Je rêvai que j'étais morte, et pourtant je marchais
dans la pièce, dans la maison
me demandant qui sait si ma décom-
position était déjà entamée
et si les autres allaient s'en apercevoir.
Puis
j'ai commencé à m'inquiéter pour l'odeur,
si on la sentait ou non ; et j'ai craint, alors,
d'avoir donné ma mort
à quelqu'un.
In Poèmes, plaquette imprimée en nombre réduit d'exemplaires, à l'occasion du Festival de Poésie de Sète Voix Vives du 19 au 27 juillet 2013, traduction de Antonella D'Agostino, p.16
Nous voici entrés dans l'univers grave et les problèmes existentiels que soulève d'un ton caustique Carlo Bordini, tout au long de ses écrits.
L'auteur, né en 1938, d'un « père général et fasciste, et pas très charmant » selon ses dires, a été « trotskiste pendant bien des années, les meilleures. »
« Je considérais Trotski comme un héros et mon vrai père », confiait-il, à Sète, à propos de son Poème à Trotski . « Il est confortable de vivre de l'héroïsme d'autrui et il est beau de choisir le coté perdant. Peut-être voulais-je perdre moi aussi. Ce charme de l'angoisse de la défaite ! Je vécus ruisselant de mort. Je vivais à l'arrière de l'histoire, avec pour devise : ou socialisme ou barbarie. Ainsi je mourus en vivant. Puis je renaquis. Maintenant je suis très différent du moment où j'ai commencé cette poésie. »
Après des études d'Histoire, – il se spécialise en histoire de la famille et de l'amour au XVIII siècle – il enseigne l'Histoire moderne à l'Université de Rome, La Sapienza. Retraité, il vit encore dans la capitale.
Deux de ses recueils sont parus en édition bilingue chez Alidades. Pericolo, Danger en français, et Polvere, Poussière, ont été traduits par Olivier Favier, comme certains poèmes de la plaquette, Poèmes, imprimée pour le Festival 2013 de Sète.
Il aurait écrit d'affilée les 400 vers de Pericolo. Ce recueil, paru en Italie en 1984, relativement tard dans sa vie, se présente comme un monologue intime, cruel et provoquant, avec tours et détours, apartés, sautes d'humeur, humour noir, révolte et désillusions. Ce poème fleuve, ponctué de virgules et points virgules, sort en 2010 en France en version bilingue.
IV
(...)
Tu n'as pas calculé les coordonnées mathématiques qui existent certainement, et ainsi tu ne peux prévoir une chose facilement prévisible ; tu ne peux pas tourner autour du danger sans prévoir la friction et sans connaître les différents composants, la force centrifuge et centripète : la force centripète peut te happer dans le danger et te le faire accepter passivement, humblement, t'y faire retourner sans t'en rendre compte ou sans te souvenir que tu avais l'intention de le fuir, et te le faire revivre de nouveau comme une habitude ; la force centrifuge d'autre part peut te faire partir toujours plus loin, loin, vers un vide toujours plus dense, où je sais bien sûr que je ne trouverai rien : absolument rien : mais on ne doit pas oublier la friction, qui pourrait déterminer des situations imprévisibles ; simplement s'épuiser, peut-être tomber malade ; peut-être une banale grippe ; ou bien tu peux être happé par le travail, être absorbé par lui, et glisser lentement et par inadvertance derrière une autre dimension ; et voilà en effet que la porte s'est ouverte, et moi je suis passé de l'autre coté.
(…)
In Danger © alidades bilingues 2010, p.15/17
Sans l'inattendu de cette ouverture et de ce passage de « l'autre coté », il pourrait s'agir du journal d'un dépressif, qui s'interroge. C'est là l'originalité de l'écriture de Carlo Bordini, sa capacité à surprendre, à force d'humour.
Ô cher danger, je sais que tu ne pourras jamais t'éloigner beaucoup, et que tu m'attends ; je sais en outre que moi aussi je ne pourrai jamais m'éloigner de toi, et que je finirai tôt ou tard par me cacher entre tes bras ; mais je désire que tu ne viennes pas l'hiver, cette fois, mais que tu viennes au printemps, et j'attends avec un ton hautain ; essaie cependant de ne pas être misérable, et sois plutôt comme une travailleuse familiale, accueille-moi dans tes bras en me faisant sentir tout mon pouvoir ;
je serai pour toi très vivant, et je t'aimerai sincèrement : je m'immergerai complètement en toi,
pourvu que tu
je n'ai pas besoin des jugements d'autrui, je me justifie par le seul fait que j'existe ; la seule chose que je désire est de devenir encore un peu plus malheureux, parce que je n'aime pas les demi-mesures.
Ibid p.17
Le refus de la demi-mesure revient à plusieurs reprises dans l’œuvre, l'homme reste un idéaliste repenti, qui conserve le sens du tragique et « évite surtout d'être comique ».
Y figurent des trouvailles poétiques comme celles-ci, page 29 : ma veste gît sur la chaise comme une chose vivante ou bien je suis dans ma baignoire blanche à écouter ma sexualité : elle croît au fur et à mesure que je ne l'exerce pas et que je l'observe.
Ailleurs, le poète, comme saisi de délire ou de pulsions mortifères, appelle au meurtre, à la trahison, à l'auto-sacrifice : tous les vieux sont des assassins, et prépare-toi à trahir, mieux vis en trahissant écrit-il en soulignant cette dernière phrase, puis Jette ce que tu as écrit dès que c'est fini jette-le au visage des gens n'aies pas peur du geste mais sois autocritique et comméditatif.
Le péril semble s'éloigner avec le retour du printemps et « le moment de l'oubli », le recueil s'achève alors sur une poignante supplique :
XIX
je vous en prie laissez-moi reposer
entre vos bras
donnez-moi quelque chose
de tendre
ne me saignez pas
Ibid p.51
Polvere, Poussière, paraît en 1999 en Italie. Il fut le premier recueil traduit en français en 2008 par Olivier Favier, édité par Alidades en version bilingue. Carlo Bordini en lira, à Sète, les deux premiers poèmes.
Poussière
Je serai toujours un peu moins que celui que je suis,
et même, beaucoup moins. Poussière. J'ai beaucoup
perdu.
Ce que l'on perd est irrécupérable, et si on le
récupère il
est désormais dispersé, il ne rentre plus dans l'ordre
préétabli
des choses. Je suis content
si de moi ne reste qu'une légère
enveloppe. J'ai perdu
beaucoup. Dans cette légèreté,
ce qui importe le plus est l'absence des aigus
que tout soit rond et recueilli. Cela
suffit. Tout ce qui est dévasté peut devenir rond,
rond encore. Comme un vase. C'est encore possible.
La poussière peut-être récupérée. La poussière était
autrefois
décombres. La poussière n'est pas décombres
désormais,
elle est lente friable. La poussière
est un peu moins, mais elle peut être
rassemblée. Les blessures
peuvent devenir poussière, recueillie
et ramassée sur elle-même. Je suis content
de ne pas comprendre les choses. Leur
raison. Il y a des choses que j'ignore, et je suis
content. Elles apparaissent comme des mystères,
tranquilles. Par exemple,
la jeune femme que je vois toujours, m'aime-t-elle
ou non ? Je ne le sais pas. Je suis content
de ne pas le savoir. Je suis content de ne pas savoir
si je l'aime, ou mieux, je sais que je ne l'aime pas, que
je pourrais
l'aimer ; je suis content
de ne pas savoir si j'aurais pu l'aimer. Ce mystère
me rassure plus que son amour.
Il est beau de ne pas savoir. Ne pas savoir, par
exemple,
combien je vivrai,
ou combien vivra la terre.
Cette suspension
remplace l'éternité.
(…)
extrait in Poussière © alidades bilingues 2008, p.7 et 9
On aime cette idée de l'amour, toujours possible, bien qu'on n'en ait aucune certitude et que tout soit bien ainsi malgré tout ; une idée que le poète développe avec tant de subtilité que nous tombons sous le charme de ce monsieur d'âge mûr qui surprend par autant de finesse et de fantaisie.
Aujourd'hui j'ai éprouvé les nouvelles
sensations :
marcher
regarder.
Sentir le corps séparé
du reste du monde
comme un adolescent qui adolescente,
un étrange bonheur
sans justification
il est difficile que la chair
ne se corrompe pas
dans cette chaleur de juillet
cette plaine ondulée où l'eau stagne,
où l'eau conflue,
se brise en divers courants mineurs
qui se mêlent
en prés et peupliers,
cette plaine qui descend
comme un tableau, en molles eaux
de plaines et colonnes
cette plaine qui descend en eaux qui se mêlent.
(…)
ibid p.25
La troisième publication en français est une modeste plaquette réalisée à l'occasion du Festival de Poésie de Sète, elle contient des poèmes courts et souvent plus accessibles, bien que toujours graves et sensibles.
Franco
Dis-moi de quoi a-t-il peur
ton amour distrait et
timide
ton amour de chiot
ton amour
omnicompréhensif et
craintif
ta sympathie d'escargot
ton tremblement d'horloge
toi et moi
sommes
semblables
le rêve est le même
la brume
ne change que de couleur
et
d'épaisseur
et les fantômes
changent de nom
et de distance
notre peur
est différente
cette fièvre d'amitié
et de crainte aussi
qui est en toi
qui est en nous
traduction de Antonella D'Agostino, p.17
Le poème, qui suit, a été écrit probablement pour le Festival de Poésie de Medellin, qui attire de grandes foules et auquel Carlo Bordini fut récemment invité.
Poésie pour Medellin
Sur une photo de réfugiés d'une inondation
un homme marche dans l'eau qui lui arrive à la poitrine
un chien nage près de lui, mais on voit que l'homme le tient près de soi d'une main
sur ses épaules l'homme a une petite fille
la petite fille tient une main sur les cheveux de l'homme
et regarde vers le petit chien avec un air un peu absorbé
elle me rappelle d'autres figures féminines
rencontrées en Colombie
comme si la vie était un jeu
à affronter avec légèreté
traduction d'Olivier Favier, p.37
« Car la dignité se voit, quand il n'y a pas de spectateurs » précise le poète dans le dernier poème de cette plaquette, phrase qui lui va comme un gant et tient lieu de conclusion à cette présentation .
Internet
Contribution de Roselyne Fritel
Un grand plaisir passez a lire ce billet, je vous remercie chaudement !!!
Rédigé par : Gagner plus d'Argent | 13 janvier 2014 à 06:27