Je
me servirai de mon sexe
à ma façon comme je
l’entends
J’empêcherai que l’État le contrôle
ou que
les ancêtres s’en mêlent
J’empêcherai qu’une idéologie y
porte la main brutalement
J’empêcherai qu’on en donne des
leçons ou qu’on en fasse la publicité
En aucun cas
je ne
tolérerai qu’on l’échange contre de l’argent
Je ne me
donnerai pas l’air d’être belle ou gentille
Je ne ferai pas
semblant de tout connaître
Je prendrai tout simplement possession
de mon corps
Sous le ciel
Au pays de la poésie
Je suis
fleurie
In Je suis une porte (2007), dans Celle qui mangeait le riz froid, © Bruno Doucey, 2012, p. 105
La poésie est très vivante en Corée du Sud, comme l’a montré le film Poetry de Lee Chang-dong, qui a connu un succès mondial en 2010. Moon Chung-hee, l’une des grandes figures de la poésie contemporaine coréenne, est devenue depuis peu accessible au lecteur francophone. On a pu découvrir quelques-uns de ses poèmes dans le numéro 139-140 de la Revue Poé&sie, entièrement consacré à la Corée 2012 (chez Belin). Et l’éditeur Bruno Doucey a publié en octobre 2012 Celle qui mangeait le riz froid, une anthologie personnelle regroupant près de 80 poèmes, empruntés à divers recueils écrits sur plus d’une trentaine d’années.
Moon Chung-hee est née en 1947, à Boseong, un petit village au sud de la Corée, entre la fin de l’occupation japonaise, qui a duré 35 ans, et le début de la guerre civile, qui en trois ans allait diviser son pays en deux. Grâce à son père, elle reçoit la meilleure éducation et peut faire des études à Séoul, bien qu’étant née fille. Une situation qui l’isole, en lui laissant une impression de solitude extrême.
Pour compenser cette blessure, elle se met à écrire dès l’âge de 13 ans et devient peu à peu une poétesse que ses professeurs encouragent et qui sera par la suite lauréate de nombreux prix littéraires. Depuis elle a publié une dizaine de recueils, qui n’ont pas encore été traduits en français. Elle fait partie de la génération des écrivains, qui les premiers ont recommencé à écrire en coréen, le japonais ayant été imposé durant l’occupation.
Chant
de la flèche
Chaque
fois qu’on me le dit
je pleure toujours un peu
Tu vivras en
te servant des mots
plus que de l’eau et du feu
en vérité
plus que de l’argent
Alors tu dois ramasser beaucoup de mots
Et
puis tu dois les dépenser comme il faut avant ton départ
Cependant
on ne compare pas les mots à l’épée
mais à la flèche
car
une fois utilisée, fichée quelque part
elle ne revient
jamais
L’être vivant parmi les bois épais
de flèches
aiguës, dès que fiché en plein cœur
c’est un poison qui
pénètre à toute vitesse ou bien
c’est une flamme
Quand
je vois l’amour qui commence par un mot nouveau
comme la
première page d’un nouveau livre sacré
je pleure en sanglotant
un peu
C’est de mots que tu te serviras avant ton
départ
plus que de l’eau et du feu
ou bien de l’argent
car
ils sont la plus belle des richesses
Chaque fois qu’on me le
dit
oui, vraiment, je pleure un peu
Ibid.,
p. 115-116
Bruno Doucey déclare avoir été saisi par la force de cette poésie qui reste avant tout d’une très grande simplicité. Une poésie de la réalité des choses les plus ordinaires de la vie quotidienne, à commencer par l’univers de la femme au foyer, et tout particulièrement la cuisine avec ses tâches ménagères. À cet égard, les titres de ses poèmes sont assez révélateurs : Petit chant de la cuisine (p.13), Pommes de terre (p.20), En faisant la vaisselle (p.27), En épluchant les fraises (p.33), En épluchant des poireaux (p.41), Le riz froid (p.83), L’histoire de la table à manger (p.110).
Cette poésie de la banalité du quotidien et de ses objets délaissés n’est pas sans faire penser par moment à Francis Ponge. Mais au cœur de l’aspect prosaïque de toutes ces servitudes quotidiennes Moon Chung-hee dévoile l’existence d’un monde parallèle, où nous entraînent le rêve et le désir. Comme dans cet étonnant poème, où à l’apparence des choses dans leur morosité viennent se superposer les rêves les plus fous, qu’elle évoque entre parenthèses.
Une
journée sans titre
Je
me lève à l’aube et je prépare les gamelles des enfants
je
lis distraitement le journal du matin
( comme un serpent sortant
des touffes d’herbe dévore un quartier de lune
j’écrirai un
poème intense)
Laissant tomber la vaisselle
je mets de la
musique et je bois un café amer comme du poison
(Lorsque j’erre
seule dans les montagnes
après avoir fui les aiguilles de
l’horloge où souffle le vent de sable jaune)
Dans la machine à
laver tournent chaussettes et pantalons
je réponds au téléphone
qui sonne avec fureur
Publicité immobilière informant de la
vente
d’appartements dans une ville nouvelle. Ah, merde
(Le
feu bat des ailes follement pour purger seul le péché qu’il a
commis seul)
Sans appétit je saute le déjeuner
je nettoie les
anchois séchés. Je lave le riz
(J’ouvre le livre de Georges
Bataille sur l’érotisme et j’entre dans le monde des tabous et
des interdits)
Pleine période des soldes dans les grands
magasins
Dans des centres culturels on donne des cours de shiatsu
et de golf
(L’écran est toujours vide)
Encore ainsi une
journée s’en va
Je me lamente et prends le dîner puis en
regardant le journal télévisé
(Je me lève furtivement vêtue
de mes seuls dessous
pour aller voir un amant caché…
…Comme
un serpent sortant des touffes d’herbe dévore un quartier de lune)
In Pour les hommes (1996), ibid, p 47-48
Dans « Ma poésie, mon corps », un article paru sur le site Web de l’université de Berkeley, en 2009, Moon Chung-hee écrit : « La poésie, tout comme le corps humain, est une fleur pourvue de beauté, de tristesse, de désir et elle est aussi un chemin » (p.133). Aussi accorde-t-elle dans sa poésie une large place au corps féminin. Avec sa beauté, Chant d’un corps nu (p.53), À mon corps nu de nouveau (p.77), En me maquillant (p.95). Comme avec ses blessures, dans le cadre de l’hôpital, Les seins (p.54), Tumeurs (p.56), Un hôpital en hiver (p.57), Poils du pubis (p.101).
Dans une société confucéenne fortement marquée par la tradition patriarcale, Moon Chung-hee n’hésite pas à remettre en question la suprématie masculine, pleine de préjugés, comme dans Mon épouse, où elle décrit, non sans ironie, l’épouse idéale.
Mon épouse
J’aimerais
avoir une épouse
Une épouse pareille à une fleur
épanouie
au printemps tel un rire éblouissant (…)
Quand je lui donne de
l’argent que j’ai gagné
elle me prépare des repas (…)
Elle
regarde toujours son mari d’un œil admiratif
Elle est ma
colonie, elle m’appartient (…)
On dit qu’une telle épouse
est en voie de disparition
comme un animal qui aurait vécu dans
la jungle il y a longtemps
Oh, j’aimerais avoir cette sorte
d’épouse :
une invention du dix-neuvième siècle qui est
encore absolument utile
In Je suis une porte (2007), ibid. p 106-107, extraits
Une poésie de l’intime, mais qui est aussi profondément universelle, depuis qu’un jour Moon Chung-hee s’est levée pour dire non. Son combat est d’abord celui de toutes les femmes de Corée, mais aussi du monde entier. Elle y dénonce toutes les formes de discrimination, dont elle se trouve être le témoin. En dénonçant par exemple le peu de place accordée aux femmes coréennes, qui restent trop souvent confinées dans la cuisine. Ce qu’elle ressent comme une injustice inacceptable.
Où
ont-elles disparu
ces si nombreuses lycéennes ?
Cette
fille travaillait bien à l’école
et excellait aussi dans ses
activités personnelles
Sortie du lycée elle a réussi sans
peine
au concours d’entrée à l’université mais où est-elle
maintenant ?
Fait-elle bouillir la soupe aux pommes de
terre ?
Après l’avoir préparée pendant trois heures avec
l’os
s’exposant à la vapeur chaude devant la cuisinière à
gaz
sera-t-elle heureuse le soir de regarder son mari
avaler de
bon appétit cette soupe pendant quinze minutes ? (…)
Est-elle
devenue femme d’un médecin, femme d’un professeur ou bien
infirmière ? (…)
Où ont-elles disparu ces si
nombreuses lycéennes ?
Dans cette forêt de hauts buildings
ne devenant ni députées ni ministres ni médecins
ni
professeurs ni femmes d’affaires ni cadres d’une société
rejetées
de-ci de-là comme un gland tombé dans le repas du
chien
errent-elles encore sans pouvoir se faire valoir ?
Sans
pouvoir prendre part au monde grand et large
sont-elles confinées
dans la cuisine et la chambre ?
Où ont-elles disparu ces si
nombreuses lycéennes ?
In Viens, ô faux amour (2001), ibid. p. 65-66, extraits
Moon Chung-hee aime trop la liberté pour accepter un tel asservissement. Comme elle écrit dans le Train du mariage : « Le mariage est important / mais la vie l’est davantage / Si le mariage trouble la vie / je vais abandonner le mariage » (p. 79). Sans en arriver jusque là, elle revendique toutefois, de façon toute naturelle, sa part de liberté, afin de pouvoir se ressourcer, loin de son mari.
Une lettre à écrire à l’aéroport
Mon
chéri, laisse-moi partir un an seulement, je t’en prie
Je m’en
vais maintenant en vacances pour l’année sabbatique du
mariage
Depuis ce jour où l’on a fait le serment du
mariage
debout côte à côte
pour être unis pour le meilleur
et pour le pire
on est bien arrivé jusqu’ici avec courage
Il
y a l’oasis dans le désert
ou est-ce l’oasis qui a son
désert ?
En tout cas on s’est enraciné là-dedans
et
les branches ont poussé assez touffues
Cependant, laisse-moi
partir un an seulement, je t’en prie
Les soldats ont leur
permission
et les ouvriers ont leur repos
Même les chercheurs
tranquilles
partent se ressourcer pour l’année
sabbatique
Maintenant je m’offre une année sabbatique comme
eux
Mon chéri, laisse-moi partir un an seulement, je t’en
prie
Je reviendrai après m’être retrouvée
In Un pavot dans les cheveux (2004), ibid. p. 81
En 1982 elle part pour New-York. Au cours de son séjour de deux ans aux États-Unis, elle découvre et apprécie pour la première fois ce qu’est vraiment la liberté. La liberté pour une femme de vivre comme elle l’entend. Et nombre de ses poèmes seront empreints de féminisme. La liberté également de pouvoir élargir son horizon culturel aux dimensions du monde.
Mais Moon Chung-hee ne limite pas à la sphère du privé l’expression de ses refus. Elle s’oppose aussi, à sa manière, à toute forme d’oppression politique du pouvoir, elle qui n’a que seize ans lors de l’instauration de la dictature militaire de Park Chung-hee (1963-1979). Devenue célèbre, elle a le courage de lui dire non, en déclinant l’invitation présidentielle.
Le poète invité
Le
jour où le Président issu de l’armée m’a invitée à un
dîner
estimant que même les hommes politiques devraient
connaître un peu de poésie,
je me suis arrêtée net en donnant
le numéro de ma carte d’identité
pour accéder à la cour de
la Maison Bleue
et j’ai aussitôt fait demi-tour (…)
À
l’instar d’un écrivain de la région de New-York
qui a
décliné sans hésiter une invitation à dîner à la Maison
Blanche
de peur que les deux cents oies qu’il élève dans sa
cour ne soient pas nourries ce soir-là,
j’ai dit que je ne
pouvais pas me rendre au dîner du Président
alors que je n’ai
pas même une oie à nourrir (…)
In Je suis une porte (2007), ibid. p. 113, extraits
Comme bien des Coréens aujourd’hui, Moon Chung-hee souffre de voir son pays natal coupé en deux. Une division qu’elle refuse d’accepter. Dans un poème récent, plein de symboles, elle décrit son rêve de voir un jour l’unité retrouvée entre le Sud et le Nord. Ainsi s’exprime le fol espoir d’une simple femme, dont la force est de ne jamais renoncer à vouloir changer le monde.
Ma
dent de sagesse que j’ai enterrée sur la montagne Keumgang l’année
dernière
quel germe donne-t-elle maintenant ?
Devient-elle
lentement un diamant ?
Quand j’ai foulé le sol de Corée
du Nord pour la première fois
pour réciter des poèmes sur la
paix
avec des poètes venus de divers pays du globe
Ma dent que
j’ai enterrée sur la montagne Keumgang
Écoute-t-elle à
présent les oies sauvages et le bruit du vent froid ?
Écoute-t-elle
tomber les feuilles d’érable ?
J’ai appris que c’était
mon pays
mais le Nord était imprégné d’interdits et
d’obsessions
Quand je m’enfonçais dans la montagne verte de
Keumgang
soudain j’ai senti une pierre froide dans ma
bouche
j’ai craché et j’ai vu que c’était une dent de
sagesse cassée
alors je l’ai enterrée avec soin sur la
montagne Keumgang
Une dent qui a poussé au Sud
je l’ai
plantée dans la chair du Nord comme un symbole
alors tout mon
corps s’est allégé en vacillant
On parle d’un noyau atomique
qui se trouverait quelque part au Nord
mais quel noyau pourrait
être plus sûr que cette dent ?
Comme si une greffe d’organe
amicale avait eu lieu
il faisait doux au soleil couchant sur la
montagne Keumgang
L’espoir c’est peut-être d’enterrer
comme
une graine
une idéologie pareille à une dent cassée
En
tendant mon long cou comme le roseau
ces jours-ci je regarde
souvent vers le Nord
Ibid. p. 127-128
Bibliographie
-
Moon Chung-hee, Celle qui mangeait du riz froid, traduit du coréen par Kim Hyun-ja avec la collaboration de Michel Collot, préface de Michel Collot, © Bruno Doucey, 2012
-
Revue Po&sie, n° 139-140, spécial Corée 2012, © Belin, printemps 2012
-
Rage et solitude, Moon Chung-hee, poétesse, par Andrea de Beneditis, © Keulmadang (web-revue de littérature coréenne en langue française), 27 nov. 2012
-
Moon Chung-hee ou le courage d’être femme, par Véronique Cavallassa, © Keulmadang, 20 février 2013
-
Rencontre avec Moon Chung-hee, présentée par Bruno Doucey et Kim Hyun-ja, sa traductrice et interprète, au Centre culturel coréen, le 22 mars 2013 (vidéo, durée 1h 21)
-
En épluchant des poireaux, sur La Pierre et le Sel (22/11/212)
Contribution de Jacques Décréau
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