Peignant la terre
Devant
le tableau personne
Derrière il y a la terre.
Aveugle,
noire, verte, aveugle.
La terre et ses jardins.
Et, au-delà du
noir, la pression des couleurs
Elles traversent la toile,
déchirées déchirantes ¬ filtrées.
Ce sont forces et ce sont
lambeaux
Lambeaux de force, haillons ontologie.
Moments de
temps morceaux d’espace, et l’inverse :
Moments d’espace
morceaux de temps, les uns tissant les autres,
Atomes.
Matière-esprit. Atomes. Danse. Danse.
Le monde aveugle trempé de
lumière déjà finie. Opacité de
celui qui regarde.
Personne,
mais…
Personne mais devant la surface de la toile
Quelqu’un
d’attentif et de suprême : le peintre.
Il regarde arriver
vers lui les forces, les lambeaux, la couleur,
Les tiges, l’herbe
et sa poussière, les formes :
Ni formelles ni formalisées
ni même formalisables.
Pinceau déployé, sobres drapeaux sur
tous les ports
du crépuscule avant la nuit.
La nuit sera
violente.
Le pinceau peint et le peintre regarde
C’est la
terre qui peint c’est la terre qui est peinte
La toile, miroir
sans tain, réfléchit lentement le devenir :
« Je ne
peins pas, dit quelqu’un, j’époussette un tableau préexistant ».
C’est
par ce poème que s’ouvre le catalogue Salah
Stétié et les peintres, qui
présente deux expositions se tenant simultanément. La première,
Salah Stétié et les
peintres, au Musée
Paul Valéry, à Sète (du 8 décembre 2012 au 31 mars 2013). La
seconde, Salah Stétié,
manuscrits et livres d’artistes, à
la BnF, site François Mitterrand, Galerie des Donateurs, à Paris
(du 8 mars au 14 avril 2013). Un bel hommage rendu à ce poète qui
estime que « la poésie est le langage secret de la peinture »,
et inversement.
Poète arabe de langue française, l’une des figures majeures de la poésie contemporaine, Salah Stétié est né à Beyrouth en 1929, à l’époque du protectorat français sur le Liban. Bien qu’appartenant à une famille musulmane sunnite, il est plongé dans la langue française dès son plus jeune âge, selon la volonté de son père, professeur d’arabe et poète, qui le destine à une grande carrière dans l’administration.
Formé par les Jésuites, il suit à l’École supérieure des lettres de Beyrouth l’enseignement de Gabriel Bounoure, tout comme Edmond Jabès l’avait fait avant lui. Des études qu’il poursuit à Paris, dans les années 1950, à la Sorbonne et à l’École pratique des hautes études, où l’orientaliste arabisant Louis Massignon lui fait redécouvrir la langue et la littérature arabe, en particulier les grands mystiques de l’islam. Si bien que des deux ou trois générations d’écrivains en provenance du Liban, parmi lesquels on peut citer Georges Shehadé, André Chedid, Vénus Khoury-Ghatta, Amin Maalouf ou Dominique Eddé…, Salah Stétié rappelle qu’il est « l’unique écrivain musulman de langue française, cygne noir parmi les cygnes blancs. Situation ambiguë et parfois inconfortable », comme il l’écrit dans Vie d’un homme (dans son introduction à Salah Stétié, en un lieu de brûlure, œuvres, © Robert Laffont, 2009, p. XXIX).
Au cours de son séjour parisien il se lie d’amitié avec Pierre Jean Jouve, René Char, André Pieyre de Mandiargues, Georges Shehadé, Yves Bonnefoy, Michel Deguy et André du Bouchet.
Dans les années 1960, il entre dans la carrière diplomatique, comme conseiller culturel du Liban à Paris, puis pendant sept ans délégué permanent du Liban à l’Unesco, où il contribue à la sauvegarde des monuments de Nubie, dont Abou Simbel. Il est nommé ambassadeur du Liban aux Pays-Bas en 1982, puis au Maroc en 1984, avant de devenir Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères à Beyrouth, de 1987 à 1991, en pleine guerre civile. Puis à nouveau ambassadeur aux Payx-Bas, avant de prendre sa retraite en 1992.
Parallèlement à la diplomatie, Salah Stétié écrit des poèmes en français, « langue d’invention », dont le premier recueil, L’eau froide gardée, publié en 1973, chez Gallimard, est aussitôt remarqué. Son appartenance à une double culture fait de lui « un passeur des deux rives », son œuvre ne cessant de faire dialoguer les deux pays, les deux cultures, dont il est la synthèse parfaite.
L’homme
est fait de la matière
de l’arc-en-ciel
Il est couleur
Le
jaune le bleu nilotique le noir
le rouge d’Amérique
Le
blanc, le blanc aussi, est couleur
D’autres couleurs
existent
que je ne connais pas
Qui sont à l’intérieur dans
les cœurs
et les âmes (…)
In
Le Bleu de la
question, ©
Matarasso, 2009, extrait
Depuis près de 50 ans sa poésie, sensuelle et mystique, inspire un grand nombre de plasticiens et de peintres, qui ont créé en collaboration avec lui des livres d’artistes à tirage limité. L’exposition Salah Stétié et les peintres, qui s’est tenue au Musée Paul Valéry de Sète, du 8 décembre 2012 au 31 mars 2013, a rassemblé l’intégrale des éditions originales, et des éditions limitées, aux côtés de manuscrits du poète, ainsi que de nombreuses œuvres des quelques 70 artistes ayant collaboré avec lui.
Au cours des trente dernières années, Salah Stétié a publié plus d’une centaine de livres réalisés avec de nombreux peintres ou plasticiens, comme Pierre Alechinsky, Jean Cortot, Antoni Tàpies, Jacques Clauzel, Mireille Brunet-Jailly, Jean Anguera, Christiane Vielle, Joël Leick, Catherine Bolle, Gérard Titus-Carmel, Zao Wou-Ki, Jan Voss, Albert Woda, Claude Viallat, Sylvie Deparis, Alexandre Hollan, Julius Baltazar, Rachid Koraïchi, Lad Kijno et quelques autres.
Invention de la pudeur
Le
regard regarde le monde et somptueusement le décolore
Le blanc le
noir le gris la vie la mort
Tout cela paginé par des doigts
distributeurs de musique
Dans la chambre apaisée où l’harmonie
est dense
Et torsadée Orphée vient de partir ! Laissant le
songe de
sa trace en ondes en frémissements en reflets (…)
Notre
regard ¬
Se détournant par invention de la pudeur.
In Fluidité de la mort, © Fata Morgana, 2007, p. 34-35, extrait
Salah Stétié a confié dernièrement à la BNF François Mitterrand, à Paris, un important ensemble de manuscrits, d’éditions originales, de livres d’artistes, d’œuvres sur papier d’amis plasticiens, de lettres et de photographies. D’où cette exposition en forme d’hommage qui lui est consacrée dans la Galerie des Donateurs, jusqu’au 14 avril 2013, et qui est construite autour du manuscrit inédit de ses mémoires, dont la publication chez Robert Laffont est prévue courant 2013. Elle invite le visiteur à suivre le poète dans le laboratoire de son écriture sous toutes ses formes, du manuscrit de travail jusqu’aux livres d’artistes.
Dans le cadre de cette exposition, une journée d’étude est prévue le jeudi 4 avril 2013, de 10h à 18h, au Petit auditorium de la BnF, site François Mitterrand, en présence de Salah Stétié et d’un certain nombre d’intervenants, grands connaisseurs de l’œuvre du poète. Entrée libre (programme détaillé sur bnf.fr).
Feu
de personne
La
lumière et la nuit
Le plateau de la table avec des citrons
doux
Dehors est la lumière envahie de corbeaux
Dans la
chambre, personne
L’homme et la femme sont assis plus beaux
qu’aveugles
Puis ce coup de balai, ce coup de bleu
Sur
les retombées du jardin de personne
Mais les insectes vivaces,
les chats fantômes
Les pas de musique
La main sur les volutes
de la pierre
Les images ne sont le feu de personne
Mais
seulement sont-elles le don d’un champ d’orties
Flambant sous
l’œil du cœur
Un pli de la montagne les retire
Quand lui,
le cœur, est de pollen, de vent solaire
Mêlé à de tendres
fumées dans le matin
Là où se dresse le lit ruiné de
feuilles
Avec les draps de chacun souillés de terre
In Fluidité de la mort, © Fata Morgana, 2007, p.70
Sur l’auteur
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Mohamed Boughali, Salah Stétié, un poète vêtu de terre, © PubliSud, 1996
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Salah Stétié, livres d’artistes, catalogue de l’exposition à la maison Elsa-Triolet-Aragon, à Saint-Arnoult-en-Yvelines, juin-septembre 2003
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Marc-Henri Arfeux, Salah Stétié, coll. Poètes d’aujourd’hui, © Seghers, 2004
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Salah Stétié et ses peintres, catalogue de l’exposition à l’Espace 1789, à Saint-Ouen, mars-avril 2006
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Revue Nunc, n° 15, dossier spécial consacré à Salah Stétié, mars 2008
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Salah Stétié et les peintres, catalogue des deux expositions consacrées au poète, à Sète et à Paris, décembre 2012
Internet
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Salah Stétié, un poète multiculturel, article de Jean Gédéon sur La pierre et le Sel, en date du 28/10/2011
Contribution de Jacques Décréau
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