Mon fils, aime et coupe-toi la langue
Mon
désir d’elle
la fait ressembler à une
carafe d’eau glacée
qui circule en plein midi
à la terrasse
d’un café.
Mon désir d’elle la pose sur la table
telle
une cathédrale claire et fragile,
le litre et le verre.
Mais
mes lèvres balbutient de soif
et cette transparence est pour mon
esprit
une nuit au milieu du jour.
*
Le
soleil est fou de la fraîcheur des carafes.
Elles s’environnent
d’une écorce de buée.
Ainsi ta pudeur,
ainsi mon regard.
In « Le cœur aux joues »© La poésie contemporaine française de Suisse – 1974 - P. 79
L’auteur de ce poème aura droit à un hommage un peu particulier lors de la réception du Prix Schiller en 1997 qui consacre son œuvre :
Il a longtemps traîné une réputation de vaurien, de mauvais coucheur, de passéiste alpicole ou de poète mal peigné et voilà qu’on le couvre subitement de lauriers : coup sur coup, en octobre et en novembre, Maurice Chappaz a reçu le Grand prix Schiller qui représente la plus haute consécration littéraire nationale et la Bourse Goncourt de la poésie qui l’assure d’une reconnaissance française. D’un côté, il rejoint ainsi Charles Ferdinand Ramuz, Denis de Rougemont, Max Frisch ou Friedrich Dürrenmatt, de l’autre Yves Bonnefoy, Guillevic ou Claude Roy. Qui s’en plaindra ? Maurice Chappaz a mille fois mérité qu’on reconnaisse enfin avec un peu de solennité tout ce qu’on lui doit. (Hommage à Maurice Chappaz de Michel Audétat dans l’Hebdo N° 52 du 24 décembre 1997)
Maurice Chappaz, poète et romancier naît le 21 décembre 1916 à Lausanne. Il passe une partie de son enfance à l’Abbaye du Châble, résidence d’un oncle Conseiller d’État. Études au collège de l’Abbaye de Saint Maurice, puis, sans doute influencé par une famille de notaires et d’avocats, il commence des études de droit à l’Université de Lausanne pour s’inscrire ensuite à la Faculté des Lettres de Genève qu’il quittera également assez rapidement. Dès 1939 il publie à l’occasion d’un concours de la Suisse Romande, un texte « Un homme qui vivait couché sur un banc ». Ce texte est alors remarqué par Charles Ferdinand Ramuz et Gustave Roud. Ce dernier deviendra un ami, amitié qui ne cessera de s’approfondir entre les deux hommes jusqu’à la mort de Gustave Roud.
« Ce don du rapt, de l’univers sensible, saisi dans sa ressemblance à la fois immédiate et profonde, et restitué par des mots de musique et de chair, apparente Chappaz à de grands poètes comme Ramuz et Claudel, chez qui il éclate à l’extrême de sa puissance… » Gustave Roud (Servir 3 mai 1945)
En 1940, la guerre interrompt sa disponibilité. En 1942, il rencontre Corinna Bille, écrivaine et poète. Après des études à Zurich en 1930, cette dernière effectue un voyage à Paris où elle s’enthousiasme pour la vie culturelle et le mouvement surréaliste. Elle y écrira un premier roman, « Et puis s’en vont ». De retour en Suisse, un autre roman obtient un vrai succès et c’est la rencontre avec Maurice Chappaz. En 1947, au Châble, est célébrée leur union, d’où naîtront trois enfants.
On retrouve dans la poésie de Maurice Chappaz son amour de la terre, son appétit de la femme dégustée comme un vin chaleureux, à la fois inspiratrice et guide de l’homme vers les mystères de la création.
Ludivine, Marguerite, Catherine.
Femmes
aux pressureurs, aux laboureurs,
éraflées et moulues,
vidées
d’elles-mêmes comme par les pics-verts,
ne possédant plus rien
de leur vie de jeune filles,
ayant couché avec le Valais
ivrogne
à la sainte trogne porcine
soufflant le foehn
qui
est cigare et plain-chant.
Femmes aux minces yeux
myrtille,
passées par les barbus :
qui ont dit le grand
oui
et depuis murées comme des sphinx sous la coiffe
sombre.
Vérité de vérité :
elle jaillira de leur
sein,
elle vaincra le monde.
Coffre puissant, bestial
le
sourire de la sagesse
et leur enfant, la parole,
pareille à une
sauterelle sur la langue des muets.
Parole, bond à travers les
horreurs et les pudeurs
des calvaires sur le Rhône.
Eh,
Ludivine, Marguerite, Catherine,
dites tout de vous,
dites
tout du Valais sec et sombre,
femmes de vigne,
arbres de la
passion,
vases de silence.
In «Le Valais au gosier de grive,© Payot 1960 – La Poésie française contemporaine de Suisse – 1974 - P.78
Mais ce sédentaire va développer un intense besoin de liberté. Les voyages lointains l’appellent : Téhéran, Kaboul, L’Himalaya, la Laponie, le Spitzberg, la Russie. Le Québec recevra également sa visite. Le « mouvement », reconnaîtra-t-il, est un état nécessaire pour alimenter son inspiration, et la vie sédentaire un état indispensable à son état d’écrivain et de poète.
Chappaz, lui aussi sera « un poète aux semelles de vent ». Est-il si loin d’un Tibétain, d’un Népalais ou d’un bonze ? Il se sentira proche de l’expression poétique des tankas japonais. Celui qui se dit « physique » comme la vigne et le vin est aussi profondément mystique, un mysticisme, toutefois, imprégné de christianisme.
Ai-je laissé passer la terre promise,
Voici
l’assomption des miettes d’ombre,
leur désir d’être créées
à nouveau.
de naître à l’Éternel
Je me suis attendu
moi-même au milieu de mon âge.
Il faut faire la paix avec le
monde
par la prière,
la plus pure des œuvres de la nuit,
la
bonne nourriture
la prière tel un être,
le chant qui façonne
l’invisible,
qui tire de la nature
les saints visages
et
c’est ainsi que le Christ paraît
la grande affiche du matin,
le
crieur d’éternité.
Il enseigne le mystère en plein
jour,
l’éveil conscient,
l’efficace charité.
Le Christ
est là
avec son coq la mort,
le Christ comme une
sentinelle :
« Lève-toi, c’est l’aube ! »
Et
les amants s’étirent comme des paysans fourbus.
Je suis né un
jour
que les papillons se brûlaient les ailes d’absence
comme
un falot à la porte de l’écurie.
In « Tendres
Campagnes » © Editions CRV 1966 – La Poésie française
contemporaine de Suisse -1974 -p.80
****
Alléluia
Sortez
de vos demeures,
sortez de vos œuvres !
La mort est comme
de la fraîche rosée.
C’est l’éternel qui respire
si vous
vous confiez en Lui.
La mort monte dans mon cœur
comme une
alouette.
La mort est comme l’haleine d’un enfant
en
hiver.
Je lui dis : Tu me donnes de la joie.
****
Deuxième Alléluia
La
mort dans mon cœur
a la verticale de l’alouette.
Bienheureuse
celle qui a pu joindre l’Amour.
Au-dessus de moi une note
jubile
toute la journée.
N’écrirai-je-donc pas sur ma
porte :
mort au monde
In « Office des Morts » © Editions CRV 1966 – La Poésie française contemporaine de Suisse -1974 - P.83 –
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Adieu aux mineurs
Vous
laissez les volets ouverts la nuit
Vous buvez du lait,
vous
êtes comme la truite dans l’herbe,
le poumon se resserre.
Avalé
le sirocco ;
les pionniers n’entreront pas dans Chanaan.
je
l’ai toujours pensé,
Chanaan n’existe pas.
Mais la charité
de l’équipe,
mais son grain de folie !
Maintenant un
souffle,
ton Nom seul,
il suffit.
Partez vers les petits
cimetières joyeux et bleus
de pays.
In « Le Valais au gosier de grive » © Payot/Lausanne – 1960 –La Poésie française contemporaine de Suisse – 1974
Chappaz, comme son compatriote, Georges Haldas, sera un maudit dans cette Suisse, pays de Cocagne trop aseptisé. Il dénonce les mépris des helvétiques pour tout ce qui est culturel, et son culte de l’argent. Dans sa quête profonde, Maurice Chappaz aura sa période d’errance. On le retrouve à Fully, gérant d’un domaine viticole, ou encore ouvrier sur le chantier de la Grande Dixence, expérience qui donne naissance à un ouvrage « Chant de la Grande Dixence ». Profondément en désaccord avec les valeurs reconnues dans son pays, celui qui n’a jamais voulu devenir un esclave industriel ni un bâtisseur de ruines, récoltera la haine de ses respectables concitoyens. Ceux-ci se déchaîneront dans le Nouvelliste : « La montagne a accouché d’une petite bête puante…le Valais a sa gangrène et son cancer, c’est Maurice Chappaz »
La mort est devant moi
La
mort est devant moi
comme un morceau de pain d’épice,
la
vie m’a tournoyé dans le gosier
comme le vin d’un
calice.
L’une par l’autre j’ai cherché à les
expliquer.
J’ai trempé le pain dans le vin,
je me suis
assis,
j’ai fumé,
J’étais sauvage avec les femmes.
Avec
les mains, avec l’esprit
j’ai tâché de travailler à des
œuvres qui respirent.
Maintenant je cherche un parfum
dans la
nuit.
In « Office des Morts »© - Editions CRV 1966 – La Poésie française contemporaine de Suisse – 1974 – P.82
Après la mort de Corinna Bille, en 1979, Maurice Chappaz se retirera définitivement à l’Abbaye du Châble. Il décède le 15 Janvier 2009 à l’hôpital de Martigny.
Bibliographie non exhaustive
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• Un homme qui vivait couché © Revue Suisse Romande -1939
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• Les grandes journées de printemps © - Porrentruy – Portes de France – 1944
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• Testament du Haut-Rhône © Rencontre, Lausanne – 1953
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• Le Valais au gosier de grive © Payot, Lausanne – 1960
-
• Le Portrait des Valaisans en légende et en vérité © CRV, Lausanne – 1965
-
• Chant de la Grande Dixence © Payot, Lausanne – 1965
-
• Office des Morts © CRV Lausanne – 1966
-
• Tendres Campagnes © CRV Lausanne -1966
-
• Le Match Valais-Judée © CRV Lausanne -1968
-
• Les Maquereaux des Cimes blanches © Galland Vevey – 1976
-
• A rire et à mourir © Galland Vevey – 1983
-
• Octobre 769 et le livre de C. © Empreintes -1986
-
• L’Évangile selon Judas © Gallimard -2001
-
• La pipe qui prie et fume © Editions Revue Conférence – 2008
Quelques distinctions
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• Grand prix Académie Rhodanienne, 1948
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• Grand Prix Schiller, 1997
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• Bourse Goncourt de la poésie, 1997
Internet
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• Hommage à Maurice Chappaz par Michel Audétat
-
• Entretiens avec Maurice Chappaz par Serge Sanchez
-
• Hommage à Maurice Chappaz sur Youtube
Contribution de Hélène Millien
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