Faisant suite aux articles, rédigés par Jacques Décréau, sur le thème “Peinture et Poésie” pour La Pierre et le Sel, et parus ces dernières semaines chaque lundi.
Nous vous proposerons, dans le même esprit, au cours des quatre prochains lundis, quatre séries de mises en regard d'œuvres de divers arts plastiques avec un poème.
Tableaux ou sculptures s'accompagneront d'un bref historique à propos de leurs auteurs respectifs.
Quant au choix des poèmes, il s'agira bien sûr d'alliances toutes subjectives, à l'exception du premier et du dernier poème présenté aujourd'hui.
La jeune fille lisant une lettre de Johannes Vermeer, dit Vermeer de Delft (1632-1675), est un tableau, acheté par Auguste III, Électeur de Saxe et Roi de Pologne, daté d'environ 1657. Visible au Musée de Dresde, il est tout différent de celui du Rysksmuseum, La femme en bleu lisant une lettre, daté de 1662.
cela
doit être une table
mais la nappe
se lève intempestive
et
prend le jour
ses plis fendus
font glisser d'un plat
un feu
de fruits
des pommes rouges et des pêches
un rideau veille
et
semble protéger de son vert et or
l'espace intime
où l'on
accueille la venue d'une lettre
dans un écart de soi
sous un
suspens de flamme
In Une suite de matins © Éditions Folle Avoine 2005, p.63
Heather Dohollau, poète d'origine
galloise, née en 1925 près de Cardiff en Grande-Bretagne et engagée
pendant la dernière guerre dans la Women's Land Army, s'est
installée en France en 1947. Ayant d'abord vécu dans l'île de
Bréhat, elle a habité Saint-Brieuc, de 1958 au 30 avril dernier, où
elle s'est éteinte en terre bretonne. Elle écrivait en français et
sa prose comme sa poésie ont été publiées par Yves Prié aux
éditions Folle Avoine, depuis 1981.
Une suite de matins, d'où est tiré le poème précédent, contient plusieurs textes écrits à propos de tableaux, dont ce lui-ci , qui le clôture :
Tableaux
ce que j'aime ce sont les tableaux des autres – les tableaux et les cartes – en eux je vis les mettant sur les murs pour partir loin cherchant à distance pour voir devant moi fenêtres internes la grâce de l'air où je suis
La
seconde œuvre proposée est un tableau de Giorgio de Chirico, Énigme
de l'arrivée et de l'après-midi, daté
de 1912.
Elle fait partie d'un ensemble de toiles chargées de mystère et de silence par leurs éléments architecturaux, leurs jeux d'ombres et l'étrangeté de leurs personnages.
Peintre, sculpteur et écrivain italien, Chirico, né à Volos en Grèce, est arrivé à Paris en 1911 avec son frère Alberto Savinio, également peintre. Il fréquente alors les « samedis » de Guillaume Apollinaire – dont il fera un tableau célèbre – et y rencontre Picasso. Par la suite, alors que mobilisé en Italie il a quitté Paris, les surréalistes le découvrent, le qualifient de « précurseur » et le considèrent comme l'un des leurs.
Sitôt la guerre achevée, Chirico reniera son précédent style et optera, jusqu'à sa mort, pour une peinture classique.
Le
poème qui l'accompagne, Il
me semble que je pars,
est extrait d'un recueil de Silvia Baron-Supervielle, Pages
de voyage, édité
par Arfuyen en 2004. Née en Argentine en 1934, à Buenos Aires,
installée à Paris dès 1961, elle écrit depuis en français. Tout
un article lui est consacré sur La Pierre et le Sel.
Il
me semble que je pars
mais je suis le retour
d'une migration
continue
entre saisons contraires
et horaires
inconciliables
sans déchiffrer les codes
nécessaires à la
manœuvre
Sans pratiquement bouger
de la phase à l'approche
du
rivage de la rencontre
sans pouvoir y accoster
ni franchir le
fleuve
qui s'interpose entre
le port et la mer
In Pages de voyage © Arfuyen 2004, p.30
Le troisième tableau L'éloge de la mélancolie, daté de 1948, est de Paul Delvaux
Né en 1897, dans un milieu bourgeois des environs de Liège en Belgique, Paul Delvaux est attiré très jeune par la peinture. Une carrière de peintre n'est pas envisageable pour sa famille, il commence donc des études d'architecture, avant de pouvoir entrer à l'Académie de peinture. Il sera d'abord un peintre impressionniste, puis expressionniste jusqu'à sa rencontre avec les tableaux surréalistes, de Magritte, Ernst, Dali et surtout Chirico, exposés en 1934 par Le Minotaure.
Le titre de L'éloge de la mélancolie évoque d'ailleurs une toile de Chirico, tandis que son année obligatoire d'architecture marque les constructions en perspectives de ses tableaux.
En effet, il représente en général des femmes nues, richement parées, des hommes en costume trois-pièces et chapeau melon, – inspirés de Magritte – qui se croisent sans se voir sur des esplanades, des gares, des palais ou sous de vastes parvis, dans le plus étrange des silences.
Le
poème
en regard est de Guénane Cade, née à Pontivy en 1943. Ayant
longtemps vécu en Amérique du Sud, enseignante, elle réside
aujourd'hui en Bretagene. Huit de ses recueils ont pour thème l'île
de Groix. Le poème choisi Clandestine
en toi-même est
tiré de son recueil Couleur
femme, paru
chez Rougerie en 2007.
Clandestine
en
toi-même
Femme
débride-toi
décape
décolle
découds
découpe
dépique
déplie
démine
dépave
déplâtre
désenveloppe-toi
dérange
secrête
et vivante
élève encore ta tour
le feu y ronronne
et
l'horizon te couve
In Couleur femme © Rougerie 2007
La dernière et quatrième œuvre est une sculpture. La Vénus de Lespugue, statuette en ivoire de mammouth, a été découverte le 9 août 1922, par René de Saint-Périer, dans les Grottes de Rideaux, à Lespugue, en Haute-Garonne. Elle fait partie des collections du Musée de l'homme, à Paris. Datée de moins 26 à moins 24.000 ans, elle mesure 147 millimètres de haut, 60 mm de large et 36 d'épaisseur. Brisée par un coup de pioche, lors de sa découverte, elle a été restaurée. Elle a inspiré le poème de Roberto Ganzo, du nom de Lespugue.
Robert Ganzo, 1898-1995, poète et auteur dramatique d'expression française, est d'origine vénézuélienne et né à Caracas. Installé par la suite à Paris, comme libraire et bouquiniste, il fut résistant et prisonnier durant la guerre, et aussi archéologue, peintre et marin.
Son épouse est à l'origine d'un prestigieux prix de Poésie, le Prix Robert Ganzo, créé en 2007. Ce prix fut remis en 2012 à Marie-Claire Bancquart, et il récompense en cette année 2013, Serge Pey, lors du Festival des Étonnants voyageurs, à Saint-Malo.
Vals
que l'été gorge de sève,
je vois tes seins s'épanouir
et
parfois ton ventre frémir
comme un sol chaud qui se soulève.
Tu
m'apaises si je m'étonne
de ces pouvoirs que tu détiens ;
et
je sais, femme, qu'ils sont tiens
les miracles roux de
l'automne.
Ta voix chante les longs passages
de nos frères
multipliés
(...)
et chante aussi que tu m'es due
comme mes
yeux, mes désarrois,
et tes cinq doigts d'ocre aux parois
de
la roche où ta voix s'est tue.
Le silence t'a dévêtue,
–
chemin d'un seul geste frayé –
et mon orgueil émerveillé
tourne
autour d'une femme nue
(…)
(extraits) in L' œuvre poétique © Gallimard 1997, p.31/32
Internet
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Nombreux articles consacrés à Heather Dohollau sur Poezibao
-
Le site de Génane Cade
-
La Vénus de Lespugue et Robert Ganzo sur Wikipedia
Contribution
de Roselyne
Fritel
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