La
nuit me mord
de son croc
et mon cou saigne.
Dessous les
pierres
le scorpion
danse et redanse.
Lente, la
pluie
s'achemine
jusqu'à la chambre.
L'escalier
sombre
du désir
n'a pas de rampe.
In Trois fois rebelle, traduit du catalan par Annie Bats, © Éditions Bruno Doucey 2013, p.17
Le 24 mars dernier, lors du Salon du livre, il fut rendu, au stand de Barcelone, un vibrant hommage à Maria-Mercè Marçal, écrivain et poète, emportée précocement par la maladie en 1998.
Cet hommage célébrait la sortie, en édition bilingue, aux Éditions Bruno Doucey de Trois fois rebelle, recueil couleur soleil, réunissant quelques uns de ses poèmes, dont l'intensité du verbe, l'audace du ton et l'engagement féministe sont inoubliables.
Deux jeunes comédiennes, Julie Duchaussoy et Vanille Fiaux, chargées de leur mise en voix sur fond d'accompagnement musical de Jonathan Seilman, en firent un moment chargé d'une intense émotion. Émotion renouvelée, le samedi 25 mai, à La Maison de la Poésie, Passage Molière à Paris, qui donnait carte blanche aux Éditions Bruno Doucey.
Le choix des poèmes, ici présentés, sera autant que possible différent de celui du spectacle pour laisser à celui-ci toute sa fraîcheur.
Pour commencer, voici la Devise de cette femme « trois fois rebelle », devise qui donne son titre au recueil et l'introduit, affirmation véhémente de la substantifique moelle de son auteur :
Je
rends grâce au hasard de ces trois dons :
être née femme,
de basse classe, de nation opprimée.
Et de ce trouble azur
d'être trois fois rebelle.
Ibid
p.9
Suit une énumération féroce de l'attirail de la femme au foyer, cette fière guerrière domestique, qui ne manque pas d'esprit :
Balai,
plumeau, époussette, chiffon,
torchon, tampon, étoupe,
serpillière,
peau de chamois, savon, eau de javel,
bleu à
linge, poudre, ajax, seau, lessiveuse.
Baquet, cuvette,
tapette à matelas,
poubelle, raclette, éponge, pelle à
ordures,
bassine et cendres, lavettes, esprit de sel.
Le
guerrier part pour le champ de bataille.
Ibid p.13
Ironie mordante du ton, pourtant il danse entre les mots une joie de vivre souterraine, une malice enfantine et l'inattendu de vieux mots oubliés.
Je
monterai la tristesse au grenier
avec le parapluie cassé, la
poupée borgne,
le cahier périmé, la vieille tarlatane.
Je
descendrai les marches dans la robe de joie
qu'auront tissée des
araignées toquées.
Il y aura de l'amour émietté au fond
des poches.
Ibid p.21
Contrairement à ce que l'on pourrait croire le poète n'a pas vécu entre quatre murs une vie uniquement ancillaire.
Maria-Mercè Marçal naît le 13 novembre1952 à Barcelone, grandit dans la province de Lérida, en Catalogne. Elle poursuit ensuite des études supérieures de philologie classique à Barcelone, et sera toute sa vie professeur de langue et de littérature catalane, dans le secondaire. Elle épouse le poète catalan, Ramon Pinyol Balesch, dont elle aura, en 1980, une fille, Heura, ce mot signifie « lierre » en catalan. En France, il est coutume de prêter au lierre cette vieille devise héraldique : « Je meurs où je m'attache. »
Essayiste, critique, elle publie un roman remarqué, La passion selon Renée Vivien, à propos de l'écrivain Renée Vivien, d'origine anglaise surnommée à son époque la « Sapho 1900 ».
Mais elle est surtout connue comme poète. Elle maîtrise parfaitement toutes les formes poétiques classiques de la littérature espagnole, sonnet, rondeau, berceuse mais aussi les formes traditionnelles catalanes.
En collaboration avec la traductrice Monika Zgustová, elle publie en catalan les poèmes de Anna Akmatova et de Marina Tsvetaeva, et traduit également des femmes engagées telles Colette, Marguerite Yourcenar, Sylvia Plath ou Léonor Fini. Ces choix, jamais anodins, affirment aussi un engagement féministe.
Elle participe activement à la vie littéraire de son temps, crée avec son mari une maison d'édition, Llibres del mall, qui publie principalement de la poésie. Elle s'affirme dans la vie politique affichant son anti-franquisme, et revendique ouvertement son attirance pour les femmes.
À moi les rames, ma souche est nomade !
J.V.Foix
Je
t'aime parce que. Car mon corps le réclame.
Car tu vins de la
vague sans ordre ni concert.
Car les brouts du bocage fleurissent
ta cabane
sans verrous ni loquets, dans un délire vert.
Parce
que je le veux, bue par la déraison.
Que c'est l'amour, glané,
qui entre mes draps graine.
Qu'est bien rivé en moi le soupir du
scorpion
provoquant la saline et hérissant la grève.
Car
je suis trop fragile pour bâtir le barrage
à la marée vivante
qui dans le noir me noie.
Et car je suis trop forte pour qu'un
destin me ploie,
scellé sans moi par les aiguilles du
ravage.
Parce que l'eau profonde ne veut ni paix ni rade
et
proclame bien haut que ma souche est nomade.
Ibid p.37
Vient ce tendre et bouleversant poème, dédié à sa fille, qu'elle nomme « soeur, étrangère », l'associant par avance à sa condition de femme rebelle. Le vers, mis en excergue, est de Marcelline Desbordes-Valmore, dont le combat pour les droits de la femme et l'attachement à sa fille furent notoires
Car si près que tu sois l'air circule entre nous.
Desbordes-Valmore
Heura,
victoire
de mars,
ma sœur
étrangère, soudain faite
présence :
comment déchiffrer ta langue barbare
et
violente qui force mes confins
jusqu'au sang, un défi qui ne me
laisse
même pas les jambes pour les prendre à mon cou !
Quels
yeux et quelles mains – mais pas les miennes –
sauraient te
voir juste comme un toucher,
comme la beauté faite chair,
éclose
sur mon ventre, sans questions ni points ?
Je sens
la nostalgie de ces oreilles
de devin sur le sentier de ta
voix
quand tu n'étais que l'ombre d'un murmure
de feuilles
hautes, dans le corps, désir,
signaux de fumée entre les deux
rives
du bois, son de tambours, ouvert, lointain,
colombe au
bec neuf, blanc où j'inscrivais
l'alphabet végétal de ton
message,
poème vivant sans réponse urgente
comme celle-ci que
je sais ne pas savoir.
Et cependant je t'appelle victoire,
lierre
de mars, Heura, sœur,
l'étrangère.
Ibid p.51
Le poème suivant s'ouvre sur cette citation de Sylvia Plath, poète américaine, malheureuse jusqu'au suicide :
Chaque femme adore un fasciste…
Cette
part en moi qui adorait un fasciste
– ou l'adore, qui
sait !
Couche avec toi, ci-gît.
Elle
ne craint pas la tombe. Depuis toujours vouée
au plus noir
domaine,
elle meurt avec toi, vit de toi.
Offrande
frissonnante, elle ne sait que te suivre,
s'accrocher à ton
mal
comme au port le plus sûr.
Méduse désossée, ce qui
reste de moi
se bat pour se combler
sans toi, et loin de
toi.
Le bistouri hésite. Qui me vit au-delà ?
Et
comment te penser
comme si je n'étais pas toi ?
Ibid
p.61
Les poèmes qui suivent, rangés sous le titre, Raison du corps, n'ont pas été relus et disposés par l'auteur de son vivant. Ils évoquent sa maladie, la chirurgie qui l'ampute et la mort qui se précise mais conservent toute l'intensité et la noblesse, qui caractérisent cette écriture.
D'un
fil d'oubli
elle enfile l'aiguille,
défait l'accroc qu'elle
voit,
laisse celui qu'elle veut.
Elle pique peau
morte,
tissu,
air, chair vive :
elle coud la mémoire,
la
repriseuse aveugle.
Ibid
p.79
Rien
ne te sera repris : seul viendra
l'instant
d'ouvrir
docilement la main
de libérer
la mémoire de
l'eau
pour qu'elle se retrouve eau
de la haute mer.
Ibid
p.87
Elle décède en 1998, à 45 ans, des suites d'un cancer. Elle laisse cinq recueils de poésie et deux anthologies poétiques en catalan. L'édition française de Bruno Doucey, traduite du catalan par Annie Bats, reprend en partie ces recueils, écrits entre 1973 et 1988, et y ajoute Raison du corps, publication posthume.
Sa poésie fut célébrée de son vivant et recompensée par de nombreux prix dans son pays. Son unique roman lui valut six prix littéraires. De nombreux poèmes furent adaptés en chanson par des chanteuses catalanes célèbres.
En novembre 2011, parut en français Sorcières en deuil, traduit du catalan par Michel Bourret Guastevi , professeur de langue et de littérature catalane à l'Université Paul Valéry de Montpellier, recueil édité par l'A.F.C (l'Association Française des Catalanistes).
Ce recueil figurait en 2012 au programme de l'option catalan du concours externe de l'agrégation. Pour le lire, il vous suffit de taper sur le lien indiqué en fin d'article.
On ne peut que remercier les Éditions Bruno Doucey d'avoir mis cette œuvre si forte et originale, à la portée du public français.
Internet
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Une présentation sur le site du Pen Club catalan
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Un article Wikipedia
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Maria-Mercè Marçal sur le blog de Paris Sorbonne
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Traduction de Bruixa de dol à télécharger en PDF
Contribution de Roselyne Fritel
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