La
femme dans le filet :
J’ai
été comme découpée
Avec des ciseaux aiguisés
Dans l’image
de ma vie,
La glace de la solitude
Et du néant
Est venue
brûler
Mes membres.
Car j’ai été touchée
J’ai été
infectée
Par le givre
Du hasard
In Tombé hors du temps, récit pour voix (2011), trad. Emmanuel Moses, © Seuil, 2012, p.65
Ainsi s’exprime, dans le dernier livre de Grossman, une femme privée de la chair de sa chair.
« J’ai toujours été un écrivain de prose, précise David Grossman. Mais face à la perte de mon fils, soudain je me suis mis à écrire comme ça. Une puissance obscure m’a pris la main et m’a fait écrire de la poésie. Il n’y avait pas d’autre moyen. La poésie est le langage de ma douleur. Le plus étrange est que je suis de plus en plus tenté par la poésie. »
David Grossman est né à Jérusalem, en 1954. Écrivain, auteur de huit romans abondamment primés et de trois essais engagés, qui ont ébranlé l’opinion israélienne, il est l’une des figures majeures de la littérature de son pays.
Ardent militant de la cause de la paix, avec Amos Oz et Avraham B. Yehoshua, il participe activement au mouvement « La paix maintenant » (Shalom Akhshav), qui travaille au rapprochement entre Israéliens et Palestiniens. Le vent jaune, son premier essai, publié en 1987, où il décrit les souffrances imposées aux Palestiniens par l’occupation de l’armée israélienne, précède de peu la première Intifada et lui vaut d’être accusé de trahison. Son second essai, Les Exilés de la Terre promise, publié en 1992, rassemble une série de conversations qu’il a eues avec des Palestiniens d’Israël. Quant à son troisième essai, Chroniques d’une paix différée, publié en 2003, il évoque les dix années passées, où l’espoir d’une paix possible s’est peu à peu estompé.
Cette même année 2003, Grossman commence son septième roman, Une femme fuyant l’annonce, qui raconte la fuite d’une mère, dont le fils termine son service militaire. Elle s’enfuit de son domicile, pour que personne ne puisse la joindre, voulant espérer que son fils ne mourra pas, si on ne peut la prévenir de sa mort. Un roman sur le déni du deuil et qui s’avère prémonitoire.
Alors que le roman est presque terminé, au cours de l’été 2006, en plein conflit israélo-libanais, le 10 août David Grossman, avec les écrivains Amos Oz et Avraham B. Yehoshua, lance un appel dans le quotidien Haaretz et donne une conférence de presse pour réclamer un cessez-le-feu immédiat entre les belligérants, afin d’aboutir à une solution négociée, estimant inutile et dangereuse l’extension de l’offensive. Cessez-le-feu qui sera voté le 14. Mais entre-temps, le 12 août, il apprend la mort de son fils aîné Uri, alors que celui-ci participait à une mission contre le Hezbollah au Sud du Liban. Tout l’équipage de son char a été tué par l’explosion d’une roquette. Ils avaient tous 20 ans.
David Grossman décide, malgré son immense douleur, de terminer la rédaction du roman : « Je me sentais comme en exil, à l’intérieur de ma propre vie, dira-t-il. Retourner au livre était pour moi une manière de retourner à la vie. Ce que l’écriture m’a apporté pour surmonter la douleur est immense ». Suivent alors plus de deux ans de silence. Mais en 2009, il retrouve le chemin de l’écriture.
Parce que la blessure causée par la mort de son fils ne se referme pas, il cherche comment pouvoir dire la persistance de la douleur, l’incrédulité face à la perte d’un être cher. Et il rédige Tombé hors du temps, qu’il publie en 2011. Un récit polyphonique bouleversant, qui ramène chacun à sa condition d’homme ou de femme, et où se rejoignent les interrogations de l’humanité tout entière. Une cantate où la force de la poésie parvient à rompre la solitude que le deuil impose aux vivants. Avec une dimension dramatique souvent proche de la tragédie grecque.
Un jour, un homme décide de quitter sa maison pour aller « là-bas », à la recherche de son fils mort depuis 5 ans. Sa mort l’a plongé dans le silence. La décision de partir lui rend la parole. Il va « là-bas », sans savoir où ce lieu se trouve, ni même s’il existe. Et malgré l’opposition de sa femme, il se met en route.
L’homme
qui marche :
Un
pas,
Encore un pas, encore
Un pas,
Je marche
Et je
marche
Vers toi,
Je suis
Une question lancée,
Un cri
ouvert
Mon fils
Si je pouvais
Rien que d’un
Pas
Te
faire
Bouger.
Ibid. p.44
L’homme marche autour de la ville, bientôt rejoint par le cordonnier, la sage-femme, le vieux professeur de mathématiques, la ramendeuse de filet, le centaure-écrivain… Tous ont perdu un enfant. Même le chroniqueur et le Duc finissent par rejoindre le cortège, signifiant que sur chacun le malheur peut s’abattre au hasard. Chacun exprime à sa manière la douleur de la perte.
La
femme dans un filet :
Nous
étions
Deux flocons humains,
Un enfant et sa mère,
Nous
avons plané
Dans l’espace du monde
Pendant six
années
Entières,
Qui étaient à mes yeux
Comme une
poignée de jours,
Et nous étions comme une chanson
Pour
enfants,
Tressée de légendes
Et de miracles
Jusqu’au
moment où une bouffée d’air a soufflé
Imperceptible
Un
courant
L’agitation
D’un éventail
Un vent doux
Dans
les feuilles
Décrétant
Toi ici
Lui
Là-bas
Tout
est fini
Brisé
En mille morceaux.
Ibid. p. 63-64
Le centaure-écrivain, qui enrage de ne plus pouvoir écrire, invective le chroniqueur. Et voilà que les mots jaillissent : « Je dois le recréer sous forme d’histoire ! Compris ! » (p.83)… « Je ne peux pas faire autrement » (p.84). Car pour Grossman, écrire est le seul langage possible, la voix juste pour dire l’absence.
À propos de son fils Michael, mort il y a déjà 26 ans, le vieux professeur de mathématiques se confie à son tour.
Le
vieux professeur de mathématiques :
Que
je parte ou que je revienne,
Que je me lève ou que je me couche
Il est là.
Quand je suis seul
Ou bien assis dans le
square
Ou encore quand j’enseigne
Il est là,
Il me
remplit
Sans laisser de vide
Au point que, parfois,
Il n’y
a plus de place en moi
Pour moi. (…)
Ibid.
p. 96, extrait
Et la femme du chroniqueur de confier à son mari : « Peut-être que là-bas c’est déjà ici, et depuis longtemps ?...Peut-être, après tout, que là-bas a toujours été ici, mais que nous ne le savions pas ? » (p.105). Tandis que le petit cortège avance dans les collines, elle ajoute : « J’ai l’impression qu’à l’aplomb de leurs têtes, dans l’air, il y a des sortes de scintillements rougeâtres, comme si une chaîne de braises flottait au-dessus d’eux » (p.109).
Le chroniqueur observe le cortège et le décrit : « Ils gémissent, trébuchent et se relèvent, s’agrippent les uns aux autres, portent ceux qui dorment, s’endorment à leur tour, des nuits entières, des jours entiers, ils tournent autour de la ville, sous la pluie et dans le froid, sous un soleil ardent. Qui sait jusqu’à quand ils marcheront et ce qui adviendra d’eux quand ils s’éveilleront de leur folie » (p.118).
Alors que leurs chants de douleur se conjuguent, voilà que tous les marcheurs, devenus solidaires dans la même épreuve, parlent d’une même voix, comme le chœur d’une tragédie antique.
Ceux
qui marchent :
Nos
jambes
Se détachent lentement
De la surface de la terre,
Nous
flottons avec légèreté
Entre ici et là-bas,
entre la lucidité
Et le sommeil dans un petit instant
Le
fil
Sera défait et nous pourrons alors planer
Et
contempler
Tout ce qu’il est possible
Ce qu’il est
permis
De voir
Quand on marche
À l’intérieur
D’un
rêve
Ibid. p. 131
Comme des somnambules, ils marchent et dorment, se parlant entre eux à l’intérieur de leur rêve. Chacun finit par s’imaginer apercevoir plus ou moins l’être perdu, toujours en vie, comme l’exprime l’homme qui marche, qui tient la place du coryphée.
L’homme
qui marche :
Quand
la force de mon imagination
Fend le bloc de pierre
Et le fait
voler en éclats, l’effrite,
Le pulvérise autour de toi,
Et
soudain
Te voilà :
Nu,
Splendide, radieux dans le
creux
Du rocher, ou alors
Pas radieux mais simplement
détendu
Et sans intention particulière, regardant
De tous
côtés, embarrassé, sans te douter que je
T’observe :
Présent,
Tellement présent,
Tu ne déçois pas, tu ne
promets
Pas, tu bats seulement
Avec une pondération
insouciante
Le pouls de ton être. Tu as chaud
Et tu vis
À
en devenir fou.
Ibid.
p. 142-143, extrait
Mais voilà que toutes ces braises incandescentes, qui flottaient au-dessus du cortège, deviennent soudain un brasier purificateur, qui dévore les mots terribles et maudits de leur désespoir.
Ceux
qui marchent :
Haut dans le ciel, une tempête de
feu bouillant a éclaté,
S’est déchaînée, au-dessus de nos
têtes
Les doigts se sont déployés, des lignes
De feu nous
ont baignés,
Ont fendu des ombres,
Des visions nous ont
soudain
Fouettés, bondissant, empoignant,
Quoi,
Les mots
Les mots ? Les maudits
Mots,
Ils ont dévoré tous
les ce-n’est-pas-possible, les ont aspirés
Dans le feu, tout a
brûlé
Dans le brasier, nous avons poussé
Un cri (…)
Ibid.
p. 147, extrait
Une purification dont les effets ne tardent pas, le désespoir faisant bientôt place à une certaine résignation.
L’homme
qui marche :
Peut-être
Qu’arrivé à une ultime
frontière
Où ma raison ne parvient
Pas, je pourrai
m’incliner
Et déposer
Ce lourd fardeau, pour ensuite
Reculer
d’un pas,
Guère plus, d’un petit
Pas grand comme le
monde,
Me résigner
Et concéder : Je
Suis ici,
Il
est
Là-bas,
Et une frontière éternelle
Passe entre ici et
là-bas. (…)
Voilà ce qu’est
La condition humaine.
Ibid. p. 158-159, extrait
D’ailleurs cette frontière se matérialise bientôt avec le surgissement soudain d’une muraille infranchissable qui leur barre la route et dont l’ombre glacée s’abat sur eux. Nul n’ira plus loin. À leur réveil, la muraille a disparu. Mais l’expérience qu’ils viennent de vivre va désormais leur permettre de penser différemment à leur cher disparu, sans craindre la brûlure du souvenir, en apprenant peu à peu à séparer la mémoire de la douleur.
L’homme
qui marche :
J’ai
pensé
À mon fils.
Je lui ai parlé intérieurement. (…)
Les
étoiles scintillaient
Au-dessus de ma tête. Je lui ai dit :
Puis-je
Te demander une faveur ?
Je veux apprendre à
séparer
La mémoire
De la douleur. Du moins en partie,
Autant
que possible, afin que tout le passé
Ne soit pas à ce point
imprégné de douleur.
De la sorte, je pourrai aussi me souvenir
de toi davantage,
Tu comprends : Je n’aurai plus à
craindre chaque fois
La brûlure du souvenir.
Et je lui dis
aussi : Je dois
M’éloigner de toi.
Ibid. p. 182-183, extrait
Le centaure, personnage proche de l’auteur par son métier d’écrivain, comprend combien, plus que jamais, l’écriture lui est nécessaire : « Toute ma vie / Est suspendue/ À la pointe / De ma plume » (p.175-176).
Et cette cantate s’achève sur les paroles de celui qui a pris l’initiative de la démarche, suivies de celles du centaure, porte-parole de l’auteur.
L’homme
qui marche :
…L’enfant
Est
mort,
Je reconnais
Qu’il y a du vrai
Dans ces mots. Il
est mort,
Il est
Mort.
Mais
Sa mort,
Sa mort
N’est pas morte.
Le
centaure :
Le
cœur me fend,
Mon trésor,
À la seule pensée
Que j’ai
Peut-être
Trouvé
Des mots
Pour le dire.
Ibid. p 199, extrait
Comme son héros, l’homme qui marche, David Grossman est allé « là-bas » lui aussi, mais avec des mots. Et comme son héros, que les gens rejoignent, parce qu’ils n’arrivent pas à mettre des mots sur leur douleur, l’écrivain a cherché les mots pour le dire, afin de nous les transmettre.
Bibliographie
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Le Sourire de l’agneau, roman (1983), traduit par Gisèle Sapiro, © Seuil, 1995
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Voir ci-dessous : Amour, roman (1986), préface d’Edmund White, traduit par Judith Misrahi et Ami Barak, © Seuil, 1991
-
Le Vent jaune, récits – enquête dans les territoires occupés (1987), traduit par Suzanne Meron, © Seuil, 1988
-
Le Livre de la grammaire intérieure, roman (1991), traduit par Sylvie Cohen, © Seuil, 1994
-
Les Exilés de la Terre promise, Conversations avec des Palestiniens d’Israël (1992), traduit par Katherine Werchowski, © Seuil, 1995
-
L’Enfant zigzag, roman (1994), traduit par Sylvie Cohen, © Seuil, 1998
-
Tu seras mon couteau, roman, traduit par Rosine Pinhas-Delpuech, © Seuil, 2000
-
Quelqu’un avec qui courir, roman, traduit par Rosine Pinhas-Delpuech, © Seuil, 2003
-
Chroniques d’une paix différée, essai (2003), traduit par Jean-Luc Allouche, © Seuil, 2003
-
Une Femme fuyant l’annonce, roman (2006), traduit par Sylvie Cohen, © Seuil, 2011 / prix Médicis étranger 2011
-
Tombé hors du temps, récit pour voix (2011), traduit par Emmanuel Moses, © Seuil, 2012
Internet
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Interview de David Grossman par Kathleen Evin sur son livre Tombé hors du temps, dans l’émission L’humeur vagabonde (durée 54 min)
Contribution de Jacques Décréau
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