Si la mort est un poème, le poème est ce geste qui la frôle sans périr et triomphe sans gloire…
In Comme si dormir, © Bruno Doucey , 2013, p.8
La Pierre et le Sel : Quelles sont les circonstances qui ont conduit à écrire ce recueil, Comme si dormir ? Quelle place, en termes d'écriture, occupe-t-il par rapport à tes publications antérieures ?
Laurence Bouvet : Les circonstances sont celles liées à la mort de ma mère. Avant de mourir, elle a regardé son feuilleton habituel dont le titre ce soir-là était La mort est un poème…
Cela m’a suffisamment troublée pour que je décide de noter, sous la forme de fragments dans un premier temps, tout ce qui en passait par moi : pensées furtives, réflexions, rêves, cauchemars, impressions, émotions… Je savais qu’avec le temps et étant donné le fameux « travail de deuil », dont l’appellation galvaudée réduit à un certains nombre d’étapes le chemin qu’induit la perte et la douleur, le vécu dans l’instant de cette perte et la douleur elle-même sont enfouis et transformés. Reste ensuite la narration avec toute la distance et les défenses qui la caractérisent pour parler ou écrire « la mort » d’un être cher.
Ma démarche était et est toujours contre-narrative ou anti-narrative. Pour permettre la saisie dans l’instant de l’instant . C’est je crois ce qui caractérise la poésie par rapport à toute autre écriture. Par la forme aussi bien que par le fond. La forme se doit de rendre compte de ce qui est dit, au plus près de la chose évoquée. L’exercice a été long et difficile. Il a permis l’émergence d’un nouveau style, plus proche du corps ou du corporel donc des sensations, des sons, des consonances qui sont finalement « physiques » si je puis dire. S’agissant de la mort de ma mère, j’ai fait l’expérience inédite d’une perte proche de l’arrachement en plus de me retrouver face à la finitude qui reste un concept tant que quelque chose ne s’est pas passé dans le corps. Retranscrire dans le corps du texte le corps physique, son chaos, ses heurts, sa musique. J’ai eu l’impression qu’il me fallait « extraire » pour transformer sans déformer la douleur pour la mettre sur le chemin du chagrin puis des souvenirs.
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Ce
n’est
pas toi dis
Ce corps-billard là tes jambes ici tes bras
Qu’ils
te cassent en la circonstance
Au motif que raideur trop avancée
Les membres comme des billes
Sur le velours de leur tapis
Ils te rangent te déplient
T’ont-ils frappée ?
Pour
qu’tu sois prête de toute beauté quand
Mise en bière mise en
pli de tes cheveux tu y tenais
In Comme si dormir, © Bruno Doucey , 2013, p.24
Dans les précédents recueils j’étais partie pour l’épure, le style dénudé, un tant soit peu hermétique, presque sans corps. La mort de ma mère m’a brutalement ramenée au tangible, au réel. La mort, c’est un silence de mort. C’est l’absence à jamais de la possibilité de sentir, de toucher, de voir, d’entendre la personne disparue. Et même si l’on retrouve en soi ce qui reste vivant du mort tant que l’on est vivant, la triste réalité est, indéniable et puissante, que l’on a perdu sa « fréquentation » dans la réalité de tous nos sens. La mémoire, les souvenirs sont de piètres substituts en attendant de mourir à notre tour.
Il y a un avant et un après la mort de ma mère. Je n’écrirai plus jamais comme avant cette chose impensable d’avoir eu une mère et de ne l’avoir plus.
La Pierre et le Sel : Nous nous connaissons depuis longtemps. Je sais que tu as l'habitude d'écrire en fonction d'un projet. Ce fut le cas avec Unité 14, c'est encore le cas avec Comme si dormir. À chaque fois, tu fais un travail important sur la langue utilisée. À quelles sources as-tu puisé précisément pour ce projet-ci ?
Laurence Bouvet : J’ai voulu lire tout ce que les écrivains et poètes avaient écrit sur la mort d’un de leurs parents… Albert Camus, Victor Hugo, Stéphane Mallarmé, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Albert Cohen, plus proche de nous Valérie Rouzeau… Puis, j’ai voulu écrire le recueil que j’aurais aimé lire en de pareilles circonstances.
Le langage de l’enfance retrouvé par le chagrin a été cette source. Et puis je ne voulais pas « raconter » la mort de ma mère., je voulais « dire » la mort à la manière de la mort : brutale, qui blesse, qui heurte, qui fait se rappeler, dans la peine mais dans la joie aussi et surtout dans la tendresse. Une façon de m’y résoudre, de m’y plier, de l’accepter… j’allais dire à mon corps défendant…
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C’est-à-dire
que ton rire rit en moi
Que ton sourire sourit en moi
Que ta
voix est ma voix
Cette manière d’apothéose
Ce mal je m’y
pique d’un seul mot cette démarche
Être
ce sablier cette fissure je m’y glisse
C’est-à-dire que tu es
ce par quoi du sel
Sur la plaie du désordre de la vitesse
Sur
les éléments épars de ma nature particulière
De l’affolement
*
C’est-à-dire
que ton rire rit en moi
Que tes pleurs pleurent en moi
Qu’il
a plu d’un ciel sans nuage
Des lambeaux insoupçonnés
Que
ton pas ô rythme de mes pas sur cette neige
Ôtant
au décor et l’époque et son âge
Les pleins et les creux
courant sur ton visage
L’oiseau noir mesure matin borgne
Le
dernier de tes soupirs mais la terre délicate
Te prolonge de ses
encres déliées
*
C’est-à-dire
que ton rire rit en moi
Que ta mort mord en moi
Qu’il est des
moments où je voudrais t’imiter
Mais à moins de mourir chacune
à mon tour
Celui-ci n’est pas joué
Déjà ton air roulant
sur ma peau d’herbe et de vitre
Ton reflet s’y accorderait
Si les lunes pleines des légendes
Et pour vivre ce que
vivent les fantômes
Quand se taisent les loups
In Comme si dormir, © Bruno Doucey , 2013, p.40 et suiv.
La Pierre et le Sel : est-ce que l'écriture de ce recueil a permis un retour positif sur ton enfance ?Laurence Bouvet : Je n’ai pas fait un retour à l’enfance. L’enfance m’est revenue. Tout de suite après la mort de ma mère il s’est agit d’une forme de réminiscence plus que de souvenirs. Les souvenirs sont pour après. On ne se souvient pas dans l’instant même de la mort. On ne peut pas se souvenir de quelqu’un ou de quelque chose que l’on n’a pas encore perdu. On se souvient dans l’après-coup c’est-à-dire que l’on reconstruit. La mort déconstruit avant tout, elle ne se souvient pas, elle est sans mémoire. C’est au Vivant de reconstruire. On prend communément cette reconstruction pour le « travail de deuil » . Il n’y a pas de deuil.
La Pierre et le Sel : est-ce que cela a changé ton regard sur la mort ?
Laurence Bouvet : Cela a changé mon regard sur ce qui est dit sur la mort.
La Pierre et le Sel : Quelle place occupe aujourd'hui la poésie dans ton existence ? As-tu d'autres activités d'écriture ? D'autres activités de création artistique ?
Laurence Bouvet : La place de la poésie dans mon « existence » est essentielle. Elle participe du sens de la vie et de la joie. Elle est exclusive, exigeante et ne permet pas de la quitter pour exercer d’autres formes de créations artistiques. Car elle demande beaucoup de temps et de travail. Cette exigence est une insistance et une nécessité. Elle se suffit déjà d’être la seule.
La Pierre et le Sel : Quels sont les poètes, contemporains ou du patrimoine, qui te sont proches par leur écriture ? Quelle place accordes-tu à la lecture des autres poètes dans ton travail personnel ?
Laurence Bouvet : J’aime lire les poètes, tous les poètes. Et les contemporains beaucoup. Ils sont la poésie vivante, en marche pour l’avenir. Pour ce qui est des classiques, je reste très « classique », puisant chez les poètes de langue française, sorte de fixation, c’est vrai, à la langue maternelle : Victor Hugo, Paul Eluard, René Char, Guillevic, Mallarmé, Henri Michaux, René Guy Cadou…. Ceux vers lesquels je reviens le plus souvent.
Pour les contemporains idem : Yves Bonnefoy (mon maître à penser et à rêver !!!) s’il ne fallait en citer qu’un car ils sont nombreux. Les poètes et poétesses de ma génération me ressourcent également, m’encouragent et me stimulent. Les lire c’est dialoguer avec mon époque, son style, son langage, sa personnalité. Cela m’est indispensable.
La Pierre et le Sel : Professionnellement, en tant que psychothérapeute, la parole est matière de ta pratique. Y a-t-il des passerelles, voire des interactions, entre cette parole est la langue que tu utilises pour la poésie ?
Laurence Bouvet : Peut-être des ponts. Je ne saurais dire si oui, vraiment. S’il fallait qualifier ma poésie je dirais qu’elle est une « poésie de l’intime ». Comme mon activité professionnelle qui me fait côtoyer la souffrance et le désordre psychiques. Cependant, ma vie professionnelle n’est pas une source d’inspiration alors que la poésie, elle, est une source d’expiration… L’une accompagne l’autre, oui mais laquelle ? La question peut rester en suspens ? Elles se côtoient, tentent de cohabiter mais de moins en moins. Et puis la poésie existe depuis plus longtemps que la psychologie et la psychanalyse. Elle a fait ses preuves.
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En
allant me coucher
Chaque sommeil te jette un sort
Mamèreest
mortema mèreestmorte
Tout bien rangé ton corps
Façon
serviette enfant trop sage
Belle tenue beau pliage
Un chat
miaule derrière la porte
Je lui ouvre parce qu’il ne sait rien
de toi
Ni le sombre des nuits
Ni la pâleur des jours
In Comme si dormir, © Bruno Doucey , 2013, p.76
La Pierre et le Sel : Quelle est ton opinion quant à l'état de la poésie en France et particulièrement de la petite édition ?
Laurence Bouvet : La poésie se porte bien, c’est évident. Nombreux sont les poètes et la période est faste pour la poésie féminine, ce qui n’a pas toujours été le cas. La petite édition n’est pas petite. Elle garde dimension humaine et lutte contre un certain système dont elle peut très bien se passer d’ailleurs. Elle reste libre et protège ainsi tout son potentiel créateur.
Elle n’a pas besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer, pour reprendre un propos célèbre. Certes, un certain nombre de « petits » éditeurs, qui ne sont pas si petits donc comme l’attestent leurs choix éditoriaux, mettent la clef sous la porte. Ce n’est que partie remise pour d’autres qui prendront le relais, ou par ceux-là mêmes qui ferment boutique mais qui savent rebondir, ailleurs et autrement.
Je suis pleine d’espoir pour la poésie avec un grand P. Et pour les poètes que l’on ne peut faire taire sous aucun prétexte. Ils savent le prix de la liberté de parole. Où serait la réelle menace ?
La Pierre et le Sel : Utilises-tu Internet en relation avec la poésie ? As-tu un site personnel, un blogue ? Consultes-tu ceux des autres ?
Laurence Bouvet : Oui. Facebook notamment, comme interface. Je n’ai plus de site personnel, n’ayant pas le temps de m’en occuper et je le regrette.
Oui, je consulte les sites poétiques et j’admire leurs administrateurs qui chaque jour prennent soin de leur petit.
La Pierre et le Sel : Quels sont tes projets à venir ?
Laurence Bouvet : Après m’être attachée à la solitude, à la folie et la mort, comme expériences de l’intime, je suis en train de travailler à un recueil qui concerne le désir. Mes projets sont donc d’écrire, d’aimer et de travailler…
Bibliographie
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Voir article de La Pierre et le Sel du 8/09/2011 : Laurence Bouvet, poésie en vie
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Comme si dormir, © Bruno Doucey, 2013
Internet
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Une recension de Michel Baglin dans Texture
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Une page dans Recours au poème
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La page des éditions Bruno Doucey
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Libre parole à Laurence Bouvet dans Francopolis
Contribution de PPierre Kobel
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