La Beauté ne s'explique pas. Elle s'impose, elle vous saisit. Elle vous laisse un signe au passage ; on le reconnaîtra toute sa vie. Elle vous attrape et vous conduit par des chemins qui sont à elle. Quand elle vous lâche, elle vous laisse des bleus sur vos poignets.
Ce fut à l'âge de sept ans qu'Étienne Berger fut soudain mis en sa présence. Il s'en approcha, interdit, tendit un doigt pour la toucher, mais, le sortilège étant plus fort, le laissa retomber inerte, et ne s'éloigna que lorsque la « chandelle » qui s'allongeait à la façon d'une stalactite sous son nez vint glacer sa lèvre inférieure avec un goût de sel ; alors il bâtonna ses chèvres, renifla et partit lentement.
In Le Cri du canard bleu © le dilettante 2012, p.17 et 18
Le Cri du Canard Bleu d'Alexandre Vialatte s'ouvre ainsi, d'emblée, le lecteur captivé, se souvient soudain avoir vécu une rencontre du même type dans sa propre enfance et s'en trouve exalté.
Étienne Berger, son héros, « tels ces gens qui restent boiteux d'avoir servi de route à l'éclair », tombe définitivement amoureux de l'acrobate, peinte sur une affiche de cirque. Elle occupera désormais toutes ses pensées.
Sur un fond d'arcades mauresques rehaussées d'arabesques d'or, une pyramide éblouissante de danseuses en maillot rose, avec des diadèmes et des tulles, des aigrettes et des pailletis, déployaient leur grâce aérienne. La plus belle avait des cheveux blonds et portait une robe blanche comme une chemise de noces. C'était celle-là qu'Étienne Berger avait distinguée entre toutes.
Ibid p.19
Sa vie durant il aimera les femmes et les blondes en particulier.
« Étienne ne vécut plus désormais que dans la complicité charmante, cruelle aussi, d'un monde de tulle et de mousseline blanche. » (...) « Cette fiancée de papier n'était que pour le cœur, le rêve et l'intelligence. Elle était au-dessus de la vie, qu'elle regardait de ses yeux lointains. »
ibid p.21 et 22
Peu à peu, grâce à elle, il acquiert « l'art savant du dérapage », qui seul ouvre la porte à des mondes féeriques.
Quand il forçait son attention, il voyait toujours dans l'espace une espèce de tache verte, comme ceux qui ont trop regardé le soleil. Ça se déplace, en transparent, sur l'horizon. Tous les bergers sont astrologues et visionnaires, car la nature, et la lande surtout, enseignent d'étranges fantasmes. Cette tache, depuis la dame de l'affiche, prenait facilement la forme de son rêve.
Ibid p.27
À vous de découvrir le pourquoi et le comment du Cri du canard bleu, si ces quelques extraits ont éveillé votre curiosité.
Alexandre Vialatte naît en 1901 dans le Limousin, d'un père militaire de carrière et d'une mère au foyer. Il est le deuxième de la fratrie et aura une sœur par la suite. En 1916, leur père, jugeant l'aîné trop turbulent, les confie, l'un et l'autre tel un lot, à un pensionnat religieux, Notre -Dame du Mont-Roland, situé à Dole dans le Jura, alors que le reste de la famille reste à Ambert. Ce sont pour lui des années de guerre, vécues comme un exil cruel. D'autre part l'hécatombe engendrée par la barbarie des combats le prive de modèles et de poètes qu'il admirait.
Il se rapproche alors d'Henri Pourrat, de quatorze ans son aîné, qui, réformé pour raison de santé, est resté à Ambert, où son père est épicier. Ils tiennent une correspondance suivie et s'installe entre eux une intimité, qui durera toute une vie. Henri Pourrat, écrivain et ethnologue, décédé en 1951, a soigneusement conservé la correspondance échangée avec ses amis, – lettres et enveloppes – soit 1.800 correspondants répertoriés et 19.646 lettres inventoriées.
C'est de ces années de pensionnat que datent la plupart des poèmes de Vialatte et d'autres tentatives littéraires, dont « un grand poème philosophique et policier, le Homard à l'oeil de verre ou le Cul-de-jatte sentimental » dont il écrit : « c'est mieux qu'une promesse, c'est une révélation. »
Je veux comme un enfant sauvage
Je veux comme un enfant sauvage
Courir dans les tristes palais
Où mon cœur contemple en image
Mademoiselle de Galais,
La belle dame qui promène
En de nostalgiques domaines
L'âme d'un monarque exilé.
Je veux, couronné de cerises,
M'habiller en prince chinois,
Je veux régner sur des banquises
Qui porteraient des noms danois.
Mon cœur qui vole et qui frivole
Attrape les poissons qui volent
Sur la route de Mandalay.
In La Paix des Jardins © E.L.A La Différence 1990, p.21
Surréaliste avant l'heure, il a des trouvailles musicales et des alliances de mots inattendues, tel ce : mon cœur qui vole et qui frivole.
D'autres poèmes célèbrent l'attrait exotique de colonies prospères, mirages de l'outre-mer, où l'armée française vous convie. Mais l'ironie désillusionnée, dont il fait preuve entre les mots, ne laisse aucun doute sur le fond de sa pensée.
Mers coloniales
ou
Cartographies
Parfois, à la clarté des lampes électriques,
Les enfants appliqués de l'étude du soir
Ornent avec amour de bleus géographiques
Les lointains océans du cahier de devoirs.
Car il faut aux enfants des vieux pays du monde,
Pour loger les espoirs de leurs amours futures,
Les pathétiques mers de l'Inde ou de la Sonde
Qu'ils peignent lentement de trois sortes d'azur.
Le bleu tendre leur dit les rêves nostalgiques,
Les princes noirs, les coquillages, les turbans,
Et leur songe attendri sur la mer des Tropiques
Met à la voile avec des fleurs dans les haubans.
Le bleu plus bleu leur dit les rêves d'aventures
Et l'abordage des corsaires opulents,
La Croix du Sud, la nuit australe et les mâtures
Qui craquent sous les alizés des océans.
Le bleu sombre leur dit les minuits sans étoiles,
Le naufrage éperdu des rêves achevés :
Les matelots sont nus sur le trois-mâts sans voiles
Et les noyés sont verts sur les galions crevés.
Qu'importe à leurs désirs, qu'importe à leur audace
La camarde marine et la terreur d'un soir ?...
Sous les abat-jours verts dans la petite classe
Ils ont l'âge du rêve et des tabliers noirs.
Ils savent que Formose est verte et l'Indochine
Violette, et que là-bas les pays coloniaux
Les attendent avec la fièvre et la famine
Pour combler leurs espoirs et bâtir leurs tombeaux,
Et que leurs vraies couleurs sont plus belles encore
Qu'en cette mosaïque aux pages de l'atlas ;
Leur songe est plus brillant que la Chine qu'ils dorent
Comme le ventre rond d'un étrange Bouddha.
Ce sont les vieux pays de l'antique planète
Où, dans des kimonos somptueux et fleuris,
Des mandarins cruels feront couper leurs têtes
Pour les caïmans noirs des arroyos pourris.
Ibid p.30/31
Son imaginaire débridé a grandi avec les images de son atlas coloré et celles, plus guerrières, des récits des survivants de 14-18. Il s'est nourri aussi de celles qu'offrait le catalogue de la Manufacture d'Armes et Cycles de Saint-Étienne, que reproduit la couverture du Cri du Canard bleu.
La Première Guerre mondiale a démembré l'Empire colonial allemand. Des troubles se manifestent au Moyen-Orient, où la Syrie et le Liban ont été placés sous mandat français, en 1920. Alexandre Vialatte, qui avait le projet en 1918 d'entrer à Navale, a dû y renoncer pour un problème aux yeux. Le poème qui suit parle de désenchantement.
Syrie 1921
« Les sous-officiers s'ennuient »
(Lettres intimes du sergent-fourrier)
Le sergent du R.I.C.L. a eu les fièvres
Dans cette école où les pères grecs l'ont soigné ;
Maintenant il va jusqu'au bouquet d'oliviers
Dont les ombres sont bleues comme un vase de Sèvres.
Il regarde tourner, au soleil, des moustiques,
Tels les bacilles qu'on voit dans la goutte d'eau,
À la quatrième page des grands journaux,
Faire une école de section microscopique.
Il est triste comme s'il vivait de ses rentes,
Comme la circulaire au sujet du képi,
Comme un homme qui se découvre sans génie
Dans un bar de sous-préfecture à midi trente.
La mouche bleu-noir qui revient de chez Nathan
Et Samuel, en face des coopératives,
Sent le café grillé, le miel et les olives,
Et prend pour un pain de sucre son casque blanc.
Il compte les dahlias comme un riche nabab
Compte ses éléphants et ses automobiles ;
Il tape ça et là sur son ombre immobile,
Comme les Turcs sur le collège d'Àïntab.
Tel un enfant qui trie des perles de couleur
Il range de vieux souvenirs dans sa mémoire ;
Il se récite les affluents de la Loire
Et les formules de math, à savoir par cœur.
Il regarde, au fond d'un feuillage en tôle terne,
Des citrons, froids comme le canon des Lebel
Quand on faisait l'exercice avec Renaudel
À Cherbourg, en hiver, dans la cour des casernes.
Il trace à terre la courbe d'une équation,
L'ancre de la marsouille, un cœur, avec sa canne...
Sur la route un camion du T.C reste en panne :
On dirait une photo de l'Illustration.
Ibid p.79/80
Son rêve d'Afrique reste intact, cependant. Il le concrétisera par la suite, grâce à l'intervention de Jean Paulhan, qui le fera nommé au Caire, en septembre 1937, comme professeur de français, chargé de la bibliothèque du lycée franco-égyptien d'Héliopolis.
Pour l'instant, revenu à Ambert et ayant dû renoncer à la Marine, il s'inscrit à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand et y prépare une licence d'allemand. Diplôme, qui le conduira à exercer, entre 1922 et 1927, en tant que rédacteur en chef pour La Revue Rhénane, à Mayence.
Là-bas, il découvre alors l'oeuvre de Franz Kafka, écrivain tchèque, et en sera le premier traducteur en français. Les traductions de Kafka l'occuperont jusqu'en 1958. Il insistera vivement auprès des éditions Gallimard pour qu'il soit publié en entier.
Par ailleurs, l'évolution de l'Allemagne de l'entre-deux guerre le frappe immédiatement, il pressent et redoute l'explosion du vieux régime en place et il y trouve matière à ses articles et chroniques, pendant six années. Il écrit alors régulièrement pour diverses revues et journaux français.
En toute chose, il fait la démonstration de son intuition, de son esprit d'analyse et de sa lucidité mais sans convaincre, hélas, les lecteurs et hommes politiques français !
En 1928, paraît son premier roman, Battling le Ténébreux, prix Blumenthal. La guerre déclarée en 39 le ramène en France, mobilisé, il est fait prisonnier et libéré en 1941. Il en revient amer et affecté, mais se remet à l'écriture de ses romans, tout en poursuivant ses chroniques dans différents journaux. Ce second roman, Le Fidèle berger, paraît en 1942, récit autobiographique d'une guerre perdue, il manque de peu le Prix Goncourt, comme le suivant, Les Fruits du Congo, en 1951.
« Je sentirai toujours, dit Berger quelque part dans ses notes presque illisibles, l'odeur de cette cave voûtée. Je n'oublierai pas cette fenêtre grillée, ni cette ampoule bleue à laquelle il fallut demander le secours de la mort, ni le soleil qu'il y avait au dehors sur les orties et sur les pierres ; ni les cris de la femme au premier, ni les rires des enfants qui étaient pires que ses larmes ; ni les javas d'accordéon qui entouraient ce bain de sang d'une complication de volutes et de dorures, comme un orgue de chevaux de bois. Ni le petit vieillard, juteux comme une limace, qui passait dans la cour torride, avec sa barbiche, sa casquette, sa canne d'aveugle et son veston de jockey. Ni le lit debout, la chaise dessus. Ni les nègres aux têtes enturbannées de pansements ; ni les médecins en cornette blanche...Et l'autre qui repassait constamment, derrière la fenêtre grillée, comme le balancier d'une pendule. »
Suivaient des pages d'apocalypse.
In Le Fidèle berger © Gallimard 1942, p.13
En dix lignes enlevées, Vialatte capte l'attention du lecteur, impose le décor, peaufine l'atmosphère, installe le suspens. Passionné de la langue, il en joue de géniale façon, avec un humour cocasse et décapant.
Il en est de même du second roman, Les Fruits du Congo, qui « reste un passage obligé pour qui veut connaître l'auteur en profondeur. Ce livre renferme en effet toute la mythologie vialattienne et résume, dans son aspect même, les qualités, les limites et les angoisses de l'écrivain. L'auteur est dans chacun des ses personnages, dans le désordre de la construction et, nous l'avons vu, même dans la critique sans complaisance de son propre travail. » nous dit Denis Wetterwald, à la page 147 de son livre écrit autour de l'œuvre de Vialatte, paru, en 1996, au Castor Astral, livre dont je vous recommande la lecture.
À partir de 1922, Alexandre Vialatte a vécu de journalisme et de traductions. De 1952 à sa mort en 1971 paraîtront, une fois par semaine, ses chroniques rédigées pour le quotidien auvergnat, La Montagne, qui restent inoubliables et qui ont été récemment éditées en poche, par Robert Laffont.
Ces romans figurent en général au fonds ancien des médiathèques et restent accessibles. Les deux tomes des Chroniques, éditées en poche, se trouvent aisément. Les éditions le dilettante proposent six autres petits livres de lui. Ne vous en privez pas, c'est bon pour le moral.
Comment résister d'ailleurs à l'envie de vous en offrir une, tout à fait de saison, du temps où les saisons respectaient le calendrier :
Les pluies d'octobre
Réclamées à grands cris au cours des Rogations par les populations rurales, les pluies arrivent enfin autour du 15 octobre, sur l'aile des vents océaniques, tantôt fines, persistantes, merveilleusement têtues, tantôt par épaisses cataractes. Elles chantent sur les toîts, entrent dans les souliers, jouent au tambour dans les gouttières. Elles emplissent les pluviomètres où des savants spécialisés mesurent leur profondeur exacte avec des sondes imperméables qu'ils essuient soigneusement avec un chiffon sec.
...L'arche de Noé, sans l'eau, n'eut jamais pu flotter. Il n'y aurait plus de races animales. Résumons-nous. L'homme est l'enfant de l'humidité, l'éloge des pluies n'est plus à faire, et il suffit d'aimer son chien ou sa girafe pour bénir ces belles pluies d'octobre qui réjouissent le cœur du sage et même du pharmacien à l'aise quand il s'assied lentement en chaussant ses lunettes derrière son comptoir ouvragé.
Et c'est ainsi qu'Allah est grand !*
* Vialatte finissait ainsi chacune de ses chroniques, sans parti-pris, aussi bien pour Le spectacle du Monde, la Montagne, Paris-Match ou Marie-Claire !
Des sages comme Queneau ou Desproges, en grands hommes de l'humour l'on célébré, voici pour conclure l'hommage rendu par ce dernier:
« Je le répète une fois de plus à l'intention des étudiants en lettres, qui commencent à savoir lire dès l'âge du permis de conduire, on peut très bien vivre sans la moindre espèce de culture. Si vous n'êtes pas capable de vous priver d'un seul épisode de Dallas pour lire un chapitre des chroniques d'Alexandre Vialatte, dites-vous bien que ça ne vous empêchera pas de mourir d'un cancer un jour ou l'autre. Et puis quoi, qu'importe la culture ? Quand il a écrit Hamlet, Molière avait-il lu Ronsard ? Non. »
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Le cri du canard bleu, récit, © le dilettante 2012
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La Paix des jardins, poésie, © E.L.A La Différence 1990
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Le Fidèle berger, roman, © Gallimard 1942
Sur l'auteur
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Denis Wetterwald, Alexandre Vialatte © Le Castor Astral 1996
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Un article de Jeannette Mougenot pour une présentation de Vialatte à L'université pour tous de Saint-Maur-des-Fossés, en 1987
Internet
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Alexandre Vialatte, Wikipedia
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Un autre site consacré à Vialatte
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Un dossier de la BCIU de Clermont-Ferrand
Contribution de Roselyne Fritel
Excellent article... "Le Cri du canard bleu" lu, relu et butiné depuis, est un véritable enchantement. Merci
Rédigé par : Scurinella | 24 juin 2013 à 07:57