Rouge condensé par noir rouge rendu dense par noir
progression de rouge dense comme des marches de lave
rouge dense comme des marches de lave pour nous réunir là
nous réunir avant d’avoir à effectuer les passages
marches rouges nous mènent à trois chambres rouges
chambres de lumière rouge dense rouge condensé par noir
Traduit de l’américain par Pierre Alféri et Emmanuel Hocquard, ce texte de John Taggart, — né en 1942 dans l’Iowa, enseignant l’anglais à l'Université Shippensburg — ce texte traverse la peinture, il scande une architecture de sons et de couleurs.
La Chapelle Rothko, bâtiment inscrit au National Register of Historic Places, initialement a eu deux maîtres d’ouvrage — M. et Mme de Ménil, lesquels ont confié en 1964 au peintre américain Mark Rothko — maître d’œuvre aux côtés de quelques architectes —, la création d’un espace de méditation enrichi de peintures. Le résultat de cette commande est aujourd’hui libre d’accès au visiteur : quatorze tableaux noirs, avec leurs nuances de couleur, sont attachés à perpétuelle demeure à la Chapelle Rothko, à Houston au Texas.
Que la couleur se dise, que le poème de chair redresse sa colonne vertébrale, que le texte élève ses ruines légères, tout cela revient à penser qu’ « expérience poétique, expérience érotique et expérience mystique n’en sont, au fond, qu’une seule. »1
Poème — passage
Passage à l’acte de créer. Serait-ce parce qu’il approcha l'Action Painting aux côtés de Jackson Pollock et Adolph Gottlieb ? — ce texte danse. Et ce qui semble être à l’œuvre, venir à elle, appelé par elle, c’est justement le passage.
Passage souple. Infiltrant le texte, passage mouillé, écriture liquide. Revenants obscurs d’une mémoire archaïque, nous habitons un premier souvenir, celui d’une « chambre » sombre et muette, jusqu’à cet instant qui efface le noir et le silence, au détour d’une cascade. Pauvre parole, pauvre lumière, qui chacune nous précipite dans l’exil aussi sûrement qu’un étranger dans la foule d’un pays inconnu. Cet instant de rupture, c’est « le seul cri que je connais en vérité ».
Passage - glissement, ce déplacement, ce mouvement seraient-ils ceux de la langue « seul cri par le noir vers le rouge », « un seul cri au-dedans », « des cris au-dedans d’un seul » ? Passage du Il au Je, « m’emporte un cri au-dedans de lui-même » ?
Passage sans porte, sur un infini, sur une perception d’autrui, la peau de l’autre — et cette « mer qui frissonne » ?
Passage-prison qui trouve son échappée à l’enfermement sourd, bitumé, passage après l’espace clos, et aussitôt l’on devine quelle asphyxie a étreint celui qui se trouvait au bord de la délivrance. La scansion, le rythme de ce long poème, par son recours métrique, mesuré — littéralement battu —riche en figures prosodiques, en allitérations, en constantes rythmiques, texte à l’ossature mouvante —est-ce une hutte, un abri sur pilotis ? —- ce poème en réalité envoûte. Le corps arpente, chorégraphie sa magie rituelle, accompagne quelle sorte d’évènement inaugural ? L’on devine bien qu’il s’agit de la naissance de la parole. « Le seul enfant est le poète l’enfant de la douleur. » Dans cette chambre noire résonnent des échos ; et l’on s’interroge sur cette autre réalité plus fondamentale que reflètent ces signes sonores. L’écoute — matrice du temps dans le poème — s’avancerait-elle en ombre lointaine, passée autant que projetée vers l’avenir ? Se pourrait-il qu’œuvrent, à l’instar de la vérité platonicienne, des ombres sonores ou poétologiques de la caverne ? L’écho ménage-t-il quelque preuve, au procès des images et de l’Idéal, de cette autre réalité selon laquelle le poème nous écoute davantage que nous l’écoutons ?
Qui est-il cet enfant de la douleur, à courir ainsi un seuil puis un autre, à emprunter les traverses, qui est-il ce rôdeur qui n’a rien de considérable, tant il semble perpétuellement venir au monde ? Cet errant pour finir a des façons d’habitant, plus présent par sa fuite que n’importe quelle instance installée à demeure. Le poète, en habitant l’orée, le seuil et l’imminence, arpente l’espace entier.
Passage de géomètre, arpenteur des formes souples, cadastreur de l’air qui ne cesse jamais, dans une rotation perpétuelle, d’accomplir le prodige du vent. Si l’on y voit plus clair, cet empêcheur de tourner en rond évite aux heures de s’enfoncer dans le sommeil, le poète est une nappe phréatique, une trace de Voie lactée, sa solitude creuse les chemins du temps et de l’espace ensemble, il disjoint puis rassemble, recompose l'en bas et l’en haut, donne sa forme au dedans, au dehors, son chemin de l’entr’appartenance trace l’infini dans le fini, le précaire dans l’irréversible, sa main de chiffonnier redonne corps, son travail de défiguration/refiguration sans cesse recommence une infinie forme inachevée.
Passage de l’altérité : Je n’existe que par la main tendue du Tu, ici se décèle l’appel — l’inquiétude en moins — de Paul Celan, avec force de manque, sans illusion, sans enchantement appuyé de la langue. « C’est l’heure de se dé-pla-ha- cer », « l’heure de passer à l’action dans cette langue », la solitude se rompt, place à l’accueil de l’autre.
Passage pauvreté. Quelques mots balisent la course de l’eau, tout juste prodiguant la force du courant, clefs de voûte dans le fleuve d’encre : des mots tels résignation, déplacer, marcher au pas, mariage, langue, chambre, échos, échelle…faut-il le croire, ils dansent dans l’oreille, ces mots si denses avec si peu de mots — réitérés autant que les gouttes d’une averse sur le toit.
Poème — architecture
Dix, douze vocables si essentiellement liés, un rideau de pluie droite dans le soleil, phrases d’une maison liquide. « Une phrase est un choix », celles-ci coulent, se mettent à nu, se réitèrent, répétitives, puis à nouveau se déshabillent. Ce serait cela, écrire : une architecture de l’eau, avec ses poutres en fer et ses murs de verre, ses bois flottés, et tout serait là, dans ce bagage léger. Le rouge en train de se dire. Le rouge interroge la géométrie de l’eau parlante. Le texte interroge le texte, la fondation creuse encore le néant de la couleur : rouge, un noir qui devient rouge. La chambre noire du brouhaha — chambre initiale — s’occupe de ce qui est dit, ne s’occupe que de cela : devenir. Elle accomplit l’œuvre alchimique, avec de rares signes en guise de soubassement, et si le texte se fait chapelle, elle est sans nul doute romane — à l’espace si repoussé que le vide induit un puissant appel d’air, une respiration, la place d’un écho intime. Lorsque le chamane évoque un « moi rose », est-ce pour signifier le « nettoyage de la situation verbale »2? Sans doute non. Et peut-être oui après tout, pourvu que l’on attrape la clef donnée à la fin de la transe : « moi rose (…) moi s’adressant à moi prêt à être lui-même » ? Quelque chose a changé, dissocié d’une fusion allégorique, tout se sépare, la peau est nettoyée, neuve, douce. Ce passage symbolique traversé par le poète de la Chapelle Rothko a exploré un commencement. Devenir ? Autant dire partir. D’une nage lente, en descendant le fleuve.
Poème — commencement
Au commencement était le bégaiement. Plus encore que la création, le créateur apparaît pétri de contradictions. Le poème de la Chapelle Rothko traverse, mais quel pont franchit-il ? Que voit-on ? Pour lumineuse et volontaire que soit la défaite de l’illusion lyrique, tout s’y joue dans la pénombre : « ni parole édifiante, ni effusion de sentiments. »3 Près d’une petite lampe de contradictions, on assiste ici à la déclaration de guerre en creux du poème contre lui-même, quelqu’un avec ses chaînes lourdes tend ses mains vers l’universalité, quelqu’un crée, de rage il piétine sa finitude de mortel, il murmure sa solitude vers l’autre, cet homme traverse, il se cherche querelle, sans repos il se défie de lui, il s’arrête, il se dispute seul. Qu’il tende vers une pensée, aussitôt il en prend le contrepied de peur qu’elle soit courbée sous quelque pâle instinct ; qu’il désire serrer de plus près ce dessein, aussitôt il l’abandonne pour cette maîtrise singulière que prodigue le dénuement. Il renaît d’une souffrance, ignorant qui pourtant veille sur la langue, tire sa victoire intime d’un refus ontologique de combattre avec pareilles armes — l’ombre de la parole certes (sa chair dirait Celan), pourtant ni sa perversion, ni le cirque —, n’ayant rien d’autre à gagner que soi, traducteur tendu vers le déchiffrement de soi, de l’autre et de l’alphabet, pleinement occupé à sa propre clairvoyance, il est un mouvement perpétuel dans le soir, il dialogue avec la nuit et le silence, infatigable voyageur de chambre — tels Joë Bousquet contraint, ou Cristina Campo libre de ses mouvements, mais écrivant chacun au fond de leur lit, — extravagant athée ( Dieu merci !), exilé dans l’entre-deux, le poète déplie, retourne, contredit, il s’inverse. Le cuir des souliers a blessé ses pieds, ce qu’il cherche ? La présence, la sève et le feu désappris chaque matin.
Mark Rothko était fortement imprégné de La naissance de la tragédie nietzschéenne. Comment soulager la modernité de son poids de vide spirituel, comment libérer les énergies inconscientes de l’homme contemporain là où les symboles et la mythologie ne jouent plus désormais ce rôle ? La problématique demeure ouverte, et autant dire que la mort de l’illusion lyrique aggrave la question du sens. La question sur les lèvres se murmure : et après ? Après le désenchantement ? Après l’envol et la chute ? Qu’y a-t-il après ? Peut-être les énergies créatrices de la rencontre, ses contradictions libératoires au cœur de la foudre.
Après le vide, il y aurait cela : une renaissance de plus, une encore, profonde, toile monochrome à la surface mouvante, aux bords indécis, mouvement ample d’une langue qui danse — ailleurs sur une autre mer, sur une autre scène.
1 Jacques Ancet, présentant José Àngel Valente, « Variations sur l’oiseau et le filet », José Corti, 1996.
2 Paul Valéry
3 Jean-Michel Maulpoix.
Bibliographie partielle
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Le poème de la Chapelle Rothko, Traduit de l’américain par Pierre Alféri et Emmanuel Hocquard, Éditions Royaumont, Collection Un bureau sur l’Atlantique, 1990
Internet
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Une page consacrée à John Taggart sur le site du cimP
Contribution de Sylvie-E. Saliceti
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