Comme ci comme ça est une anthologie de la collection Poésie/Gallimard, ouvrage créé en 2012 par Michel Deguy afin de regrouper certains de ses poèmes des années 1980/2007.
Il fait suite, chez le même éditeur à une anthologie de 1973 regroupant sous le titre Ouï dire les poèmes de 1960/1970, et en 2006, ceux de 1960/1980 sous le titre Donnant Donnant.
Les recueils repris dans Comme ci Comme ça dont l’écriture s’étale sur vingt ans ont diverses sources d’inspiration, au fil des recueils dont le premier cité, Gisants évoque la persistance têtue des sentiments essentiels que sont l’amour, le plaisir, la passion, l’épanouissement dans le sexe, face au temps fragile qui ronge insidieusement notre ticket d’abonné au monde.
Conte
Un
soir où nous avions mis une seule ceinture
Tu me chuchotais un
conte à l'oreille de neige
Et me disais je suis émue
Et nous
avions enjambé déjà plusieurs grands intervalles
Fait des
arches d'absence plus grandes que celles d'Avignon
Et sommes
revenus à nous par des gués en crue
Gisants, L’effacement, Comme ci Comme ça, Poésie/Gallimard, 2012, p.50
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Où le temps se perd
La minuscule et quasi subliminale perte du temps, qui est perte du temps comme où la perte de la rivière est source, là où le temps se perd est un délice — quand je me lève de chaise, appelé par la sonnerie, et pendant ce laps — vingt, quarante secondes ? — en commande, délivré de la tâche de décrire, de la contrainte d'inventer un gué laborieux, mais voué à rien pendant, je ne pense qu'à ouvrir...
ibid, p.57
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Vérités
Le temps est presque tout mort comme un orme qui meurt en Europe ; je voudrais substituer à cette calvitie de l'arbre des vérités en rythme d'une conversation heureuse.
La délinquance n'a plus que cette aptitude : à reconnaître du vrai dans la vive pensée des autres.
Mes « ennemis » ne sont pas ennemis. Dispersion des « vérités », à « l'infini », comme des espèces, moins dénombrables que les taxinomies. Elles se tolèrent soudain, d'où je suis ! Ne se battent, ni ne se méprisent ; il y eut saison pour cela et le spectacle de la foison.
Ibid. p.65
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Aide mémoire
Ce
qui a lieu d'être
Ne va pas sans dire
Ce qu'on ne peut
pas dire...
II faut l'écrire
La partie donne sur le
tout
Qui donne la partie
Savoir à quoi ça ressemble
C'est notre savoir — non absolu
Il faut de la
semblance
Pour faire de la contiguïté
Le poème est des
choses prochaines
Qu'il faut aller chercher
(…)
Gisants, Le journal du poème, Comme ci Comme ça, Poésie/Gallimard, 2012, p.105
Le recueil intitulé Aux heures d’affluence, composé de poèmes en vers libres et de proses poétiques, reprend des thèmes plus ou moins constamment évoqués par le poète qui est aussi philosophe, à propos de la relativité du temps, de la persistance douteuse des souvenirs, des événements abominables qui ont eu lieu, comme Auschwitz, et qui, un demi-siècle plus tard ne laissent plus aucune trace et ne signifient rien dans la mémoire des jeunes générations, « où les hommes rejetés sont devenus des pierres, anti-terre, anti-matière, anti-histoire, échéance en bloc du « désastre obscur »…Mur de lamentations. » (p.171)
Nous
nous souvenons d'avoir vécu et comme
De moins mortels nous rions
sur la réserve des vivres
La lune en rond parfait comble la
préhistoire
L’océan se soulève plus haut que l'horizon
En
trois-mâts repasse le fantôme du Golgotha
Aux Heures D’affluence, Comme ci Comme ça, Poésie/Gallimard, 2012, p.177
Le recueil intitulé A ce qui n’en finit pas est le plus important de l’anthologie. C’est un élégie, à la mémoire de son épouse décédée d’un cancer, qui comporte cent trente deux pages.
Michel Deguy y donne libre cours à une douleur lucide et désespérée que ne tempère pas une quelconque croyance. « Nous avons ventriloqué Dieu : l’avons fait sujet de nos phrases (par le truchement des prêtres) (en) des millions de phrases contradictoires. « Silence sur Dieu » (ça veut dire cesser de le faire parler) serait un bon moratoire. Dieu c’est ce qui ne change rien à ce qui est : une hypothèse inutile. (…) Comme si comme ça, p.300
Pietà
C'est comme si on frappait tout le temps un blessé à terre celle qui s'étend là sous nos pieds, battue ; le silence est devenu son silence ; l'ignorance générale, sa perte de connaissance. Les choses ne respirent plus, comme elle ; ne répond plus. Tout ce que nous faisons, disons : autant de coups, mortels, accablant un enfant, abattant la faiblesse, l'ensevelissant encore un peu plus, elle la désarmée, sans réplique, l'évanouie, l'éreintée. Je ne la protège plus. Mais l'ai-je protégée ou l'ai-je réduite, évincée?
À ce qui n’en finit pas, Comme ci comme ça, Poésie/Gallimard, 2012, p.195
Cette douleur de l’auteur se traduit dans ce poème, le seul de cette facture dans cette anthologie, par une sorte de délire verbal, sous forme d’énumération :
Tous ces poèmes que tu m'en voulais de ne pas t'avoir plus expressément, nommément, dédiés dans le livre, à même
et les autres femmes qui n'étaient pas ma femme se plaignaient que je n'inscrivisse pas leur nom à elle, à même le livre.
Tonte, clavette (de) poutre, un jour; orage, bière dans la grange, lunes essuyées, un jour; menstrues repiquées cinq cents fois, une vie; meules désarrimées, claies, grappes de boue foulées, un jour; marché, clous qui réparent, cercueil faux talon, un jour; rêve, lierre, couperose, ventes, un jour un mois une vie; chiens tachés, carence de pasteurs, ruts, accidents, un soir, un matin, une ère. Méfaits et mouchoirs, orgueils, crachats conjugaux, sillage de feuilles, je sème on s'aimera bottes, pluies sur la peau, housse ferlées, délires et servantes, héritage; à bras le vent, rouille, couronnement, désuétude immortelle, un jour encore paye, sourires, fils tendus des mains aux nuages, aux arbres, casse, un midi, un soir; meurtre cirque, je meurs, tumeur; fils ne m'abandonne pas, les bêtes sont malades, je viens, je viendrai, attendez-moi un jour, un an; serviteurs, chapeaux, statuts infranchissables, machines, bière; pourquoi m'as-tu abandonné, cheveux et saules, chevaux, boue, mares, sabres, je sue; c'eût pu être, établi, trahison, couches, mésalliance du voisinage, pentes de briques, dettes; hardi, Dorian, grès, dilapide, débile, falaise albe, le passé passe par la chaîne du livre, du film, de la tv, orage ici. Luxe, livres, sans remède, dîme du vent, amer amour qui tourne ailes, corsets, lait, sang; jabots, pudeur, droits communs, le vent, un jour, un siècle, la fresque compte, ne fais rien, oubli sur la lande, hurlevent, gobetween, enfant, arbre, livre, lisière, sorts bibliques; un jour, un an, stèles, perds; crinoline et sillage, cuisine, abus, nul ne sait; père, absent, alors, la brume, adultère pour nos entretiens, perte, adieux, le mort revient pour mourir, Amérique, je n'irai pas si tu gardes ton regard
ibid.p 224
****
Les petites différences, mille et un détails où nous différions, objets des débats familiaux en «j'aime/j'aime pas », où son choix déterminait le cours des choses, parce qu'il faut bien que de deux choses l'une soit préférée et décidée, et que par exemple les rideaux le soir soient tirés pour cacher la nuit et ainsi le style de l'existence commune soit moins le résultat de concessions que fidèle à la manière d'être de l'un, et c'était d’elle, voici que la séquence en est abandonnée ou renversée, parce que je ne tire pas plus les rideaux sur la nuit que je ne fais les lits, et c'est une érosion, une ruine, une infidélité, une amnésie.
Ibid. p. 244
****
Vous y êtes vous n'y
serez plus.
Vous n'y serez bientôt plus vous n'y êtes déjà
plus
Soustrayez-vous. Le temps devient cosmique
Vous y êtes
encore. Nous n'y serons bientôt plus
Plus personne. Cela aura été
faites comme si
nous y étions comme si nous n'y étions
plus
ibid. p. 257
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Rien dans ce qui nous attend dans la vie après la mort — donc : après la mort du très proche, de l'alter ego, de sa « moitié » — rien qui autorise à parler de deuxième vie, d'une autre vie que la précédente, où le même échec se renoue, désolée, éperdue : c'est l’en vain de l'Ecclésiaste, l'aridité après le col, fait d'espoirs et de déceptions, affable, à transformer en sagesse.
« S'y faire » est l’injonction vernaculaire nouée dans son laconisme. À quoi ? À la condition de mortel, d'inconnu, d'éphémère, d'incertain. Ignoble, bref, invisible, insignifiant, insensé. Avec quoi il faut faire — faire de l'humour, de la convivialité, de l'hospitalité, de la tolérance, de la paix — de « l'illusion de la joie ». Quelle machinerie !
ibid. p.269
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«...
n'est plus. »
Le non-être est euphémisme.
Métamorphoses,
en perdrix, en laurier, ou Assomption, c'était le songe ardent de
traverser la mort, intègre, sauf, jusqu'à un autre bord. Mais s'il
n'y a pas d'autre bord, de séjour, de barque, de transport, d'où
viendra l'élan de la métaphore ?
La tragédie a disparu. Les
sacrifices refluent, désemparés, forcenés. Les tueries explosent,
endémiques, stupides, aphasiques. «Après Auschwitz»...
Baisser
le ton. La mort n'est ni une possibilité, ni une issue. Moins de
sens. Changer la manière d'y être, à partir de l'expérience plus
récente de la mort, du désastre, de
la déterrestration.
(…)
ibid. p.313
Le dernier recueil cité dans Comme ci Comme ça s’intitule Pièces Détachées et regroupe des textes écrits entre 1999 et 2007, notamment, celui-ci, sorte de clin d’œil au formalisme de la poésie contemporaine :
en mémoire de Léo Ferré le 14 juillet 2003
Tu
ne tueras point
Ni tes camarades de classe, ni tes profs
Ni
les voisins tu ne tueras point ni
À Srebrenica ni à Tel-Aviv ni
à Jenine
Ni parce que Dieu t'attend en buvant sous la treille
Ni
pour ta patrie ni pour tes idées
Tu ne tueras point
— «
point » veut dire
Tu ne tueras pas du tout
Tu ne tueras pas
le préfet Érignac
Sous aucun prétexte pas même celui de la
gloire oubliée
de Paoli
Ni parce que Dieu t'a donné le lopin
Au lendemain de la Genèse
Ni parce que Mahomet et son âne
Ont quitté la terrasse sous les ailes de l'ange
Tu ne tueras
pas pour le tiroir-caisse de la boulangère
Ni pour le chant de
ton accélération à 3 grammes 5 d'alcool
Ni pour la plage des
souteneurs retirés sous les tropiques
Tu ne tueras ni pour jouir
Ni pour te venger
Ni parce que «tu le vaux bien»
Comme
te le serine L'Oréal
Avec tes 300 000 ans tu n'as plus l'âge
De faire le malin
Ni parce que les odeurs du voisin traversent
le palier
Ou que le dieu d'en face a une trompe ;
Tu ne tueras
pas
Non parce que ce fut écrit sur la pierre
Mais parce que
tu te le dis à toi-même
Soudain en plein cœur
Et qu'on te
le dit : c'est mieux de ne pas tuer,
Crois-nous
(…)
Né en mai 1930, Michel Deguy, outre son œuvre poétique, est aussi philosophe, traducteur, conférencier et essayiste. Il a écrit de nombreux textes théoriques, en particulier, sur la poésie, dans une incessante et inaccessible recherche de l’essence poétique, cette obscure clarté, sans contour et sans apparence mais qui la contient toute en soi.
Proche de Jacques Derrida, professeur émérite de lettres (à l'Université de Paris VIII), il participe par ailleurs aux revues Critique (« Conseil de rédaction ») et Les Temps modernes.
Il a présidé de 1990 à 1992 le Collège international de philosophie, et de 1992 à 1998 la Maison des écrivains.
Il est rédacteur en chef de la revue Po&sie qu'il a créée en 1977.
Il a dirigé le cipM de 1997 à 1999.
Couronné de nombreux prix, notamment les prix Fénéon, Max Jacob et Mallarmé, il a reçu en 1989 le Grand Prix national de poésie et en 2004 le Grand Prix de poésie de l'Académie française.
Bibliographie poétique
-
Les Meurtrières (P. J. Oswald, 1959).
-
Fragments du cadastre (Gallimard, 1960)
-
Poèmes de la presqu'île (Gallimard, 1962):
-
Le Monde de Thomas Mann (Pion, 1962)
-
Biefs (Gallimard, 1966)
-
Actes (Gallimard, 1966)
-
Oui Dire (Gallimard, 1966)
-
Figurations (Gallimard, 1969)
-
Tombeau de Du Bellay (Gallimard, 1973)
-
Poèmes 1960-1970 (Gallimard, 1973)
-
Reliefs (d'Atelier, 1975)
-
Jumelages, suivi de Made in USA (Seuil, 1978)
-
Donnant Donnant (Gallimard, 1981)
-
La Machine matrimoniale ou Marivaux (Gallimard, 1982)
-
Gisants (Gallimard, 1985)
-
Poèmes 1970-1980 (Gallimard, 1986)
-
Brevets (Champ Vallon, 1986)
-
Choses de la poésie et affaire culturelle (Hachette, 1987)
-
Le Comité (Champ Vallon, 1988)
-
Arrêts fréquents (Anne-Marie Métailié, 1990)
-
Axiomatique Rosace (Cartes blanches, 1991)
-
Aux heures d'affluence (Seuil, 1993)
-
À ce qui n'en finit pas (Seuil, 1995)
-
L'Énergie du désespoir (PUF, 1998).,
-
Gisants/Poèmes III 1980-1995 (Gallimard 1998)
-
La Raison poétique (Galilée, 2000)
-
L'Impair (Farrago, 2001).
-
Spleen de Paris (Galilée, 2001).
-
Un homme de peu de foi (Bayard, 2002).
-
Poèmes en pensée (Le Bleu du ciel, 2002).
-
Sans retour (Galilée, 2004)
-
Au jugé (Galilée, 2004)
-
Le Sens de la visite (Stock, 2006).
-
Donnant Donnant (Poèmes 1960-1980) (Gallimard, 2006).
-
La Fin dans le monde (Hermann, 2009)
-
L'État de la désunion (Galaade, 2010).
-
N'était le cœur (Galilée, 2011)
-
Écologiques (Hermann, 2012).
Internet
-
Un dossier complet sur le poète.
-
Dans l’émission de France Culture, Ça rime à quoi, une vidéo sur le poète.
-
Un entretien sur la poésie avec M. Deguy.
-
Dossiers divers sur Poezibao dont un de Béatrice Bonhomme de la revue NU(e) ;
Contribution de Jean Gédéon
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