Le second volet de notre proposition présente deux sculptures, une gravure et une toile, face à quatre poèmes. Leur choix, très personnel, vise à créer un dialogue entre texte et œuvre d'art.
Sakountala, est une sculpture de Camille Claudel, (1864-1943), réalisée dans l'atelier de Rodin de 1886 à 1888 et dont un grand plâtre fut exposé et primé au Salon des Artistes français, à Paris en 1888.
Elle s'inspire de la légende d'un poète hindou, Kalidasa, qui raconte les retrouvailles de Sakountala et de son époux, après une séparation provoquée par un envoûtement. Allusion évidente aux relations passionnées et houleuses, qui liaient alors le maître à son élève et modèle.
Les femmes, à l'époque, n'avaient pas accès à l'École des Beaux-Arts et faisaient la honte de leur famille en choisissant de mener « la vie dissolue d'artiste ». Camille Claudel, bien que douée d'un magnifique talent qui égalait celui de Rodin, en paya le prix fort.
Après sa rupture avec ce dernier, abandonnée par lui et par sa propre famille, elle vécut un temps dans son propre atelier. Puis, prise de révolte et de désespoir, se mit à détruire ses propres œuvres.
Devant le scandale provoqué, et à la demande de sa famille, elle fut internée d'office en 1913.
Elle mourut de froid et de dénutrition, durant la guerre de 40, dans l'asile de Montdevergues près d'Avignon, où elle passa 30 années de sa vie, sans plus jamais toucher à ce qui fut sa passion et son art.
Chant d'amour brutal, est un poème de Paul Verlaine, (1844-1896), dont la vie fut instable et tourmentée. Il figure parmi les “Premiers vers”du poète, dans les Œuvres poétiques complètes, publiées dans la Pléiade.
Chant d'amour brutal
Quand le dernier tissu de
fine broderie
Descend de ton épaule et découvre tes
seins,
Lorsqu'il tombe à regret de ta hanche nourrie
Et
s'attarde à voiler la courbe de tes reins,
Quand tu laisses
jusqu'à tes pieds choir la batiste,
Sans faire un mouvement, sans
prononcer un mot,
On croirait voir surgir quelque rêve
d'artiste
Du sein pâle et veiné d'un marbre sans défaut.
Le
marbre se fait chair, et tu redeviens femme,
Et, d'un geste coquet
relevant tes cheveux,
Tu fais de ton regard étinceler la
flamme,
Et tu te jettes toute entre mes bras nerveux.
Je te
tiens, laisse-moi sur ta gorge et tes lèvres,
Par des baisers
brûlants et forts comme le vin,
Puiser la folle ardeur des
amoureuses fièvres ;
Laisse-moi m'enivrer à ce contact
divin.
Ah !... mon cœur bat, ma bouche est aride,
altérée :
Autour de moi, tout fuit ; non, rien
n'existe plus
Que le rouge qui monte à ta joue empourprée,
Et
les tressaillements lascifs de tes seins nus !
Rien !
rien, sinon les mots que ta bouche murmure
À l'heure où le
plaisir luit en tes yeux mi-clos ;
Quand je vois ondoyer ta
blonde chevelure,
Et ton cœur se pâmer en de joyeux
sanglots !
Encor ! Je veux encor te revoir !
Que m'importe
Mes amis d'autrefois, mes rêves de demain ?
À
peine ai-je fermé derrière moi ta porte,
Lorsque j'ai fait cent
pas, dix pas sur le chemin,
O Mia, je voudrais revenir à ta
bouche,
Puiser ce doux poison d'amour et de plaisir !
À
ce souvenir seul, loin de toi, sur ma couche,
Je me tords dans
l'angoisse infâme du désir.
In Œuvres poétiques complètes © La Pléiade 1938, p.19
L'œuvre suivante, Pour l'Amour de Zeus, est une magnifique gravure de Jean Martin-Bontoux (1927-2003) qui nous conte de façon extrêmement sensuelle l'aventure érotique de Zeus.
Selon la légende, la jeune et belle reine Léda, tandis qu'elle se baignait dans une rivière, fut approchée par un cygne, qu'elle prit dans ses bras et qui n'était autre que Zeus. De cette étreinte, naquirent d'un premier oeuf Pollux et Hélène, enfants du dieu, et d'un second, Castor et Clytemnestre, enfants de son époux.
L'enlèvement d'Hélène devait engendrer par la suite la Guerre de Troie.
Cette gravure, récemment exposée dans le cadre de la Fête de L'estampe, est l'oeuvre d'un artiste exceptionnel par sa technique parfaite et son imagination onirique. Il découvre le Surréalisme, en 1947, à l'occasion de l'exposition internationale du Surréalisme à la Galerie Maeght et rencontre, un an plus tard, André Breton, il participe activement aux réunions et délibérations du groupe et le quitte en 1950, mais reste fidèle à ses données. De ce choix, il dit : « le surréaliste continue de représenter pour moi une grande aventure poétique, une aventure qu'il est indispensable de vivre totalement, intensément.»
C'est dans cet esprit que, frappé par l'œuvre originale d'Alfred Jarry, il a illustré son Ubu-Roi, édité par l'Atelier Michel Cornu. Peintre de talent, il laisse deux immenses toiles, à la fois visionnaires et truculentes sur ce thème, Ubu et La Horde.
Ses dessins, peintures et gravures figurent dans une quarantaine de livres, traitant de sujets divers. Les Éditions Nataris ont publié en 1982, Terres de métamorphoses, livre qui présente gravures, dessins et collages de l'artiste et que l'on peut encore se procurer aisément.
Il a été fait par ailleurs deux films à propos de son œuvre.
Son épouse, Lucy, a bien voulu à ma demande et celle du sculpteur et graveur Saint-Maurien, Brigitte-Perol Schneider, autoriser la reproduction de cette gravure par La Pierre et le sel, qu'elles en soient vivement remerciées.
La sensualité du poème choisi, Le Cygne, se marie parfaitement avec la gravure de Jean-Martin- Bontoux, il est tiré d'un recueil de Jordi Pere Cerdà. Dramaturge et poète, de son vrai nom Antoine Cayrol, il est né en 1920, dans les Pyrénées-Orientales, à Saillagousse et décédé à Perpignan en 2011.Avant tout enfant de Cerdagne, il refusait la frontière qui divise son pays, et défendit la cause catalane par de nombreux engagements politiques et sociaux, y compris dans la Résistance et le Parti communiste. Écrivant en catalan ses pièces de théâtre et sa poésie, il fut exclusivement publié en Catalogne et célèbré à Barcelone.
Il existe heureusement trois recueils bilingues de ses poèmes, qui nous permettent d'apprécier cette superbe écriture. Les deux premiers, ont été traduits par André Vinas : Paraula fonda, ou Sens profond, paru en 1998 et Suite Cerdane, paru en 2000. Le troisième, édité par Jacques Brémond, d'après une adaptation de Cris Cayrol, date de 2009, en voici un extrait :
Cygne
Il
nous fallait un cygne pour habiter
mille miroirs d'eau sous le
soleil.
Le signe courbe et gracieux d'un col,
l'épaisseur du
corps balançant
de brillants icebergs de plumes et de
lait,
architectes d'arabesques
tout au long des journées.
Il
nous fallait un cygne pour s'offrir à
incarner un Dieu
dans
une ombre complice,
pour que, soyeux, il ouvre
de chaque doigt
de plumes,
comme un bouquet de fleurs
les genoux de
Léda,
l'approche délicate
autour
des contours de la
peur.
Il fallait vaincre le raidissement
soudain des
nerfs,
pour que se glisse le plaisir
d'une imperceptible
caresse
si légère,
l'insinuation d'un long cou,
le
bruissement chaud d'un serpent.
Il fallait la pureté unique
du
diamant
dans le blanc du soleil,
pour devenir symbole.
In Oiseaux © Jacques Brémond 2009, p.43 et 45
Constantin Brancusi, 1876-1957, est l'auteur de la seconde sculpture, Le Baiser. Né en Roumanie, dans un petit village au pied des Carpates, il est d'abord apprenti tonnelier, puis reprend des études tout en exerçant quantité de petits métiers. À Cracovie, en 1884, il fréquente l'École des Arts et Métiers, en 1898 il étudie la sculpture à l'École Nationale des Beaux-Arts de Bucarest. En 1904, on le retrouve à Paris. Il aurait traversé l'Europe à pied, en passant par Budapest, Vienne, Munich et Bâle.
Il est remarqué par Rodin, au Salon d'Automne de 1904, invité à travailler comme assistant dans son atelier de Meudon, il y reste un mois, avant de le quitter avec ce mot d'humour : « rien ne pousse à l'ombre des grands arbres. »
Il s'installe alors 54 rue du Montparnasse à Paris et réalise, en taille directe, Le Baiser, sculpture sobre et suggestive qu'il utilisera ensuite pour réaliser le monument funéraire de Tatiana Rachevskaïa, jeune suicidée, dont il reçoit commande. On peut le voir, au cimetière Montparnasse, section 22, division 22.
Il est présenté, en 1908, au Salon des Beaux-arts Arts comme l'un des artistes les plus doués de sa génération, ami de Modigliani, Fernand Léger et du Douanier Rousseau. Son style se fera de plus en plus épuré et poétique au fil des années, tandis que sa renommée grandira en France et aux États-Unis, où il expose avec son ami Marcel Duchamp.
On peut visiter son atelier reconstitué, au pied du Centre Pompidou à Beaubourg.
La peau,court poème d'Ariane Dreyfus, s'accorde tout à fait à la simplicité évocatrice de cette sculpture. L'auteur, poète français, née en 1958 au Raincy, est professeur de Lettres, dans le 93. Elle anime des ateliers d'écriture auprès d'élèves des collèges et lycées de ce département.Par son écriture sensuelle, Ariane Dreyfus donne présence et corps à l'amour.
La peau
Viens
Je n'écrirai pas
sur toi
Je préfère respirer à demi
Être retournée dès
que tu me recouvres
Comme deux pages collées illisibles
Ce
sont les bouches divinement écrasées
In La terre voudrait recommencer © Flammarion 2010, p.24
Buste d'enfant 1933, est un tableau de Paul Klee (1879-1940). Né à Berne, de père allemand et de mère suisse, il grandit en Allemagne dans une famille de musiciens, musicien lui-même et époux d'une pianiste célèbre.
Formé à l'Académie des Beaux Arts de Munich, il y côtoie Kandisky, découvre Van Gogh et Cézanne à l'Exposition de Munich et fréquente le groupe d'avant-garde expressionniste Der Blaue Reiter, ( Le Cavalier bleu ), auquel la guerre de 14 mettra fin.
Peintre abstrait, il semble marier avec légèreté musique et peinture dans ses toiles, chaque touche de son pinceau posée comme un doigt sur un clavier. On sait qu'il écoutait toujours une heure de musique classique avant de se mettre à peindre.
Son style, reconnaissable entre tous, traduit un monde onirique, où nagent sans peine enfants et poètes.
Bouleversé par la montée du nazisme, il décide en 1933 de quitter son pays et de demander la nationalité suisse. Le Buste d'enfant 1933 traduit avec une grande sensibilité ce désarroi. Atteint de sclérodermie en 1935, il a de plus en plus de difficulté à peindre et meurt en Suisse, en 1940.
Le poème de Françoise Ascal, tiré du recueil Si seulement, édité par Calligrammes en 2008 et déjà évoqué dans le premier article de Jacques Décréau à propos de Peinture et Poésie, semble avoir été écrit devant ce Buste d'enfant 1933. Il n'en est rien, bien que Françoise Ascal ait écrit, à plusieurs reprises, à partir d’œuvres d'art et en particulier dans Rouge Rothko, édité chez Apogée en 2009. Le texte, qui figure plus bas, a été inspiré par les dessins de visages aux yeux clos d'Alexandre HollanFrançoise Ascal a fait l'objet d'un des premiers articles présentés par La Pierre et le sel, dès sa création, auquel vous pourrez vous référer.
sous
le masque
un autre masque
plus fragile plus blanc
peau
toujours plus fine
plus transparente
en voie d'effacement
mue
de chrysalide
pour quelle naissance
improbable ?
au
creux du sommeil
neige et nuit
recousent mes paupières
neige
et nuit
langent mon corps
de fines
bandelettes
d'éternité
chaque éveil est un exil
In
Si
seulement ©
Calligrammes 2008
Internet
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Camille Claudel, Wikipedia
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Paul Verlaine, Wikipedia
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Jordi Pere Cerdà : la langue est un pays dans La Pierre et le Sel
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Constantin Brancusi, Wikipedia
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Ariane Dreyfus, Wikipedia
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Paul Klee, Wikipedia
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Le site du Zentrum Paul Klee à Berne
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Françoise Ascal, l'Arpentée dans La Pierre et le Sel
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Françoise Ascal, Un rêve de verticalité dans La Pierre et le Sel
Contribution de Roselyne Fritel
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