J'écoute une langue de stèles
Et d'herbes grises
Qui vient lécher les os sous les pierres
Elles sont là depuis longtemps
Contre le vent
Moellons amassés
Empilés
Érodés
Murets éboulés
Inutiles à présent
In Écorces © Al Manar 2012, p.53
Né en 1962, avocat de profession et vivant à Paris, Lionel Jung-Allégret revient à l'écriture avec Écorces, après un silence de plus de vingt ans. Ce livre, édité par Al Manar en 2012 et illustré par Philippe Hélénon, lui a valu le Prix Léon-Gabriel Gros 2011, décerné par la Revue Phoenix.
Sous les yeux du lecteur, l'auteur livre un âpre combat pour tenter de cautériser de profondes blessures, et c'est fort poignante lecture.
Ce peut-il que notre verve
Exprime
L'insuffisance d'écorce
De racines
La peur
Que trop de silence
Nous renverse
Ou trop de vent
Ibid p.22
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L'arbre
Tient dans le vent
Malgré le vent
Arbre tendu
Parfois à l'extrême
Lui aussi sera brisé
Ce sera son seul cri
Échappé de tous ces silences
De toute cette vie
De toute cette chair du monde
En lui
Recueillis si densément
Quand chaque jour nous recousons
Nos vies moisissantes
Sur les gerçures ouvertes de la mort
Ibid p.25
En effet, si le vent ne vient pas à bout des blessures, l'écriture, ample et généreuse, à la mesure du « ventre de la mer », élargit l'horizon, laissant peu à peu plus de champ à la lumière.
Paysage sans soleil des pierres qui poussent sous la peau et
s'excroissent comme des herbes osseuses.
Il y avait là des silences et les bruits des blessures de l'humanité ;
et je n'avais que des disparitions à exposer ; que mon corps à
fendre pour recueillir ce qui persistait en moi à mourir.
Mon pas de farine, porté comme une machine trop lourde
jusqu'au ventre de la mer.
J'ai vu des insectes dans le versant des jours et un arbre
retenir la fermeture sans fin de la nuit sur la terre. J'ai vu un
flux immobile dans le cœur du monde et la lumière posée sur
mes mains.
Le vent qui dure, qui n'en vint pas à bout.
Ibid p.69
Il y avait en moi un grand animal triste tapi dans la naissance. La vie ne libère rien. On y entre, poursuit le poète.
Est venue l'heure des frôlements où le jour s'infuse dans le
cœur des femmes et adoucit les miroirs ; des mots lus à
haute voix, qui raniment la clarté où d'autres récits s'écrivent.
Je vois les poèmes arrachant du néant sa négation secrète, et
dans l'ordre du ciel qui dissolvent l'ordre d'en haut.
J'accueille la peur comme un fruit. La mort n'existe pas. Seul
brûle l'amour en ses mains excessives.
Ibid p.71
Le livre suivant est un livre d'artiste, confié à Philippe Hélénon, édité dans la foulée par Al Manar, dont le titre est somptueux : Clarté de la nuit sur un arbre rouge. Il ne nous a pas été donné de le consulter.
Parallaxes sort chez le même éditeur, avec Joël Leick pour illustrateur, en mars 2013.
Quelqu'un y respire et fait face au temps. Depuis ce silence qui vrille, quelqu'un s'exprime, quelqu'un répond, qui est peut-être un double intérieur ; il s'en suit un duo alterné, que suggèrent deux types de caractères.
Depuis ce corps devenu douleur
où comme d'un abîme dans la chair
quelqu'un, encore, respire.
In Parallaxes, © Al Manar 2013, p.13
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Il ne faudrait être que ce que nous sommes
un corps dans l'air.
Ibid p.17
Des images fulgurantes surgissent :
Ton corps est un mur.
(...)
Il y a des visages comme des couteaux sous l'étreinte brûlante
de la chair.
Ibid p.22/23
Des rémissions alternent avec des volte-face. D'intenses moments d'exaltation sont suivis de très douces descriptions.
L'aube était soudain venue, blanche comme une colline touchée
par une neige de passage.
ibid p.25
La lutte est de tous les instants.
Je vois à présent la lumière sous la porte. Le vent poursuit
mon souffle. Il y a des bruits lointains. Des pas sur les carrelages. Des
numéros sur les portes.
Un soleil obscur brûle dans ma gorge.
Il y a des volets murés par la neige. Des sonnettes fluorescentes
qui luisent sur les draps froids et des insectes figés dans l'herbe
verte.
Ibid p.33
Des visions évoquent un temps de re-création du monde et de soi, vécu sur un mode surréaliste.
Des rivages surgissent entre les horaires suspendus : je vois les
eaux lointaines et l'ensemencement du temps qui voyagent dans
les fumées blanches du cosmos.
La lumière vient dans les tremblements.
Il y a des ombres immobiles posées sur le mur.
__________
on croit que cela ne va durer qu'un temps ; que la douceur va rester, qu'elle
va grandir, comme une nouvelle peau à l'intérieur, plus résistante, plus
silencieuse ; détachée...
Ibid p.34
C'est alors que le titre de ce recueil, Parallaxes, revêt toute son importance. Selon le Littré, il s'agit d'un mot féminin, d'origine grecque, qui signifie changement.
Changement, selon Delambre, qui s'opère dans la position apparente d'un astre, quand on l'observe d'un point qui n'est pas celui de son mouvement.
Terme d'astronomie, il décrit aussi l'angle formé, au centre d'un astre, par deux lignes droites, dont l'une est menée de ce point à un observateur placé en un certain lieu, et l'autre à un observateur placé en un autre lieu.
Cette description pourrait s'appliquer à la relation angulaire, entre un patient et son thérapeute, dans une analyse.
À noter que Parallaxe est aussi un ancien terme de chirurgie pour traduire le déplacement de deux fragments d'un os rompu, qui chevauchent l'un sur l'autre.
On peut espérer voir cette fracture réduite par des mains expertes.
Rien n'étant jamais définitivement acquis, dans le domaine de la médecine comme dans celui de la psyché, vivre avec ses contradictions internes est l’œuvre de toute une vie.Lionel Jung-Allégret les observe à la loupe ou au scalpel, en n'hésitant pas à se mettre à nu.
J'ai senti la terre odorante de pitié et le venin bleu des aconits
s'enfoncer dans mes veines comme un soleil dans l'hiver.
Lents, étaient les galops du sang laissés sur la neige.
Usés, les ongles du silence.
__________
Il ne reste qu'à se taire, de peur que l'intérieur se liquéfie, se vide jusqu'au
rien ; j'en sens la fatigue brûlante, les trous dans les gestes qui vacillent ;
tout est si lourd, tout épuise ; on se tient au bord ; on se perd pour refuser
d'autres pertes ; on est sa propre demeure et elle est dévastée ;
Ibid p.40
Il en appelle à notre mansuétude devantl'immensité des tourments vécus sur un registre apocalyptique.
J'ai cherché la vie dans les regards du monde, entre les
tremblements infimes de l'effacement et l'apparition des matières
visibles.
J'ai vu des nuages blancs innerver d'eaux incendiées le ferment
des jours. J'ai vu l'éclosion insaisissable des espèces, refermée dans
la durée.
J'ai guetté une vérité dans l'humide chaleur des corps et des éclats
de soleil sur des visages tels des papillons blancs sur la tristesse.
Espéré la béatitude dans des regards stupéfiés d'immensité et
l'exhalaison où le corps expire.
j'en ai pourchassé l'appel jusque sous les Grands Verbes ; j'ai entendu
Roberto Juarroz dire « Rien ne tient entre nos mains, / mais rien ne tient
nulle part. / Nous-mêmes tiendrons-nous dans la mort ? »;et j'ai saigné
sous les clous, saigné sur le bois mortel où j'avais posé la vérité ;
Ibid p.61
Ces questions existentielles trouvent alors un écho différent ; la typographie des réponds n'est plus l'italique, la taille des lettres grandit, s'élargit ; la phrase, rythmée de traits parallèles, résonne à l'oreille, mot après mot.
Ce grand rêve de vie
qui le donne ?
S'il n'est pas dans la chair.
S'il n'est pas dans la pensée.
__________
En cendres / En boues / En toi / S'il n'est que cordes / Affluents
d'eaux obscures / Têtes hébétées de chevaux morts / Vêtures d'os
et de peaux d'oiseaux décharnés / Montées de sangs et de
souffrances / Ombres stagnantes ;/ Un corps / En toi / En
poussière / En limon ;/ En vie / En mort /
Ibid p.65
Pour qui attend encore des secrets, les six pages à venir, ainsi martelées, assènent d'inexorables vérités.
Des cris traversent les murs, traversent les peaux comme
des herses, laissent des ecchymoses de peintures brûlées.
De chaque chambre, de chaque couloir, de chaque être dans les
sangles.
Ici, il n'y a jamais de silence.
Le silence est dans les yeux.
___________
Et tu n'as nul lieu qui ne soit en toi / Aucun autre toi en dehors de
toi / Tu es invisible / Et tu le vois / Tu es / Dans l'imprécision de ta
vie / Seul / Tu ne sais pas être seul-plusieurs / Ne sais pas être un
Autre / Ne sais pas dire-être autrement que Seul / Le Néant du
Seul / Le Seul dans ta peau / Et la brûlure blottie de l'Autre / Seul
aussi / En lui-toi / Qui ne t'accueille pas / Seuls dans vos peurs/
Seul dans la tienne-sienne / Tu es devenu moins / Ne sais-veux-t-
il être qui tu es / Qui il Est / Qui n'est Rien / Dehors / Dedans / Des
Mondes / Des Cellules / Des Voix / Dehors / Dedans / Tout Est en
Toi / Tu ne sais pas être le Monde Avant / Le Monde Après/
AVEUGLE AU DEVENIR
Ibid p.71
Grâce à un verbe puissant, nous vivons l'expérience de la perte de soi, du passage de la démence à l'enfermement, jusqu'au néant.
Après cet électrochoc, le récit s'achève sur un ton plus neutre, sans que rien ne soit résolu.
L'homme revient à lui, ses sens se réveillent, l'odorat, l'ouïe, le toucher, la vue, et cette discrète présence au monde, voilée de douce tristesse, qui le caractérise.
Restent dans l'air des parfums d'iode et de fruits pourrissants
et du mercure entré dans le silence.
L'intelligence brûle.
Parfois, dehors, l'écho assourdi de la pluie.
Ibid p.72
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Sous l'agonie, les insectes attendent.
Qui attend des secrets ?
Ibid p.73
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un homme
les yeux clos
seul
face à une chaise vide
guette
attend
mais n'attend personne
n'attend rien
regarde
mais il n'y a rien à regarder
ne voit ni mieux
ni autrement
referme les yeux
Ibid p.74
La page, qui suit, est blanche et non numérotée. Elle porte, comme un tatouage, le signe : …/... qui laisse présager d'une suite. Puisse le poète l'écrire et nous la faire partager.
Le recueil se clôt sur une composition de Joël Leick, l'illustrateur. Par une fenêtre brisée, on aperçoit la silhouette d'un arbre dénudé, preuve tangible du monde, où la vie demeure.
Bibliographie consultée
-
Écorces © Al Manar, éditions Alain Gorius, 2012
-
Parallaxes © Al Manar, éditions Alain Gorius 2013
- La porte ouverte, texte paru dans le n°3 de la revue Place de la Sorbonne
Sur internet
Contribution de Roselyne Fritel