Un homme meurt et l'on mesure ce que vivre veut dire.
Un homme est mort, venu d'un temps d'oppression et de nuit.
Henri Michaux
La lettre
Je vous écris d’un pays autrefois clair. Je vous écris du pays du manteau et de l’ombre. Nous vivons depuis des années, nous vivons sur la Tour du pavillon en berne. Oh! Été! Été empoisonné! Et depuis c’est toujours le même jour, le jour au souvenir incrusté…
Le poisson pêché pense à l’eau tant qu’il le peut. Tant qu’il le peut, n’est-ce pas naturel ? Au sommet d’une pente de montagne, on reçoit un coup de pique. C’est ensuite toute une vie qui change. Un instant enfonce la porte du Temple.
Nous nous consultons. Nous ne savons plus. Nous n’en savons pas plus l’un que l’autre. Celui-ci est affolé. Celui-là confondu. Tous sont désemparés. Le calme n’est plus. La sagesse ne dure pas le temps d’une inspiration. Dites-moi. Qui ayant reçu trois flèches dans la joue se présentera d’un air dégagé ?
La mort prit les uns. La prison, l’exil, la faim, la misère prirent les autres. De grands sabres de frisson nous ont traversés, l’abject et le sournois ensuite nous ont traversés.
Qui sur notre sol reçoit encore le baiser de la joie jusqu’au fond du cœur?
L’union du moi et du vin est un poème. L’union du moi et de la femme est un poème. L’union du ciel et de la terre est un poème. Mais le poème que nous avons entendu a paralysé notre entendement.
Notre chant dans la peine trop grande n’a pu être proféré. L’art à la trace de jade s’arrête. Les nuages passent, les nuages aux contours de roches, les nuages aux contours des pêches, et nous, pareils à des nuages nous passons, bourrés des vaines puissances de la douleur.
On n’aime plus le jour. Il hurle. On n’aime plus la nuit, hantée de soucis. Mille voix pour s’enfoncer. Nulle voix pour s’appuyer. Notre peau se fatigue de notre pâle visage.
L’événement est grand. La nuit aussi est grande, mais que peut-elle ? Mille astres de la nuit n’éclairent pas un seul lit. Ceux qui savaient ne savent plus. Ils sautent avec le train, ils roulent avec la roue.
« Se garder soi dans le sien ? » Vous n’y songez pas ! La maison solitaire n’existe pas dans l’île aux perroquets. Dans la chute s’est montrée la scélératesse. Le pur n’est pas pur. Il montre son obstiné, son rancunier. Certains se manifestent dans les glapissements. D’autres se manifestent dans l’esquive. Mais la grandeur ne se manifeste pas.
L’ardeur en secret, l’adieu à la vérité, le silence de la dalle, le cri du poignardé, l’ensemble du repos glacé et des sentiments qui brûlent a été notre ensemble, et la route du chien perplexe notre route.
Nous ne nous sommes pas reconnus dans le silence, nous ne nous sommes pas reconnus dans les hurlements, ni dans nos grottes, ni dans les gestes des étrangers. Autour de nous la campagne est indifférente et le ciel sans intentions.
Nous nous sommes regardés dans le miroir de la mort. Nous nous sommes regardés dans le miroir du sceau insulté, du sang qui coule, de l’élan décapité, dans le miroir charbonneux des avanies.
Nous sommes retournés aux sources glauques.
In Épreuves, exorcismes, © Gallimard
Un homme est mort, venu de la prison où l'espoir s'est nourri.
Robert Desnos
Demain
Âgé de cent mille ans, j’aurais encor la force
De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir : Le matin est neuf, neuf est le soir.
Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,
Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille
À maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.
Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore
Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent.
1942.
In État de veille, © Gallimard
Un homme est mort, qui s'est levé, qui a dit : Je suis là !
Walt Whitman
Pied sûr, cœur léger, j’attaque la piste ouverte,
Suis libre, en bonne santé, le monde est devant moi,
La longue piste brune s’étire où je veux qu’elle me conduise.
À partir d’aujourd’hui je n’attends plus la bonne fortune : la bonne fortune c’est moi !
J’ai fini de me plaindre, j’ai fini de tergiverser, j’ai fini d’avoir besoin de ceci ou cela,
Terminé le petit monde des récriminations, des bibliothèques, des critiques chagrines,
Sans faiblesse ni grief, j’avance à découvert sur la piste.
Pour moi la terre me suffit,
Pourquoi voudrais-je les constellations moins éloignées ?
Elles sont où elles doivent être, j’en suis sûr,
Conviennent à ceux qui les habitent.
(Sur terre, donc ! épaules chargées du délicieux fardeau,
La vieille charge d’hommes et de femmes qui partout m’accompagnent,
Impensable, je le jure, pour moi, de m’en débarrasser,
Empli d’eux comme je suis et qui à mon tour les comblerai !)
In Feuilles d'herbe, © Grasset, Les Cahiers Rouges, traduction Jacques Darras, p.187
Un homme est mort, et sa mémoire reste au cœur des nations.
Pierre Seghers
Septembre 1939
Au-delà des limites de la vie, il y a toujours une vie nouvelle
Dont les frontières sont inconnues.
Au-delà des jours sans souvenirs
Il y a toujours une condition d’un autre domaine
Il y a toujours un air plus vif, un ciel plus clair
Une aspiration immense dont tu ne te savais pas capable,
Une rupture
Elle engendre une naissance émerveillée.
In Comme une main qui se referme, © Bruno Doucey, p.19
Un homme meurt et l'on mesure ce que vivre veut dire.
Contribution de PPierre Kobel
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