Envol
Fraîcheur
autour
de moi
le vide
est mon élan
pour l'au-delà
des
limites
pour l'au-delà
du vertige
l'univers
n'est
pas à étreindre
je suis portée
bras étendus
In
Nous
ne dormirons plus jamais au mitan du monde ©
éditions Saint-Germain-des-Prés 1987, p.96
Le temps écrit à travers moi notre histoire. Il ouvre un abîme dans la matière, il déchire la durée, il irradie les corps. Cela ne se referme pas.
Un trait, et c'est l'immensité . Le peintre a besoin d'un peu d'encre, et du vide : l'espace est là, disponible et frémissant. Ainsi, ce qui fut une fois une caresse fait naître l'étendue qui ne sera jamais saturée.
Tu es l'autre, mon double différent, mon versant au-delà du partage des eaux. Je te sais plus loin que la ligne de crête que je ne franchirai pas, que le fil d'une attente qui défie l'érosion. Mais nous sommes aussi du même plissement, de la même roche cristalline soulevée et fracturée dans la dérive des continents. Je couvre de signes ce qui nous sépare ; lents insectes acharnés à gravir, pattes et crissements, bouts d'ailes dépassant les élytres, reflets sur un dos chitineux, l'un d'eux restera-t-il gravé sur la paroi ?
Ton ombre apprivoise les bêtes errantes, chargées de tendresse et de cruauté ; tu équilibres la balance des sables, dont un plateau porte les fruits et les fraîcheurs de l'oasis, l'autre la fascination des ciels brûlés ; tu laisses grandir le jour du côté du matin. Et tu vas en plein soleil à la recherche de tes puits.
Liberté des lendemains.
Il y a toujours une brume légère entre toi et moi.
Ibid Nous ne dormirons plus jamais au mitan du monde, p.17/18
(…) Le soir venu, l'écorce des mondes a plusieurs épaisseurs. Quand les balles en traversent deux ou trois, elles finissent par rencontrer une peau plus dure et ricochent dans le néant. Oui, les soirs sont mitraillés, mais quelque chose reste sauf. Ce qui fut nié, ce qui ne fut pas admis dans la trame des heures ; ce qui migra profondément, se refusant aux divinités fécondes, se retourne et sa face est sérénité.
Ibid p.20
(…) J'écris dans les labours de ma vie où tu n'es pas, ils occupent tout le champ visuel. Heures basses. L'encre se laisse boire. Des sillons s'enfoncent sous l'horizon, des files d'échines courbées descendent vers l'abattoir. Dans la pupille, des rails côte à côte luisent. Des trains partent. Une longue, très longue histoire, et toujours les trains partent. Une vie et tout son charroi, tombereaux de grains, tombereaux d'oublis, moissons et pertes, à plus de la moitié du chemin, au travers des plaines fertiles, des bourgades et des villes, et des gens hèlent, amicaux, des enfants courent sur les talus, grandissent. Tant de pays traversés, tant de fruits cueillis, tant de gerbes jetées sur l'aire, pour porter, élever une absence. Des ciels basculent, des terres promises se couvrent de glaces, des continents se dérobent, on tend les mains, il n'y a pas de barbelés, on creuse, mais de quelle longueur sera le tunnel, on se parle dans le noir, on s'assure que l'autre est toujours là, on lui dédie la faille dans le mur, la pensée incertaine, la fleur qui brille un peu. Tout cela ne forme qu'une page, la même, au vent du matin, au vent du soir, la page déchirée que je ne cesse pas d'écrire.
Ibid p.23
(…) Nous ne sommes pas l'un et l'autre bord de la fracture. Le destin mal ressoudé ne nous sépare pas. Nous sommes la faille elle-même, destitution des amours codifiées.
Ibid p.27
Bouleversante humanité, que fait défiler sous nos yeux le poète, qui poursuit :
Seulement de l'errance
De grands oiseaux passent au-dessus de nous, migrateurs sérieux qui reviennent à date fixe. Nous ne les suivons pas, nous n'avons pas nos habitudes sous une poutre ou dans un creux d'un arbre, même aux antipodes.
Nous ne possédons pas. Nous apprivoisons parfois quelques objets, des fragments surtout. Les souvenirs, nous ne les sortons qu'avec un peu d'ironie de leur boîte poussiéreuse ; les plus communs ont pris la patine de l'ivoire, les plus précieux, nous ne les démaillotons pas. Nous préférons le présent instable, notre perte en lui qui nous dissout dans l'univers. Nous traversons à gué notre propre existence ; en amont et en aval, le fond se dérobe.
Sur une lame de bronze frappe un maillet invisible. Les vibrations s'amplifient, se pressent par les défilés rocheux vers l'entrée de la caverne. D'abord le vertige se lève en nous, puis viennent l'apaisement, les plaines successives. Tant que les coups heurtent le gong, nous nous tenons debout, le dos contre la paroi. Au dernier, nous nous laisserons emporter sans heurts.
Cela ne nous empêche pas de jouer, dans l'air qui scintille, avec des sons légers, pareils aux papillons que l'on poursuivait, enfant. Et, jouant, de nous retrouver soudain au sommet d'un pont fragile, à trente pieds au-dessus de notre vie. L'air tremble du faux mouvement que nous pourrions faire alors.
Ibid p.45
Des images, des sons affluent à cette lecture, balayée par de vastes souffles à la manière de Saint-John-Perse, mais le ton des rencontres est tout autre, conciliant, fraternel, et ouvert à l'universel.
La vie n'est point rose cependant, « le seul passage longe toujours un abîme ». Françoise Hàn nous convie, dans Profondeur du champ de vol, à « écrire, de tout notre corps, et que tout soit présent. »
Même si « l'horizon n'est plus qu'absence » à « nous, qui de mémoire d'homme connaissons plusieurs écroulements » de tenter cette gageure : « dans le poème, saisie de l'instant, éclosion dans le présent, faire tenir la ruine, la désintégration, la chute vers les grands fonds de nos débris, sédiments futurs. »
–Ça sert à quoi le hurlement de la poésie tombée dans la neige ?
–Il n'a plus de visage. Il a un éclair fiché dans le corps. Et il essaie de s'inventer une liberté.
–Mais il écrit, il habite le réel.
–Libre, il tend la joue à l'air.
–Il n'a pas de paradis perdu. Il n'a pas de paradis à gagner.
Il a tout le présent, la page écrite toujours à réécrire.
Autant de phrases lapidaires, tirées du même livre, qui nous exhortent à vivre et combattre l'individualisme et le défaitisme.
Françoise Hàn, très sensible au dessin et à la musique, qu'elle évoque dans son écriture, a souvent confié l'illustration de ses recueils à des peintres et dessinateurs abstraits. Rodolphe Perret, en 1994, pour Profondeur du champ de vol, paru chez Cadex éditions ; Jean-Michel Marchetti, en 2002, pour Ne pensant à rien, paru chez Jacques Brémond ; Gérard Truilhé pour Violoncelle souterrain, en 2008, édité par Trames.
Un été sans fin, dédié à Claude, au-delà du 9 décembre 2006 et édité par Jacques Brémond en 2008, se présente comme une stèle tout en hauteur. Il contient onze poèmes d'adieu, présentés sans pagination comme souvent chez cet éditeur. Le second poème, qui a donné son titre au recueil, met généreusement fleurs et fruits du printemps à venir, à la disposition des futurs amants. C'est par ce recueil, que je découvris, en mars 2009, l'écriture de Françoise Hàn. Marie-Claire Bancquart en avait fait une chronique, publiée par Poezibao.
Un
été sans fin
Je ne t'écrirai plus
le solstice est
brisé
nos paysages
ensevelis
je n'écrirai pas notre
mémoire
je m'adresse à d'autres
au-delà des coulées de
lave
haute de plusieurs siècles
au-delà des étoiles
éteintes
dont la lumière parvient encore
à la main qui
écrit
je m'adresse à ceux qui s'aimeront
bien plus tard
quand les jours
seront devenus plus longs
pour qu'ils
recommencent notre histoire
sous un autre soleil
leurs
ombres seront les nôtres
ils auront notre voix peut-être
nos
silences
sur les mains le pollen des fleurs
que nous n'avons
pas coupées
qui sait même la rosée d'un matin.
In
Un
été sans fin © éditions
Jacques Brémond 2008
****
Géode
Trois
flocons de neige
trois gouttes de temps
enfermées dans une
pierre
le souvenir est une géode
à ne pas fracasser
que
le poème soit ce caillou
au cœur duquel cristallise
un peu de
lumière adolescente
Ibid
Encore une fois, Françoise Hàn élargit le regard aux dimensions du temps, lui laissant le soin de faire du souvenir d'un amour, un précieux cristal.
Déjà, en 1996, elle écrivait dans un livre miniature, cousu main, édité par Jacques Brémond, et qui tient comme un oiseau au creux d'une main, Lettre avec un fragment de bleu :
Je t'écris avec ce fragment bleu
De cette parcelle, calcinée à tous les feux, le présent s'élargit, cercle à cercle atteint les confins, déborde. Tout chaotique, crevant de bulles, plein d'étoiles en formation, il devient l'ailleurs.
Françoise Hàn sait transmettre à sa poésie un souffle élargi aux dimensions de l'univers.
Je terminerai avec un extrait du clin d'œil malicieux que fit Françoise Hàn, à Brigitte Gyr, en 2011 en publiant, chez le même éditeur et dans la même collection, Le double remonté du puits précédé de Lettre à Brigitte Gyr.
Ce très petit livre fait écho à Lettre à mon double au fond du puits de cette dernière, paru chez Jacques Brémond, en 1996. Ces quelques lignes résument à elles seules le credo de leur auteur..
(…) Quelque part dans le plasma, des étoiles naissent, vivent en brûlant leurs réserves, explosent, éclairent le ciel de leur mort fastueuse. Ou se font naines noires, éteintes, tandis que leur lumière passée nous parvient encore. Ce ne sont pas des ratures dans un récit. C'est le jaillissement et la retombée, étirés dans une durée qui n'est pas la nôtre.
Notre double ne sait pas plus que nous quand la mort surviendra. Il joue franc jeu avec elle : qu'elle donne sens à notre errance.
Il s'en tient à la vie humaine. Elle ne brille pas beaucoup dans le noir, mais elle garde assez de chaleur pour que l'encre n'y gèle pas.
Écrire, dit le double est possible. C'est une petite phrase. Elle contient notre avenir.
Françoise Hàn est née à Paris en 1928, elle y vit de façon permanente depuis 1945. Elle a longtemps travaillé dans l’édition scientifique.
Poète mais également critique littéraire, elle collabore à la revue Europe (Paris) pour des notes de lecture et aux Lettres Françaises (Paris) où elle tient la chronique de poésie. Elle est membre du comité de rédaction de La Traductière, revue du Festival franco-anglais de poésie (Paris) et d’Osiris, revue multilingue de poésie (Old Deerfield, Mass., états-Unis).
Elle est lauréate du prix Dante 2013 pour l’ensemble de son œuvre en poésie
Bibliographie partielle
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Nous ne dormirons plus jamais au mitan du monde © éditions Saint-Germain des Prés 1987
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Profondeur du champ de vol © Cadex éditions 1994
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Lettre avec un fragment de bleu © Jacques Brémond 1996
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L’évolution des paysages, avec des monotypes de Marie Alloy, Cadex Editions, 2000
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Ne pensant à rien © éditions Jacques Brémond 2002
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Violoncelle souterrain © Trames 2008
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Un été sans fin © éditions Jacques Brémond 2008
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Le double remonté du puits, précédé de Lettre à Brigitte Gyr © éditions Jacques Brémond 2011
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Voix d'encre n°45, inédits 2011
Internet
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Sur le site du Chasseur abstrait, plusieurs articles et poèmes de l'auteur
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Sur le même site voir aussi une page de présentation
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Sur Poezibao
Contribution de Roselyne Fritel
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