La troisième série des mises en regard s'ouvre sur un dessin d'Ernest Pignon-Ernest, qui représente le poète palestinien Mahmoud Darwich.
L'auteur, né en pleine guerre en 1942 à Nice, a gardé de son enfance le souvenir des images parues dans la presse en 1945, celles des silhouettes gravées sur les murs d'Hiroshima par l'explosion de la bombe atomique, uniques traces de disparus volatilisés.
Plasticien, il a choisi de faire de l'Art Urbain. Excellent dessinateur, il réalise sur papier des portraits à échelle humaine de personnages connus ou inconnus. Plusieurs séries sont consacrées à des poètes rebelles, comme Rimbaud, Jean Genêt, Antonin Artaud, Maïakovski ou Mahmoud Darwich. Il s'en sert alors, comme d'une arme publicitaire, pour défendre une cause qui lui tient à cœur, refus du conformisme, du racisme, de l'apartheid, de l'homophobie, etc. On lui doit également depuis, de belles expositions comme celles visibles actuellement à Lille d'Extases et de Traits de génie.
Des vidéos de ses réalisations sont accessibles sur les sites indiqués en annexe. Au départ, ce sont les lieux qui l'inspirent et il y installe, lui-même, l'œuvre sur papier périssable, mais saisissante.
Étonnamment, ces portraits demeurent, respectés par le public, tandis que photographes, connus ou inconnus, en prolongent la trace. C'est donc une photographie, que vous verrez, ici.
Pour ce portrait de Mahmoud Darwich, ne pouvant se rendre lui même à Ramallah, il fit le choix du lieu d'après les photos, que lui soumirent des amis palestiniens. Il s'agit, ici, d'un décor de maisons palestiniennes détruites en représailles par l'armée israélienne.
Pour accompagner cette image, il fallait une parole forte et engagée comme sait l'être la poésie de Marie-Claire Bancquart. Un article lui a été consacré sur ce blog , auquel vous pourrez vous référer. Née en 1932, poète, romancière, essayiste et Professeur émérite à Paris IV Sorbonne, elle reste une femme de contact, curieuse de l'autre, ouverte et accessible à tous, même si son écriture intimide parfois ceux qui n'ont pas encore osé l'approcher. Ces qualités rares méritent d'être tout particulièrement soulignées. Le poème choisi est tiré de Terre énergumène, paru en 2009.
Derrière les statues règne un
grand silence
tu ne peux pas l'entendre
il passe devant elles,
si tu fais le tour.
Ne marche pas sur ces pavés du
seuil :
quelqu'un est mort dans la maison
de mort
violente.
Prends garde aux anfractuosités dans ce mur
creusé
de signes
voici des siècles
par les hérétiques.
À
force d'être loin de nous dans l'échelle des êtres
la pierre a
rattrapé
notre difficulté à vivre.
In
Terre
énergumène, Dépaysages, ©
Le Castor Astral 2009, p.54
Le choix suivant s'est porté sur un tableau de Giorgio Morandi (1890-1964), rendu célèbre par ses natures mortes infiniment silencieuses, représentant des objets usuels, bol, pot, carafe, reconnaissables d'une toile à l'autre, mais traités comme s'il s'agissait d'êtres vivants. Un silence musical habite ces toiles, que traduit parfaitement la vidéo proposée en annexe.
Italien, natif de Bologne, il y demeure toute sa vie, passant, à la mort précoce de son père, d'un ancien palais à un ancien couvent, avec tout le reste de sa famille. Reconnu par ses pairs pour ses talents de peintre et de graveur, il mène une vie assez solitaire , tout en travaillant comme enseignant dans des écoles et des académies d'arts plastiques. Réformé, il traverse deux guerres, sans avoir à se battre, et développe une philosophie de mise à distance du monde extérieur, qui donne ce côté magique à ses œuvres.
Philippe Jaccottet, poète, écrivain, traducteur et critique littéraire, suisse d'expression française, né à Moudon en 1925 et vivant à Grignan dans la Drôme, est un fervent amateur de la peinture de Morandi. Il lui a consacré un ouvrage intitulé Le bol du pèlerin (Morandi), d'où provient le poème :
Ce
bol presque blanc, voisinant avec une boite,
un vase, une
bouteille : ne le dirait-on pas mieux fait qu'aucun
autre
pour que le pèlerin l'emporte dans ses bagages et y
recueille à
l'étape, au « puits du Vivant qui voit », de quoi
se
désaltérer, Même, ou surtout, le pèlerin immobile, celui
qui a
fini par ne se déplacer plus qu'en pensée, si ses pieds ne
le
portent plus ?
In Le bol du Pélerin (Morandi) © La Dogana 2006, p.82
Le tableau suivant, Trois autoportraits, est de Francis Bacon (1909-1992), né à Dublin et mort à Madrid, célèbre pour les distorsions de ses sujets et leur choix particulièrement cru, viande saignante et corrida.
Né en Irlande de parents anglais, il s'avère asthmatique et souffreteux. Outré par la découverte de son homosexualité, son père le chasse de chez lui, alors qu'il n'a que 16 ans.
Soutenu financièrement par sa mère, il mène une vie de Bohême en Europe, avant de revenir à Londres. Très frappé par sa découverte des œuvres de Picasso, Velazquez et Rembrandt, et par les films surréalistes de Bunuel, devenu peintre autodidacte, il réalise des toiles expressionnistes d'une grande violence, qui feront longtemps scandale.
Preuve d'une certaine exigence, il détruit, en 1941, toute sa production à l'exception d'une dizaine de toiles.
Ami de Lucian Freud et travaillant comme lui dans un atelier jamais nettoyé, constellé de taches de peinture, il a la chance de voir, en 1964, son triptyque Trois études pour une crucifixion acheté par le Musée Guggenheim de New-York. Il adopte alors la forme du triptyque.
Sa première rétrospective a lieu au Grand Palais à Paris en 1972. Devenu célèbre sur le marché de l'art, il meurt au cours d'un voyage à Madrid, en 1992.
Le poème choisi pour accompagner ce triptyque est de Marcel Béalu, qui est son contemporain (1908-1993), tiré de Mémoires de l'ombre, un ensemble de proses publié pour la première fois en 1941 par les éditions Debresse, réédité puis devenu introuvable ; ce livre fut réédité par Phébus en 1986, dans une version augmentée. Considéré comme le chef-d'œuvre de l'auteur en matière de fiction, il se marie parfaitement avec le tableau.
Marcel Béalu fit partie, durant la guerre de 40, des Poètes de l'École de Rochefort. À la fin de sa vie, il tenait la merveilleuse librairie, Au Pont Traversé, au 62 rue de Vaugirard à Paris, à deux pas du Luxembourg, où son épouse l'a remplacé depuis son décès.
Fausse alerte
En me rasant, un matin, je m'aperçus, non sans un peu d'inquiétude, que mes traits changeaient de forme. Au bout d'un instant mon visage n'était plus le même. Hâtivement j'achevai ma toilette et descendis quatre à quatre l'escalier. Dès mon entrée, la concierge me salua comme d'habitude et, tout penaud devant elle, je dus m'enfuir en bredouillant de vagues constatations sur les bienfaits du footing matinal. Pourtant, dans la rue, les glaces me renvoyèrent un profil étranger. Pressant le pas, tête droite, je m'efforçais, à cause du ridicule de mon aventure, de n'y pas penser. Mais une pointe d'angoisse me transperça en vue du premier ami venant vers moi. Il me rendit mon salut ainsi qu'à l'ordinaire et j'arrivai un peu rassuré à la maison qui m'employait. Je ne soufflai mot de mon obsession et la journée semblait devoir s'écouler comme les précédentes. Mais le soir, de nouveau face au miroir, il me fallut humblement reconnaître qu'amis et collègues n'avaient jamais avec attention regardé ma figure. Et ce ne fut pas sans beaucoup d'appréhension que je me rendis chez ma petite amie. Quelle drôle de tête tu as ! dit-elle en me voyant. Le fait est que j'étais très ému, par la crainte de lui déplaire avec mon nouveau visage, mais devant le naturel de sa phrase je retrouvai aussitôt tout le mien.
In Mémoires de l'ombre © Phébus 1986, p.158/159
La toile suivante, Le Cri, est celle d'un ami d'Aragon, le peintre mexicain José de Jésus Alfaro Siqueiros, dit David Alfaro Siqueiros (1896-1974). Militaire de carrière, son art d'un réalisme social fut fortement influencé par la Révolution mexicaine à laquelle il participa en activiste politique communiste.
Quand nous entreprîmes, en 2010, Jacques Décréau et moi, de bâtir cette présentation, ce tableau figurait dans une exposition, consacrée par le Musée de la Poste à Paris à Aragon et ses amis. Son réalisme était d'autant plus frappant qu'un terrible séisme venait de ravager Haïti.
Les années ont passé, d'autres drames planétaires ont balayé les précédents, mais le tableau et le poème qui l'accompagne parlent pour tous les innocents, sinistrés d'hier et de demain.
José Le Moigne, né en 1944 à Fort de France d'une mère martiniquaise et d'un père breton, est poète , chanteur et compositeur. Il a passé son enfance à Brest et a travaillé au Service de La Protection Judiciaire. Le poème est extrait du recueil Poètes pour Haïti, ce livre parut d'abord en ligne sur internet à l'instigation de notre amie Dana Shishmanian et de quelques autres.
Soutenu par de nombreux poètes, qui écrivirent pour l'occasion, il fut rédigé et vendu au profit des sinistrés dans un grand élan de solidarité. Repris et publié par la suite par l'Harmattan, il fit l'objet d'une lecture et de dédicaces à l'Espace Le Scribe, le 12 janvier 2011.
Mon
cri
Mon cri
a pris racine dans les chaînes
et rien ne
l'éteindra
sinon celui de l'accouchée
dans la poussière que
soulève
la sarabande des pieds nus
car nous sommes issus
du
même ventre livré
aux gueules des requins
viscères
dispersées
aux quatre vents des Caraïbes
In Poètes pour Haïti, 3ème édition sur internet 2010, p.109
Internet
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Le site de Ernest Pignon-Ernest
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Un site consacré à Mahmoud Darwich
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Marie-Claire Bancquart, vers une incertitude sereine sur La Pierre et le Sel
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Giorgio Morandi, Wikipedia
- Une vidéo consacré à Morandi sur Youtube
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Philippe Jaccottet, Wikipedia
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Francis Bacon, Wikipedia
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Marcel Béalu sur le site des éditions José Corti
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Une page consacrée à Siqueiros
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José Le Moigne sur le site Potomitan
Contribution de Roselyne Fritel
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