(…)
on voudrait pouvoir s’arrêter,
regarder
simplement l’aube qui vient, poser la
main sur la pierre froide,
saluer la lumière,
dire les premiers mots, écouter le
crissement
du sable, le feu de l’air, le bruissement de
l’eau,
la rumeur des choses qui commencent mais le jour
est
déjà le soir, on n’a rien pu saisir, on reste
vacant à
regarder ses mains dans l’éclat des lampes
ou sur la vitre
l’attente du visage noir,
on se perd, on se retrouve, il y a des
silences
remplis de voix, des matins tombés comme des soirs,
plus
on avance et moins on sait, on cherche demain
entre des mots qui
disent hier, ce qu’on a gagné
on l’a perdu, comparé à ce
qu’on a été
on n’est rien, disait-il, mais c’est un rien
qui insiste,
on guette entre les signes du corps
l’imperceptible
grignotement tandis que sur la fenêtre
brille
une sorte de splendeur, on voudrait y entrer,
être le
courant et à la fois se voir couler,
on cherche, les choses
semblent n’avoir pas bougé
mais quand on veut les prendre, les
toucher, simplement,
c’est comme si elles reculaient et
s’effaçaient
ne laissant sur les doigts qu’un peu de
poussière à peine,
quelque chose qui peut-être ressemble à
l’oubli,
et c’est dans cet oubli qu’on ne cesse
d’avancer,
au moment où l’on croit ne plus rien tenir, c’est
là,
un éblouissement minuscule, on est perdu
In L’Identité obscure, © Lettres Vives, 2009, p 10-11, extraits
Jacques Ancet est né en 1942, à Lyon, où il poursuit ses études secondaires et supérieures. « Lecteur » de français à l’Université de Séville, agrégé d’espagnol, il enseigne durant de longues années en classes préparatoires aux grandes écoles littéraires et commerciales. Puis il s’installe près d’Annecy où il se consacre à son travail d’écrivain poète, essayiste, romancier, et de traducteur.
Il est en effet traducteur de quelques-unes des grandes voix de la littérature hispanique, de Jean de la Croix à Jorge Luis Borges, en passant par Francisco de Quevedo, Ramón Gómez de la Serna, Vicente Aleixandre, Luis Cernuda, Xavier Villurrutia, Maria Zambrano, Roberto Juarroz, José Angel Valente, Juan Gelman Antonio Gamoneda et Alejandra Pizarnik. « Le désir de traduire m’est venu d’un désir d’écrire l’émotion ou le bouleversement d’une lecture. Je crois qu’écrire et traduire participent du même mouvement ». Traducteur émérite, il obtient le prix Nelly Sachs en 1992, et la Bourse de traduction du Prix européen de littérature en 2006.
Ses premiers recueils de poèmes, une dizaine, publiés à partir de 1972, sont pour la plupart introuvables. En 1998, il publie L’imperceptible. Dans Esprits Nomades, Gil Pressnitzer écrit : « Au-delà de l’imperceptible des mots, des choses fuyantes, les gouttes de ses vers coulent sur les vitres du monde. Ils sont autant de signes invisibles pour accroître notre écoute de la vie. C’est là. Ça n’a pas d’images. »
Sur
le sable, entre les pierres,
l’écume laisse une
trace,
l’efface. C’est ça aussi,
ce frôlement, ce
passage
¬ rien encore, rien déjà ¬
c’est imperceptible
presque,
le fil de feu, la rencontre
de l’instant et de
l’éclair,
un éblouissement noir
et rien. L’écume, le
sable.
In L’imperceptible, © Lettres Vives, 1998, p 39
Vingt-quatre
heures, l’été, publié
en 2000, est un recueil où chaque heure est un poème. « Un
voyage de l’infime, un passage de l’insaisissable…La voix de ce
qui se tait mais insiste…Le compte de ce qui ne s’ajoute pas mais
recommence », écrit Ancet dans le Prélude.
Vingt et une heures
Quand
le jour cherche à durer
la douceur de l’air revient
tout
effacer. On oublie
le temps. Les arbres se prennent
à l’encre
de leurs branches.
À l’intérieur des voix parlent
mais
comme éteintes. Le ciel
devient trop proche : une
braise
entre les feuilles. On ne sait
plus ce qui vient ou s’en
va.
Chaque chose se retire
dans son ombre, disparaît.
L’instant
est une lueur.
On reste dans sa clarté
avec juste ce qu’il
faut
de corps pour ne pas se perdre.
Ce qu’on regarde, on
l’oublie.
La bouche s’ouvre, se ferme.
Le compte n’y est
plus. Peu
à peu on s’abandonne aux
délices de l’entre-deux.
In Vingt-quatre heures, l’été, © Lettres Vives, 2000, p 47-48
Avec
La ligne de crête,
publié en 2007,
l’auteur qui vit en Haute-Savoie nous fait partager son
éblouissement face à la montagne, qui l’attire tant et le
fascine. « De la montagne à la page s’ouvre l’abîme
de l’intervalle, écrit-il. De cet univers invisible vers lequel
tend toute ma vie, la ligne de crête, dans la netteté ou le tremblé
de son tracé, ne serait-elle que l’image à la fois précise et
évasive ? »
Cette montagne n’a pas de
forme. Elle est une dispersion d’images, instantanées ou fixes,
nettes ou brouillées que le regard ne peut qu’accueillir, perdre,
retrouver, toujours neuves, toujours les mêmes. Un poudroiement de
métaphores ¬ façade, muraille, vaisseau, aile, front, page, vague,
forteresse, brume, cendre…¬ venu des yeux qui la recouvrent,
l’arrachent à son évidence têtue, la réduisent à des
proportions acceptables, l’enferment dans des catégories
familières… et la manquent, la manquent toujours. Mais comment ne
pas s’acharner sous tant de présence, tant de ce qu’il est
difficile d’appeler autrement que « beauté » ?
(…)
In La ligne de crête, © Tertium Éditions, 2007, p 24, extrait
La même année, Yves Charnet compose une anthologie des poèmes de Jacques Ancet, qu’il intitule Entre corps et pensée, une expression qu’il emprunte à un poème de Diptyque avec une ombre. Ce livre offre une traversée de presque tous les recueils du poète sur plus de vingt années (1980-2003). Un rendez-vous avec l’inachevé. Une attention au rien, au plus infime de la perception. Au plus intime. Une poésie vouée aux vibrations de l’invisible, où, comme dit le poète, « l’imperceptible brûle ».
Chaque
jour syllabe après syllabe mot
après mot c’est pour savoir que
tu écris
pour répondre à cet appel à cet écho
tu ne sais
pas d’où venu mais il est là
comme le bout d’un fil à peine
visible (…)
comme un chemin que tu traces sans le
suivre
puisqu’il n’existe pas et que tu le fais
avec tes
pas avec tes mots tes images
le paysage qui vient à ta
rencontre
tu ne sais rien et tu sais que quelque chose
t’attend
c’est comme un matin plein de lumière
un silence ou un visage
qui se penche
mais c’est le soleil tu ne peux pas le voir
ou
cette blancheur tu marches à la rencontre
tu as un corps si léger
qu’il est le monde
il y a la montagne comme une main
l’air
qui passe une colline de fraîcheur
il y a dans chaque mot une
brûlure
et tu dis tu es cet air cette colline
tu es la vie
contre la mort tu me brûles (…)
sur le papier qui trace sa
propre image
tout ensemble à la fois dans le même éclair
ton
corps mon corps ni toi ni moi tu me brûles
j’écris pour faire
durer cette brûlure
pour savoir que je te vois que je te
touche
et que nous sommes le même devenir
In La brûlure (1999), dans Entre corps et pensée, © Le Dé bleu, 2007, p 86-87, extraits
Publié
en 2009, L’identité
obscure s’ouvre sur
une citation de Lao-tseu : « Fusionne toutes les
lumières / Unifie toutes les poussières / C’est l’identité
obscure ». Ancet place ainsi les XIII Chants de son poème sous
le signe du Tao. Un recueil qui obtient le Prix Apollinaire 2009. Et
à propos duquel Alain Freixe écrit : « C’est sur
le fil du présent que se tient Jacques Ancet, comme sur un chemin de
ronde. Il va funambulant sur un vacillement, un presque rien, un je
ne sais quoi qui va se perdant toujours sur une fine lame de
présence, entre hier et demain, dans l’éclat d’un instant
suspendu. Voix silencieuse qui porte cette identité obscure par où
un « oui » au monde est toujours possible ».
(…)
c’est comme un souffle d’air
entré je ne sais où et
l’espace soudain qui
s’ouvre, une fois encore les choses
recommencent,
leur matière têtue s’éclaire d’un feu
obscur,
je le sens dans la terre, la pierre, sous l’écorce,
il
se répand de l’une à l’autre, monte le long
des branches,
irrigue chaque forme d’une chaleur
légère et c’est comme si
tout n’était que le même
voyage silencieux, la même
circulation
lumineuse, de la montagne, au merle, au flocon,
le
même geste invisible, éparpillé, noyé
dans l’infini des
gestes, des choses arrêtés,
et c’est pourquoi mon regard se
perd, je ne peux plus
voir ce que je vois dans l’immobile
poudroiement
où le tronc noir, l’éclat de la neige se
confondent,
où l’ombre de la main, celle de l’oiseau ne
sont
qu’un unique, un même mouvement, de gauche à droite,
de
droite à gauche, tandis que le soleil achève
sa brève
déclinaison d’hiver et que le soir
vient nous reprendre avec
les images du sommeil (…)
In L’identité obscure, © Lettres Vives, 2009, p 51-52, extraits
« L’annonce
de la disparition d’Henri Meschonnic m’a si profondément
bouleversé, confie Ancet, qu’un texte s’est mis à s’écrire
en moi, où ses mots se mêlaient aux miens, sa vie à la mienne. Et
pendant le mois et demi où je l’écrivais, il était là, à
l’intérieur, dans toutes ces bribes de souvenirs qui revenaient de
lui et à l’extérieur, dans ce printemps qu’il ne pouvait plus
voir ». Puisqu’il
est ce silence, prose pour Henri Meschonnic paraît
quelques mois plus tard, en 2010.
On se dit qu’il aurait aimé toute cette beauté du jour : le grand vent de la lumière et son théâtre de nuages. Celui du temps qui passe, qui fait du visible avec de l’invisible. On se dit qu’il serait resté là, seul, à regarder passer le fleuve, comme chaque matin. Ou assis, à poursuivre le feu de vivre entre des mots qu’il n’aurait plus reconnus. Ou simplement à rire, sous l’auréole de ses cheveux avec, dans les yeux, deux minuscules étoiles qui n’auraient jamais cessé de luire.
In Puisqu’il est ce silence, prose pour Henri Meschonnic, © Lettres Vives, 2010, p 8
Lors
de la publication de Chronique
d’un égarement en
2011, dans la note de lecture qu’il en fait pour Poezibao,
Antoine Émaz écrit : « Dès la première page du livre,
Ancet donne une sorte de modèle, d’archétype de cet
« égarement » : « Je suis perdu. Tout va
bien. Il fait une journée magnifique. Les champs sont en herbe, le
ciel plus près de la terre, mais je suis perdu. Est-ce l’âge ?
Ce sentiment d’être partout à côté. Ou alors ici, mais
totalement. Si bien que les choses me submergent » (p.9).
Cette impression de décrocher, d’ « être perdu » est
un leitmotiv du livre. » Et plus loin Émaz ajoute : «
Ce qui est remarquable dans ce livre, c’est qu’il ne nous emmène
pas ailleurs, il nous montre comment ici, à un certain niveau
d’intensité de vivre, est égarant. »
À propos de Comme si de rien, publié en 2012, Gérard Noiret écrit : « Dans cette petite centaine de textes, Jacques Ancet s’est donné pour contrainte de créer avec six vers l’impression d’une fenêtre par laquelle un être ¬ qu’on devine ayant dépassé une épreuve douloureuse et s’étant reconstruit dans la méditation ¬ saisit jour après jour les manifestations d’un monde en filigrane » (La Quinzaine Littéraire, n° 1071, 1er nov. 2012).
S’immobiliser.
Épouser la lenteur des choses,
disait-il. Perdre la voix et ce
qui va avec.
Convoquer les ombres pour en tirer une lumière.
Peu
importe ce qu’elle révèle. L’important
tient dans ce presque
rien ¬ un silence, un bruit de pages
et, de l’un à l’autre,
la navette du désir
In Comme si de rien, © L’Amourier, 2012 (poème cité dans Diérèse, n° 50, p 50)
Les
travaux de l’infime, publié
en 2012, réunit trois recueils sous le titre du premier. Suivent
Portraits sans visages
et Pour en finir.
Comme le recueil précédent, publié la même année, celui-ci
s’inscrit également « dans une même démarche d’écriture
qui revient obstinément sur le décryptage d’un rapport au monde à
la fois lumineux et obscur, note Michel Ménaché. Jacques Ancet
transcrit en pointillé, sans trêve, ce rien du présent capté au
jour le jour dans son mouvement perpétuel » (revue Europe,
nov.-déc. 2012).
Il y a une ombre. On dit : ombre, faute d’un autre mot. Pour donner forme à ce qui n’en a pas. On pourrait dire tout aussi bien : compagnon ¬ « ce latent compagnon qui en moi accomplit d’exister » écrivait Mallarmé. Mais ombre est moins net, plus évasif. Alors, faire le « portrait d’une ombre » ? Oui, faire signe non pas vers une image déjà visible, mais vers ce non-visible qui peu à peu se trame aux lisières du visible. Vers cette chose qui passe et vous laisse dans la bouche comme une voix silencieuse. Une voix qui parle, pourtant, qui parle, même si vous vous taisez. Ce que dit cette voix, vous n’en savez rien. Vous ne vous y reconnaissez pas ¬ vous vous y reconnaissez, peu importe. Il ne s’agit pas d’identité. Ou alors de cette identité obscure qui est une autre manière de dire qu’on ne sait rien. Qu’on est entre : entre ici et ailleurs, entre hier et demain, entre tout et rien. Entre, toujours, entre. Entre le jour, la nuit, ce qui vient, ce qui s’en va ¬ et qui revient toujours.
In Portrait d’une ombre, dans Les travaux de l’infime, © érès, po&psy, 2012, p 191
Bibliographie poétique sélective
-
L’imperceptible, © Lettres Vives, 1998
-
Vingt-quatre heures, l’été, encres de Jean Murat, © Lettres Vives, 2000
-
Diptyque avec une ombre, © Arfuyen, 2005 ; prix de poésie Charles Vidrac de la Société des gens de lettres, 2006 ; prix Hérédia de l’Académie Française, 2006
-
La ligne de crête, prose, © Tertium Éditions, 2007
-
Entre corps et pensée, anthologie d’Yves Charnet (1980-2003), © Le Dé bleu, 2007
-
L’identité obscure, © Lettres Vives, 2009 ; Prix Apollinaire 2009
-
Puisqu’il est ce silence, prose pour Henri Meschonnic, © Lettres Vives, 2010
-
Chronique d’un égarement, © Lettres Vives, 2011
-
Les travaux de l’infime, dessins Alexandre Hollan, © érès, po&psy, 2012
-
Comme si de rien, © L’Amourier, 2012
Internet
-
Un article dans Esprits Nomades
-
Anthologie permanente et bibliographie sur Poezibao
- Un dossier dans Texture
- Un entretien avec Alain Freixe sur le site de l'Amourier
Contribution de Jacques Décréau
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