Le
rossignol s'éteint dans le champ de sable,
plume rouge sur la
page jaunie.
L'écriture paie son tribut de sang séché.
In
au
décousu de l'aile ©
éditions Jacques Brémond 1988, p.41
au
cœur du désert
une danse de sable
écrase
des
corps
d'oiseaux à vif
leur sang
se répand par
le monde
l'enflamme
des pierres -disent-ils-
des
pierres
pleurent dans
la poussière
In
Parler
nu ©
Lanskine 2012, p.19
Vingt ans séparent ces deux poèmes, l'écriture, ciselée telle un joyau, va à l'essentiel. D'une pudeur extrême quant aux sentiments exprimés, mais traversée d'images d'une beauté fulgurante, cette poésie de peu de mots touche d'emblée au plus profond.
Au décousu de l'aile est magnifiquement illustré d'encres de Meyer Sarfati. Il sort, comme plusieurs des livres de Brigitte Gyr, des mains de Jacques Brémond, l'éditeur à la barbe fleurie, que l'on peut croiser à Paris, sur le Marché de la Poésie ou au festival de poésie de Lodève.
On y trouve des métaphores brûlantes, annonciatrices de la suite, telles que : j'aborde le jour avec des frayeurs / d'hongre enseveli sous les sables, ou je vole à lui comme à un fruit défendu, et encore son regard est un loup / qui court à sa lumière, et plus chère à l'os que l'or du chant, / la mort pour cible.
Parler nu, son avant-dernier recueil, sobre de style et de couverture, et suivi de On désosse le réel, atteint le dépouillement total, sans rien perdre de sa profondeur. Œuvre de maturité, d'un ton nouveau, où le poète affine sa quête d'absolu.
Quand elle lit ses propres recueils, Brigitte Gyr aime enchaîner les poèmes, sans marquer de pause, comme s'il s'agissait d'un tout.
Précieux par la matière et d'un petit format, tel un oisillon tombé au creux de la main, achevé d'imprimer en 1994 par Jacques Brémond et écrit à sa demande, Lettre à mon double au fond du puits se lit ainsi : « Cette lettre est la première et la dernière que je vous adresse. Ensuite, j'aimerais me taire ». Par chance, l'auteur ne s'en tient pas là et poursuit :
Comme un livre d'heures, j'ai feuilleté le livre de ma vie et découvert ce qui y faisait ombre. Ce manque, ce trou qui demandait à être comblé avant que tout ne commence, cette résonance triste, diffuse, impalpable, c'était donc vous.
De la perte ou du surplus c'est délibérément du côté de la première que je vous situe, gravant en creux votre image.
Pourtant je le vois bien à présent, du plus loin que je me souvienne, des champs de mon enfance où une odeur de foin roussi évoquait la mythique heure du loup, vous avez toujours été là.
Entre moi et moi, invisible et prudent, dans le repli, symétrique. Me ramenant avec obstination à un lieu antérieur quand je commettais l'erreur de vous confondre avec mon issue. Car c'est, je le devine aujourd'hui, à l'inverse que se posent les choses.
En quelque sorte donc, à mon insu, nous avons grandi, vieilli ensemble. L'un de nous aspirant à une fin, l'autre à un commencement.
In Lettre à mon double au fond du puits ©. éditions Jacques Brémond 1994, (extrait)
Mystère de l'introspection et de la poésie, à chacun de chercher ce qui fait ombre en lui et de lui donner visage. Quelque chose de l'ordre de l'énigme demeure.
Interrogée à ce propos, lors d'une rencontre autour de son œuvre, en janvier dernier, au Café François Coppée, dans le VIIème arrondissement de Paris, Brigitte Gyr répondait ainsi: « j'ai un double, un fantôme en moi, qui revient de façon récurrente. Or je n'ai ni frère ni sœur. Je suis la fille unique de parents, l'un et l'autre, musiciens. « Les mots savent de nous ce que nous ignorons d'eux », disait René Char, on a droit à plusieurs interprétations, à posteriori. On n'écrit pas à partir de l'intellect, le départ est toujours une image, un mot, un fantasme, un manque, une idée en découle. J'aime m'ancrer dans le réel.»
Le titre suivant interpelle tout autant : Avant je vous voyais en noir et blanc. Paru également chez Jacques Brémond, illustré d'encres originales de Nicole Vatinel, il sort en 2000.
Distraite
à l'oubli
ta parole blanche creuse
dans l'isolement du
geste
un tri mortel
Son chant est au revers de la
source
Une note est une goutte d'or
Deux notes l'abrègent
In Avant je vous voyais en noir et blanc,p. 9
Ce poème d'ouverture sous-entend un choix décisif à venir, un tri mortel, indispensable à la survie. Le terme de tri revient d'ailleurs sans cesse dans le discours de l'auteur, qui, interrogée sur le sens qu'elle lui donne, parle de tri majeur, comme en cas de guerre, mais aussi de tri mineur, qui relèverait alors plutôt du choix . À lire les poèmes, qui suivent, il semble qu'il s'agisse, ici, de deuil.
Car
vois-tu
sous la grappe bleue que hante le soir
le trouble écho
de ton absence
me relie à toi plus amplement
que le grain
clair de ta peau.
Hier enfouie
la parole au matin hésite à
dénouer
ce que nouait la nuit
Ibid
p.13
****
Bientôt
mon amour
Nous atteindrons ensemble
à la rouille perfectible
de l'exil
Comme si de demain
ne subsistait que...
la douceur
d'hier
Ibid
p.19
****
Transi
dans
la lumière
Les lettres de ton nom
se déposent sur le
marbre
Et j'en opère le tri
Ce que je nie transcende
l'espace
Ibid p73
En 2005, au cours d'une résidence d'écrivain au Centre Poétique de Rochefort sur Loire, elle écrit La forteresse de cendres, qui débute par ces mots : …parfois on voudrait jusqu'à l'obstination…
un
désert se cache
derrière ce mur que
personne
n'escalade
plus
alimente notre soif
ultime soupçon de neige
parmi les
sons
à peine audibles
d'un pas
In
La
Forteresse de cendres ©
Le dé bleu, l'Idée bleue 2006, p.11
****
toutes
vitrines éteintes
un bec de corbeau
troue le macadam
os
rongé
chaleur torride
terrifiant
chaud et froid de la mémoire
qui tranche
à cœur
ce qui demeure en nous
de persistant
Ibid
p.25
****
taire
le dit du silence
en
garder le suc
longuement
collé à la langue
trésor
impartageable
d'un primitif
de la trace
Ibid p.34
****
l'irréversible
évocation
du pire
piégée
dans le tuffeau
ou l'ardoise
comme
un scarabée
déchirant l'ambre
Ibid p.47
****
pendant
que coule
en nous
avec
parcimonie
l'eau
primordiale
d'avant
le
scandale
de la parole
Ibid p.78
****
…émotion
pure du révolu
ce sas de sable assoiffé
où s'endort
ce
qui s'achève
Ibid p.79
Il se dégage de ces vers un grand souffle poétique. Un seul mot malvenu pourrait en briser le cristal. “La métaphore est partout et c'est le langage même, quelque part”, précise l'auteur.
Parler nu, par son titre se veut déjà différent. Totale révolution. Face au monde d'aujourd'hui, le regard désillé, le poète fait un bilan et se dresse en prophète. Véhémente, sa parole dénonce la vie défigurée, les faux-semblants. Quel avenir pour l'homme ? Quelle urgence pour la poésie? Brigitte Gyr retrouve la virulence de l'avocate, qu'elle fut naguère.
un
choix biaisé
whisky en lieu de parole
dans les deux
cas
l’abîme
qui divise
avec
au bout le grand écart
la fin
saluée
danser réduit à son ultimatum
écrire réduit à
son ultimatum
vivre réduit à son ultimatum
In Parler nu © Lanskine 2012, p.32
****
malgré
tout
on continue
on ne sait pas
pourquoi
on ne sait
que
rien
on ne veut que…
on
continue
parce qu'il n'y a rien
à faire
rien
qu'à...
se
rappeler
autrefois
entre
nos jambes
écartelé
In Parler nu © Lanskine 2012, p.10
****
sans
cesse
le paraître
défait les mots
comme des
pieux
enfoncés
là où le cri fait
impasse
on y
revient
on compte les
cendres
avant que
le manque
n'affleure
à l'air souillé
d'oiseaux et
de
nuages
dans
l'entêtement des branches
un chant de
rossignol
troue la lumière
premier
à creuser le sillon
où
se retire le monde
ibid p.23
Beaucoup de choses ont été dites à propos de ce recueil, qui a valu à son auteur le Prix de poésie Charles Vildrac, en 2012. Vous pourrez en prendre connaissance sur les sites internet, indiqués en notes annexes.
Il convient en particulier de lire, dans le numéro 156 de la revue Décharge, l'entretien accordé par Brigitte Gyr à Claudine Bohi, intitulé Ce que je nie transcende l'espace.
Par contre, je me permettrai de contredire le point de vue de cette dernière, à propos de Parler nu, exprimé dans ce même numéro de Décharge, sous le titre : Poésie pour vivre ici. Je cite :
« Douceur des sons sur l'intense peine... Magie de cette “sorcellerie évocatoire” qui fait la force du recueil. Dans la douleur, dans la terreur, nous sommes pourtant bercés, graves mais calmés. Vivre est dénudé jusqu'à faire surgir “l'absolu manque”. On ne peut échapper. Cette poésie nous fait approcher du gouffre, du tournis, du vertige, mais on ne tombe pas. Il y a comme un brouillard ; quelqu'un, quelque chose retient .
Oui, le regard y est ultra-lucide, le parler résolument tranchant et inexistant tout possible recours. Le rêve lui-même peine à fleurir et les soldats de papier ont cessé de lutter. Le vide est inexorable. Pourtant c'est le genre de situation qu'un poète, de la trempe de Brigitte Gyr, regarde en face. Elle l'affronte sans armes et nous exhorte à faire de même.
l'absolu
manque
tués dans la nuit -vieille histoire- corps
morcelés
pensée sacrifiée
une archaïque coupure
fore
dans corps
et terre
un ravin
que nul ne sait
remonter
temps mort
ou juste blessé
qui martèle la
terreur
sur les terres brûlées
le rêve peine à fleurir
Ibid
p.33
On ne peut parler plus nu. Une grande maîtrise dans l'art de dire mais aucune douceur dans ce constat. Même si parfois la douceur de l'air/ fait illusion / on se baigne dans le fleuve / tous ensemble / parmi de supposés vivants/ jetés du quai au petit matin . Le fond de l'air est concentrationnaire. Mais quelle puissance incantatoire !
pris
dans la pierre chaude
un squelette d'oiseau
nous ramène à ce
temps
où la peur
dépeçait les corps
trajet rouge
équivoque
au bout un incendie
maison instruments
brûlés
dans
le ciel
essai manqué sans doute
Ibid p.44
L'oiseau, le rouge sang, la pierre, let-motiv du poète, nous ramènent à l'un ou l'autre des poèmes cités précédemment, mais avec combien plus d'intensité dramatique, tandis que l'ensemble s'achève sur ces mots :
impossible
désormais
est
la jonction
avec le puits idéal
son parler nu
est
recouvert de terre
Ibid p.46
Demeure un tertre de poussière, à l'endroit où jaillissait autrefois, la source. Quant au réel, lui aussi désossé, il n'est plus que rognures. Il est grand temps de refermer d'une couture chinoise le livre de la mortalité. Reste la vie et ce qu'on en fait.
Sur
la grève humide
de petits riens
s'étreignent sous le
soleil
un ongle une perle de sueur
gestes inaboutis après
débâcle
état de guerre dans
les caves du corps
In
Parler
nu, On désosse le réel, ©
Lanskine 2012, p.53
Pareille force se rencontre chez Marie-Claire Bancquart, quand elle dit, entre beaucoup d'autres choses, “vivre n'est jamais pauvre”. Face à Parler nu, me revenaient en mémoire le regard vert résolu de Brigitte Gyr et l'éclat de son rouge à lèvres, tel un défi à la vie qui passe. Je m'autorise à la remercier, au nom de ceux qui donnent prix à la poésie, de la force interpellante de ce Parler clair et nu, mais aussi de tous les livres de vie, qui l'ont précédé, et le prolongeront.
Vous trouverez dans les documents annexes tout ce que vous souhaitez savoir de plus sur la vie de l'auteur et son œuvre littéraire, élargie au théâtre, à la nouvelle, aux livres d'enfants, en passant par des activités de traductrice et d'animatrice d'ateliers d'écriture, auprès de jeunes et d'adultes en zone défavorisée.
Bibliographie consultée
-
au décousu de l'aile © éditions Jacques Brémond 1988
-
Lettre à mon double au fond du puits © Jacques Brémond 1994
-
Avant je vous voyais en noir et blanc © Jacques Brémond 2000
-
La Forteresse de cendres © L'idée bleue 2006
-
La revue Décharge, n°156, 2012
Internet
-
Poezibao
-
Recours au poème
-
Terres de femme
-
La Société des gens de lettres
-
le printemps des poètes
Contribution de Roselyne Fritel
texte créé en rapport avec un de Brigitte Gyr: " coup de grisou"...
Il n'y a plus rien
Qui masque l'horizon.
Collines et montagnes,
Tout a disparu,
Enfoncées d'un coup,
A coups de talon.
Il ne reste qu'une plaine,
Où l'on pourrait sans problème,
Tracer des autoroutes.
Mais de la terre,
Coup de balai nucléaire,
Ne reste que la croûte.
Une surface morte.
...Pour toute réponse
Nos pas s'y enfoncent,
Dès qu'on les y porte,
Il ne reste de solide,
Que le vertige du vide .
-
( une réponse à "coup de grisou" de Brigitte Gyr )
http://www.recoursaupoeme.fr/brigitte-gyr/coup-de-grisou#sthash.Mgk6NgTP.dpuf
Rédigé par : rechab | 11 mai 2014 à 11:54