Pour continuer ce parcours, portons successivement notre attention sur quatre poètes, René Char, Philippe Soupault, Jean Tardieu et Paul Éluard, qui ont chacun à leur manière entretenu avec les peintres des rapports tout à fait privilégiés, les considérant, selon la formule de René Char, comme leurs « alliés substantiels ».
Pour René Char « l’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant ». Or la peinture, par sa puissance, écarte cette menace. Les peintres sont pour lui des contemporains nécessaires, avec lesquels il entretient un dialogue permanent. Il regarde leurs œuvres avec des « yeux nouveaux d’éternité ». Braque, Miro, Giacometti, de Staël, Vieira da Silva, Picasso et tant d’autres, deviennent « ses alliés substantiels ». Sans oublier ceux des siècles passés, depuis l’homme de Lascaux jusqu’aux toiles de Van Gogh.
Parmi eux, nous retiendrons d’abord Georges de La Tour, que Char découvre en 1934, lors d’une exposition au Musée de l’Orangerie à Paris. En 1935, il découpe dans la revue Minotaure la reproduction en couleur du Prisonnier, dont il ne se séparera pas durant ses années de maquis en Provence, comme il l’évoque dans le fragment 178 des Feuillets d’Hypnos, publié en 1946.
La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour, que j’ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le cœur, mais combien désaltère ! Depuis 2 ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l’homme assis. Sa maigreur d’ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L’écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains.
Et peu après, dans La fontaine narrative, publié en 1947, Char écrit :
J’ai terminé Madeleine à la veilleuse, inspirée par le tableau de Georges de La Tour, dont l’interrogation est si actuelle (…). Je voudrais aujourd’hui que l’herbe fût blanche pour fouler l’évidence de vous voir souffrir : Je ne regarderais pas sous votre main si jeune la forme dure, sans crépi de la mort. Un jour discrétionnaire, d’autres pourtant moins avides que moi, retireront votre chemise de toile, occuperont votre alcôve. Mais ils oublieront en partant de noyer la veilleuse et un peu d’huile se répandra par le poignard de la flamme sur l’impossible solution.
Tout au long de son œuvre, René Char a désiré le compagnonnage de ses alliés substantiels, grâce auxquels le poète vérifie constamment, dans un langage qui n’est pas fait de mots, la vérité de sa parole.
Entre René Char et Georges Braque l’amitié fut sans nuage. Elle a commencé en 1945, lors de la publication de Feuillets d’Hypnos par Char et ne sera interrompue qu’à la mort de Braque en 1963. Entre eux le dialogue fut permanent. René Char déclare qu’il éprouvait une « jubilation intense » devant les toiles de son ami. Et de nombreux ouvrages réalisés en commun ont jalonné cette amitié, dont le dernier en est le point culminant.
En 1959, le libraire genevois Edwin Engelberts entreprend l’édition de Lettera amorosa, un poème de René Char, que Braque préférait à tout autre. À Paris, Char, Engelberts et Braque se voient régulièrement pour choisir parmi les gouaches du peintre celles qui, associées aux fragments du poème, donneraient les lithographies attendues. « De son côté Char prend un soin égal à choisir le papier, le caractère, la mise en page et n’hésite pas à commenter le texte en présence de Braque et de l’éditeur afin d’établir par sa parole un lien direct entre le texte et l’illustration », précise Marie-Claude Char. Après d’incessantes recherches et modifications, ce n’est qu’en 1963, que le livre est enfin publié, à Genève, avec 27 lithographies de Georges Braque, cinq mois avant la mort du peintre.
Cette œuvre qui fait partie des traces du dialogue que René Char a entretenu toute sa vie avec les peintres, mais qui restait jusqu’alors inaccessible au plus grand nombre, a été offerte récemment au regard du grand public, grâce à sa publication dans la collection de poche Poésie/Gallimard, à l’occasion du Printemps des Poètes 2007. En voici un court extrait :
Il y a deux iris jaunes dans l’eau verte de la Sorgue. Si le courant les emportait, c’est qu’ils seraient décapités…
Merci d’être, sans jamais te casser, iris, ma fleur de gravité. Tu élèves aux bords des eaux des affections miraculeuses, tu ne pèses pas sur les mourants que tu veilles, tu éteins des plaies sur lesquelles le temps n’a pas d’action, tu ne conduis pas à une maison consternante, tu permets que toutes les fenêtres reflétées ne fassent qu’un seul visage de passion, tu accompagnes le retour du jour sur les vertes avenues libres.
Bien que courtisé par les plus grands peintres, c’est Nicolas de Staël, qu’il vient tout juste de rencontrer, que René Char choisit pour les gravures sur bois de Poèmes, un ensemble de douze pièces extraites du poème pulvérisé, qui sera publié en décembre 1951.
Fortement impressionné par le poète, Staël se lance passionnément dans le projet, passe des journées entières chez les imprimeurs, veillant à tout : le choix du papier, le tirage des planches, la typographie… Il n’est guère de livre où se trouve plus affirmé le tempérament d’un artiste qui ne transige pas, affirmant au maximum de son intensité le noir et le blanc. Certaines planches allant même au-delà des recherches contemporaines de Staël en peinture.
Avec Nicolas de Staël la symbiose fut si complète que René Char dira de leur double démarche : « Nous nous approchons quelquefois plus près qu’il n’est permis de l’inconnu et de l’empire des étoiles ».
A la fin de sa vie, évoquant ce dialogue fructueux avec ses amis peintres, René Char reconnaîtra qu’il fut pour lui « l’exemple généreux d’un juste accord avec le poème-écriture et le poème-illustration ».
Bibliographie
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René Char, Feuillets d’Hypnos, © Gallimard, 1946
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René Char, La Fontaine narrative, dans Fureur et mystère, © Gallimard, 1947
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René Char, Lettera amorosa, illustrations de Georges Braque et de Jean Arp, © Gallimard, 1953, coll. Poésie Gallimard, 2007
Sur l’auteur
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René Char, catalogue de l’exposition, © Bibliothèque nationale de France / Gallimard, 2007
Sur internet
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René Char, la poésie dans son éclat, sur la Pierre et le Sel (10/01/2012)
Contribution de Jacques Décréau
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