Nous
avions trahi
l'air
méfié
le monde
démembré
nos
fables.
L'un de l'autre
exclu
pour être le temps vaste
de
soi à soi
mur.
Oui toute la nuit nous mena.
In Encre plus rouge © Flammarion 2003, p.109
Encre plus rouge est la sixième publication d'Esther Tellermann chez Flammarion, parue dix-sept ans après la première, Première apparition avec épaisseur. Claude Esteban était alors responsable de la collection poésie.
Étrangement ce livre débute par une page blanche, comme s'il fallait se taire longtemps et hésiter encore avant de pouvoir parler de soi, parce que le “vif doit être maintenu” suggère François Rannou, dans une approche de cette poésie.
Deux courts poèmes se font face :
Encore
toucher Avalons et
crachons
l'os le possible
encore la cambrure le jour
encore. à l'envers du livre
Et ce que nous
voulons et
laissons peut-être
et crachons un départ
et notre soif. pour un livre
à l'envers de
notre soif.
Ils nous introduisent à ce cheminement dans un labyrinthe intime, que l'on devine chaotique.
Une foule nombreuse hante les pages de ce livre, cherchant à raconter par bribes “l'envers du visible”, et “dans la perpétuelle nuit du monde, le jour fragile de la parole inscrite”.
Les précédents titres du poète exprimaient déjà cette quête : Première apparition avec épaisseur (1986), Trois plans inhumains (1989), Distance de fuite (1993), Pangéia (1996), Guerre extrême (1999).
L'auteur en parle comme « de livres, qu'elle veut organisés en de longues suites narratives » et même si « la syntaxe manque pour déchiffrer ce langage » le désir de poursuivre s'impose.
La couverture des trois derniers s'orne de la reproduction d'un poème manuscrit de l'auteur. À l'intérieur, l'écriture semble née sous le scalpel. Dense, lapidaire, hachée, et sans ponctuation à part un point final pour marquer le terme d'un “épisode”, elle trahit l'ardeur du combat livré contre le réel et soi-même.
Peut-être
on te clouera
au pilier
contre
la nuit des
choses
dépeçant dépeçant
l'aveugle
et tu
marches
comptes
le cri.
In Encre plus rouge, Rouge couleur des nerfs © Flammarion 2003, p.64
****
Roulée
sous
la montagne
et chaque fois
plus rauque la voix
chaque
fois
plus plombée
et murmurant :
sommes
choses
couchées là
mais avons tuniques vergues
et
l'accord des déserts.
Ibid p.84
****
L'ultime
peut
jaillir comme
« feuille
d'or qu'on froisse »
Oui notre odeur a sombré
dans
l'Orient sourd.
Quoi
frappe
en ta chair
que l'un seul ?
In Encre plus rouge p.111
Toute porte est fracture / tout signe est prophète, poursuit le poète, comme s'il fallait absolument cet éclatement intime, cette dépossession totale de soi, pour rejoindre l'autre, tous les autres et tenter de rassembler cette diaspora. Le mot de « fission » apparaîtra par la suite.
Qui
ouvre la blessure
porte au-delà
l'urne ?
Qui fore et
qui retient
qui scelle
une autre profondeur
enfonce
l'épingle
au premier son
accède à l'éclat.
Ibid p.148
****
Il
y eut le sang
il y eut l'os
les vivants et les morts
les
morts et les vivants
et ils descendent
par degrés en
image
simple
afin qu'ils soient davantage
et éclaircis.
Ibid
p.187
Plus
nombreux chaque fois ce peuple, venu des rives de l'Euphrate, du Nil,
du Gange et du Rhin, rassemblé autour de celle qui convoque “morts
et vivants réunis,”et dénonce l'oubli.
Présence
combien précieuse dans l'obscur, le poète clôt son recueil par ces
mots :
je veille.
Terre
exacte,
parait en 2007 et se prétend
une histoire inannoncée/face aux trois Dieux.
Un
expert, que je ne suis point, relèverait partout des mots clefs,
dont
fission, des
références bibliques
ainsi
qu'une symbolique des chiffres.
À
travers eux, le poète poursuit sa quête et, visité par des voix
polyphoniques, il écrit en alternance sous leur dictée, dans
un monde où rien n'advient sans combat ni violence.
Au
plus nu
de ce qui se tait
jamais
j'ai coupé le roseau
j'en
ai fait une lame
je t'ai ouvert
et
je t'ai pris.
In Terre exacte, Du dit jamais © Flammarion 2007, p.60
****
« C'est
vrai » ils t'ont
traîné en pleine lumière
t'ont
voulu
c'est vrai moins nu.
Qui
sait ce que la nuit
traverse
il se tint au milieu.
Ibid p.61
Esther Tellermann est née à Paris en 1947. Normalienne et agrégée de lettres, elle a enseigné dans le secondaire et est actuellement psychanalyste, ce qui explique peut-être la forme particulière de sa démarche.
À la question que lui pose François Rannou, lors de l'entretien publié dans "La Rivière Échappée" en 2001 : "Est-ce qu'il y a un point d'ancrage biographique dans cette recherche d'identité? Au tout début, à l'origine…" Esther Tellermann répond:"à l'origine, je pense que s'il n'y avait pas eu l'appréhension d'un trou, d'une béance, il n'y aurait pas eu projet d'écrire, et en tout cas de la poésie. La poésie n'est pas pour moi un jeu avec le langage. Il y a autre chose. Une sorte de volonté de récupérer... ce n'est pas de la mémoire, ce sont des fragments, des éclats, une volonté de récupérer quelque chose qui alors m'échappait, peut-être m'échappe toujours encore, échappe à chacun, et qui est une ordonnance du monde, de la perception, une ordonnance de l'autre aussi peut-être."
La quatrième de couverture de Terre exacte, paru en 2007, en propose une analyse : « oscillant entre le mystère du mythe et la violence du présent. Mais l'on s'aperçoit, à voir l'auteur s'avancer plus décisivement de livre en livre vers la contrée tangible qui la hante – cette terre des morts et des vivants dont la parole resurgit au détour des strophes – que c'est un portrait aussi qu'elle dessine, un paysage intérieur dont le chant porte l'ombre exacte. Et qui donne à sa poésie cette couleur singulière, d'argile mélangée de sable, rehaussée ça et là d'un éclat d'or. Ou d'écarlate. »
La couleur ocre de la couverture de ce livre, à l'opposé du précédent couleur sable, évoque d'ailleurs la Mésopotamie et ses terres tantôt arides tantôt limoneuses, où naquit l'écriture. Celle du poète se veut de plus en plus universelle.
Elle
ouvrait les cités
villes poussées en dessous
au loin terres
de gel
au loin encore
l'heure tardive
ô
veuillent
s'ouvrir les nuits durcies
vous
contre ma
prunelle.
In
Terre
exacte ©
Flammarion 2007, p.95
Au
détour des errances géographiques, se profile Un
nom d'homme, Adam
perdu puis retrouvé, qui fait l'objet du tout dernier chapitre.
Sais-tu
je
t'aurai porté encore sur les bassins
aurai dressé les routes
peintes
contre les citadelles.
Sais-tu
j'arrache au
vert
le vide des jardins les asiles
je t'avais laissé dans
un nom d'homme.
Ibid p.214
Palpable et amoureuse présence, qui aiderait à lever le voile, à dire et vivre enfin pleinement. Pathétique rencontre, espoir fou.
Ainsi
il y a encore un doigt
qui ressoude les marches
saupoudre
l'huile
fait nuit sur les sœurs
captives de l'innocence.
Les
compte au nombre
les rend à l'usage des vivants.
Confie-les
aux étreintes
qu'elles soient forme double
dans le
dicible.
Ibid p.228
Double
et miraculeuse renaissance, qui « rend à l'usage des
vivants », à la rencontre des “Dieux ”et au rêve.
Orage
de deux sœurs
dans le feuillage
du premier jour
dans
les
fins de terre
elles éprouvent l'oubli
novices dans
leur
sommeil de nacre
elles viennent bruire près des
Dieux.
Ibid
p.263
****
Car
un jour ne tarit
l'autre
lie et sépare
vous offre
à
vous-même
prête à vous oublier.
Affaire les barques
les
ports pose
les indigos
dans la nuit qui vous vint en songe
avec
le rêve
pour rêver.
Ibid
p.265
Naît alors l'ultime poème, qui vaut au recueil son titre de Terre exacte.
Me
voilà
en toi séparée
de l'autre
et en vue des
cités
jaunes
dans un reste
de clarté point
l'extrême de
votre
regard qui
tombe
où je tombe.
Sous votre
sel
est
la colline éventrée
tous les vivants
sous
une
terre exacte.
Ibid p.269
Ainsi sont mis en terre les maux qui ne savaient mourir, alors que jaillit de partout une allégresse nouvelle pour “magnifier les lambeaux”.
« Les montagnes de l'enfance dérivaient en amont. Vous m'appreniez l'âme-étincelle. » écrira t elle plus tard dans Voix à rayures, ensemble d'inédits parus dans le numéro 1 de la revue Place de la Sorbonne, en mars 2011 et repris dans le livre qui paraît la même année, chez Flammarion, Contre l'épisode, à la couverture ensoleillée.
Comment comprendre ce “contre”, est-il dans la prise de position contraire ou se veut-il à l'inverse “tout contre” ? Mais de qui ? Du double retrouvé, du survivant ?
Et de quel épisode s'agit-il ? D'un épisode révolu, d'un franchissement ou d'une rechute? Esther Tellerman nous déroute encore.
L'ouvrage comporte trois chapitres, intitulés : Voix à rayures I et II, Contre l'épisode, et Inquiétude fixe I et II
Qu'ai-je
appris
un carrefour
une promesse
dans les
cheveux
l'ondulation ?
Le fracas des
épisodes
vous
grandi dans
le crime ou
la caresse ?
Ibid p.116
Esther
Tellermann choisit « la caresse » car le ton a changé,
les mots choisis se font plus tendres. S'il flotte encore
de l'abandon et de la crainte dans l'air, il est indéniable que des
retrouvailles ont eu lieu. Retrouvailles avec ses origines, avec
soi-même et l'humanité en soi réconciliées.
J'aurais
voulu retenir
les histoires
dans un cadre d'or
le bleu des
verreries
induit par le crime.
J'ai bercé votre regard
de
lendemains et de
pluies violettes
peut-être je voulais
vous conduire
Ariane jusques aux bords
de ma paupière.
In Contre l'épisode © Flammarion 2011, p.194
Le « fil » n'est donc pas rompu et même si la douleur n'est jamais loin, un souffle neuf se déploie, qui ne ressemble à aucun autre.
« Voici la chambre atteinte dans le noir » mais quand arrive la parole, – « il m'a parlé » – s'ensuit un retour parmi les hommes, « hors des chambres secrètes. »
L'auteur ponctue ses poèmes de refrains à plusieurs variantes : « j'ai supposé vos neiges/ votre langue de mort. », « j'ai supposé les meutes/ toi encordé à moi/ dans le même chagrin », reprises heureuses qui rythment magnifiquement le texte, accentuent l'élan, la vie, l'espace, le mouvement. La terre entière s'associe à ce chant.
J'emportais
vos marées
silencieuses votre
boîte à voir afin que
vous
dormiez trouviez
asile
mer plus intime
gravée aux
parois
votre réponse
à l'écart et dedans
une fosse
animale
j'ai lu ta paume dans
les cartes battues.
Ibid p.43
****
J'ai
marché
les fouets balayaient
les opprobres
crachats
sur
l'heure-folie
une ligne
fait trembler
le noir.
Je
n'avais cru à
vos jardins sur
les torrents ni
à
l'ouverture de
l'emprise ni
au souffle
ni à la
perle
soulignant la courbure
des mers.
Ibid p.142
Un
vaste et sensuel horizon s'ouvre au lecteur qui assume le risque de
vivre et respire enfin à plein poumons.
Plus
près
du point où je te
veille il est une écriture
perçant
la nuit
de toi sont venus
le feu et l'extinction
soit
ressac
de la
première aube
à perte recompose
la
question
puis
glisse à nouveau
dans
les chambres
n'étant
qu'homme.
Ibid
p.221
Grâce infinie à ses yeux de “n'être qu'homme”, de naître et renaître, d'oser goûter au fruit de la vie, hors des sentiers arides de solitude et de caresser peut-être la joie d'une rencontre.
Esther Tellermann confiait à François Rannou, dans l'entretien déjà cité plus haut :
À un moment donné, l'œuvre se détache de vous et elle n'a plus aucun rapport même avec ce que vous pourriez appréhender dans votre quotidien. Elle devient autonome dans le tissage d'une autre langue. Alors est-ce cela une autre identité, un Double ? Peut-être… Parce qu'après tout, est-ce-que ça ne donne pas la possibilité de nouer votre identité imaginaire, quotidienne, à une identité à vous même énigmatique ?
Je crois advenu ce moment décrit par le poète, où sa langue universelle prend chair dans l'autre et lui ouvre les voies multiples du poème.
Bibliographie consultée
Poésie
-
Encre plus rouge © Flammarion 2003
-
Terre exacte © Flammarion 2007
-
Contre l'épisode © Flammarion 2011
-
La rivière échappée © Apogée 2001
Récit
-
Une odeur humaine © farrago 2004
Revues
-
Place de la Sorbonne I © éditions du relief 2011
-
Europe n°986-987 juin-juillet2011
-
Nu(e) n°39
Internet
Contribution de Roselyne Fritel
Esther Tellermann est l'invitée de l'Institut Français de Tel Aviv, le 7 mai prochain, aux côtés de l'anthologie pas d'ici, pas d'ailleurs, dont elle est l'une des voix.
Rédigé par : Angèle Paoli | 21 avril 2013 à 13:25