'ai dit ce qu'il y avait en moi qui était toi. La vieille terreur est revenue : n'avoir parlé de rien avec personne.
Le jour doré n'est pas pour moi. Pénombre du corps fasciné par son désir de mourir. Si tu m'aimes je le saurai même si je ne vis pas. Et je me dis : vends ta lumière étrange, ton enclos invraisemblable.
Un feu dans le pays non vu. Images de candeur proche. Vends ta lumière, l'héroïsme de tes jours futurs. La lumière est un excédent de trop de choses beaucoup trop lointaines.
Je réside dans d'étranges choses.
In Cahier Jaune © Ypsilon 2012, p.11
Internet
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Un article Wikipedia avec une bibliographie française complète
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Un article sur Poezibao
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Pizarnik sur un site en espagnol
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Un atelier-fiction de France Culture à écouter
- A.Pizarnik sur le site de Jacques Ancet
Contribution de Roselyne Fritel
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