L'auteur est née en novembre 1952 dans le massif de l'Ouarsenis en Algérie, son premier livre Plateaux du songe, dédié à son grand-père, paraît en 1992 chez Cheyne et se présente comme un récit à deux voix.
Nul ne traverse
Ces solaires solitudes
Où tout règne s'annule
Les hauts plateaux brûlent midi
Plus que brûlèrent jamais
Ni les cuivres de tes chevilles
Ni l'ébène rouge de tes cheveux
Alors je suis moi-même
Embrasement de l'air
In Plateaux du songe © Cheyne Éditeur 1992, p.39
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Mes mains ferventes
Ont bien lissé la nuit de notre couche
Mouillé le sol
de l'eau rare exaltante...et
Parfumé l'aisselle obscure de la maison
Mes mains habiles
Ont accompli tous les gestes nécessaires
S'est entrouvert la chair
de l'orchidée nocturne
Et maintenant ?
Ibid p.42
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Me voici debout
Il n'est de voûte pour l'écho de mes pas
Il n'est d'arche pour ombrager mon cri
Que ce sel en grains durs
aux franges du regard
Et cet oiseau noir
qui dans le ciel sombre
Mes mains me protègent mal
De l'évidence éblouissante
Ibid p.43
Le lecteur perçoit aussitôt à quel point ces hauts lieux, où elle a grandi, ont compté et restent gravés dans sa chair et le vif de sa mémoire. Dès ce premier livre, ils s'imposent, affirmation de son être profond et de son appartenance, lieu nocturne de mon corps précise-t-elle.
Aveugle ou roi j'aurais
Toutes ces routes virtuelles
À frapper de mon bâton d'exil
Je ne suis rien de tous ceux-là
Je suis
De ces plateaux d'un songe vaste
À parcourir inépuisable
Ibid p.49
Elle publiera, par la suite, plus de quinze livres de poésie et des essais, sur Guillevic et Georges Schehadé.
Après des études universitaires à Paris, elle est professeur de Lettres, en Afrique du nord, Afrique noire et Scandinavie, avant de se fixer, il y a une vingtaine d'années, sur les coteaux nord de la ville de Pau, où elle affirme avoir trouvé son point d'ancrage : « Lorsqu'un sol sous les pas apaise enfin le besoin profond de l'exigence du vivre, dès lors le sentiment d'avoir trouvé son lieu de vie se confond avec celui d'avoir trouvé son lieu d'écriture. »
Elle s'adonne alors à la contemplation, ultra-matinale, du vaste paysage, qui s'étage sous ses yeux.
Naissent des livres, tels que Hauts sont les monts, en 2008– où le preux Roland s'adresse à la belle Aude – ou Aubes, quelques années plus tard.
Aube comme une main de vent révélant la montagne, une
main de douceur posant des draps nuptiaux et secoués légers dans
un bonheur de brise, comme une femme immense couchant sa
chair laiteuse sur le dos dur des roches, l'échine blessée des monts,
aube lissant charpies de ta main douce sur toute plaie ouverte,
entailles, gerçures, ravines où la nuit a gelé comme un sang, aube
poudrant la joue pudique d'un renflement neigeux, aube qui
brodes de fils d'or et d'eau bleue l'échancrure là-bas d'un lac, nous
soit donné de naître au jour dans ta douceur de linges et de mains !
In Hauts sont les monts © Éditions de Corlevour 2008, p.56
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28 novembre 2004
5 heures et demie :
À peine levée, et aussitôt appelée vers les baies vitrées, vers le balcon parce que c'est là, dehors, que quelque chose m'est donné. Ou plutôt, quelque chose là se donne, un don absolu fait de vaste, de silence et de clarté lunaire – et qui se passerait de moi tout aussi bien, se donnerait de même absolument, se déverserait – mais d'où ? Et sans que rien bouge : ce don n'a rien d'une pluie d'abondance et aucune main ne verse.
Les baies vitrées éclairent assez. Je suis bien ainsi dans la fraîcheur et l'obscurité, plus rassemblée. Ma solitude est plus juste, plus accordée. Le balcon suspendu sur la nuit me suspend également. Au sud les montagnes sans volume : un bleu plus plus sombre et plus mat sur le bleu frais du ciel, un à-plat lisse que découpe la ligne des crêtes. Des étoiles. Un coq à peine. En bas, la ville et ses points lumineux. À l'ouest un floconnement léger qui se défait vers l'océan.
(extrait) in Aubes © Le Bois d'Orion 2011, p.9
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5 décembre 2004
5 heures :
Hier soir, en ouvrant la porte une dernière fois sur le jardin, j'ai reçu la brume, non comme on reçoit une gifle de vent au visage, mais comme, ouvrant sa porte sans qu'il y eût d'autre appel qu'un appel en soi peut-être, on reçoit l'étranger qu'on n'attendait pas, debout déjà dans la clarté nocturne. La survenue inattendue de la brume, hôte que les bras ne peuvent étreindre, immense et léger corps de brume, qui tournoie, s'élève, m'enveloppe, soudain là comme le serait le corps d'une ombre revenue de chez les morts qui supplierait qu'on l'accueille, par la danse de son immense corps de vapeurs signifierait quelque chose : une invitation à la suivre ? Ou une prière ?
(extrait) Ibid p.13
Subtilement observés et décrits, ces moments d'inespérée beauté, cadeaux éphémères d'avant ou d'après le jour, sont pour le poète vecteurs de survie et d'écriture poétique : « J'aime ces heures nocturnes où debout je combats le mieux ce qui blesse », dit-elle.
Elle y mêle des pensées et des réflexions personnelles, nées de lectures parallèles de l'un ou l'autre de ses auteurs préférés, tels Philippe Jaccottet, Gustave Roux, Pierre Bergounioux et d'autres.
Commencé le 28 novembre 2004, ce journal poétique s'achève le 29 novembre 2010, par ces mots :
Le poème, ou pour le moins une certaine forme de parole, est la seule réponse que nous puissions donner, le seul acte qui soit en notre pouvoir, la seule résistance que nous puissions opposer à la nuit finale, celle qui est sans lumière. Le don de la présence et le don de la beauté que nous fait encore le monde, ce don vaut la peine d'aimer et de vivre. Dès lors, il faut tenter de le dire et, si nous le pouvons, de la façon la plus juste.
Ibid p.96
Dans la postface de ce livre, elle ajoute :
C'est certaines des expériences qui furent les miennes (au détriment d'autres, très différentes, très douloureuses, très profondes, et volontairement tues) chaque matin, au lever, debout seule dans cette immensité, que j'ai tenté d'inscrire en poème. Et inversement, parce qu'il est le lieu de ces expériences, j'ai l'impression que ce paysage de montagnes, depuis une vingtaine d'années aujourd'hui, cherche son lieu et sa forme, son corps de paysage dans les poèmes que j'ai assemblés en recueil, différemment de l'un à l'autre. Différence de tonalité par exemple, majeure dans Hauts sont les Monts, mineure dans Aubes.
La beauté – et je suis de ceux qui croient urgent de vouloir la dire, l'écrire, et la vivre –ou ce qui nous en reste aujourd'hui, paraît plus évidente dans ce haut lieu qu'est la montagne, préservée parce que lointaine, moins accessible, plus difficile à ravager (encore que...).
(extrait) ibid p.101/102
Bernadette Engel-Roux est indéniablement l'auteur d’une œuvre originale et variée. À chaque nouveau livre, la forme, le ton, la présentation diffèrent, même si demeurent en filigrane la douleur et la mort.
Il en est ainsi de Ararat, du nom de la montagne sacrée, symbole national de l'Arménie, obscur et bouleversant livre de deuil et de partage, dans une région ravagée alors par la guerre.
Vous noterez au passage sa recherche constante des plus hauts sommets.
Que te dire, absente ?
Il y a la neige, les montagnes,
Une guerre qui finit,
Dans mes bras cet enfant
Qui meurt –
Et toi.
In Ararat © Cheyne 1996, p.21
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La neige d'avril sur l'Ararat au loin, au
ciel de nuit flottant drapeau... quand la peur
et le désir et le courage et la colère, enfin
reposent ; quand les bêtes parmi les sauges
viennent boire au ruisseau ; quand mille
tentes, contre la terre, respirent ; quand
les soldats sur les crêtes redeviennent des
hommes parlant ensemble ;
qu'on imagine Dieu même ne veillant
plus qu'en son amour, et sa main retombée.
ibid p.28
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Quand tu es venu la première fois
La jarre du chagrin sur le seuil
Était pleine. J'étais assise à terre
Dans l'ombre des murs
Je n'ai pas bougé. J'ai senti
Ta bonté dans mon dos
J'ai vu – je n'ai rien dit
Cette fêlure sur l'argile.
ibid p.30
Brasier, paraît en 2004, illustré de deux photos de Jacqueline Alios.
Il narre, au jour le jour, le déroulement d'une rencontre entre un homme et une femme. Rencontre, au cours de laquelle vont se tisser des liens extrêmement profonds. Tous deux pourtant renoncent à lui donner une forme charnelle.
Les deux poèmes choisis, ouvrent et ferment le recueil.
Dans l'ombre de leurs mains qui ne s'étaient jamais touchées, l'innocence
qu'ils avaient préservée avait une fragilité d'oiseau pris. Face à leurs pages comme
face à eux-mêmes, dans leurs rares rencontres, légères d'un bonheur fait de rien,
ils avaient toujours contourné la faille où ils se fussent sinon jetés comme deux
amants dans le lit de leur mort.
Ne rien dire, éviter les mots incertains et terribles – leur seul partage pourtant
– avait été l'exercice d'une soumission mutuelle à une injonction intérieure. Et sa
réussite : cette gerbe d'un silence que l'inquiétude de l'un avait généreusement
offerte au tremblement de l'autre.
In Brasier © Babel éditeur 2003, p.9
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Jusqu'à cet instant, ils ignoraient la poignante douceur d'un ciel d'hiver
partagé. Et l'assurance prise sur leurs lèvres que tout était vrai les armait d'une force
suffisante pour rendre grâces, même à l'instant des larmes, à ce qui adviendrait.
Il fit le vœu que la bonté de l'après-midi dans les arbres pour eux deux une
autre fois se renouvelât. Elle dit : Et cette splendeur nocturne aussi. Ils avaient mérité
que tout leur fût redonné dans les jardins sans air de l'éternité où il commençait
à croire, à espérer, qu'il la retrouverait.
De vrais amants à l'instant du partage ne pouvaient être plus proches que
ceux qui sous ce ciel se séparaient.
Ibid p.60
Le recueil, aux lèvres des péris, dédié à sa grand-mère,paraît en 2004 chez L'arbre à paroles.
De facture plus classique, il fait parler, de manière très inattendue, des héros ou héroïnes de la mythologie et de la littérature.
Orphée inverse
Quand tu mourras mon amour
j'entamerai un chemin de nuit claire
par lequel je viendrai jusqu'à toi
Qui me croira de chair encore
s'étonnera qu'une si longue marche
prenne rien de ma force
Intouchable et le corps épargné
même de toi
je viendrai d'un pas juste
infaillible incessant
Non pour te ravir au peuple des nocturnes
je n'ai pouvoir ni charme
ni pour être importune
ni pour le sacrilège
ni pour te ramener
au jour de nos combats
Je viendrai mon amour
infiniment
te regarder dormir.
In aux lèvres des péris © L'arbre à paroles 2004, p.17
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Bérénice
Je ne vous verrai plus
Ce signe de la main qu'on ne peut plus que faire
à l'instant où la sirène tire sur la mer
le dur fil bleu du départ.
Ce frappement sur l'eau où bat notre désir
et le navire s'éloigne
Les oiseaux crient
et le navire s'éloigne –
qu'il faut vouloir encore.
Ibid p.33
Au deuxième chapitre de ce recueil, figure uniquement trois petites phrases, aussi lapidaires qu'un haïku, aussi denses qu'un adieu
OR
Dans la cendre du monde
TON CORPS
**
Tu dors –ici encore
Enseveli dans mes cheveux
**
Et tes seuls yeux dans la nuit
Qui furent mon vin –noir
Et lumineux
Ibid p.51, 52, 53
Elles introduisent, au troisième chapitre, un poème d'une grande intensité.
Tenus
Où que tu ailles
je tiens toujours tes mains
comme si tu ne faisais que reculer
ou t'écarter, me regardant encore
entre désir et départ
Je tiendrai ainsi tes mains
de mort
dans l'écart non mesurable
dans l'écartèlement.
Ibid p.57
Là, se révèle le talent de Bernadette Engel-Roux et sa capacité à exprimer, en très peu de mots, l'indicible.
Une Visitation – livre qui lui valût le Prix Louise Labé, en 2007 – est de cette veine. Elle en fit lecture au cours d'un échange poétique entre elle et le poète et essayiste Issa Makhlouf, en juillet 2013, au Festival des Voix Méditerranéennes, à Sète. Ce fut une première et inoubliable rencontre.
L'auteur parle de ce livre, comme « d'une visite par l'ombre gardienne de ceux que nous avons aimés, visite qui irradie ».
Sur cette présence en demi-teinte, dépeinte avec une délicatesse extrême, dans les poèmes qui suivent s'achève cet article.
Ils viennent à nous et
leur pas ne marque pas
leurs paroles ont des clartés
d'étain frappé
Assis à notre table
leur vaisselle ne tinte pas
Je bois sous son regard
la camomille apaise
Est-elle plus grande ou plus
transparente ainsi penchée
vers moi
In une Visitation © L'Arrière-Pays 2005, p.35
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Leurs mots et ceux des livres
déplacent le même silence
dans un bruissement de peau
des formes nous traversent
nous abandonnent parfois
sa main tourne mes pages
lis des livres, ma fille
elle a bâti pour moi
plusieurs demeures
Ibid p.36
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Elle n'attend pas que je l'appelle
elle est toujours là – même si là-bas
mais où – là-bas n'est pas –
Même lorsque je l'oublie
cette trace légère
cette ombre de lumière
au creux sans poids des choses
cette combe en moi
qui fait patience
jamais elle ne me laisse seule
sans la lampe de sa voix
Ibid p.42
Bibliographie consultée
-
Plateaux du songe © Cheyne 1992
-
Ararat © Cheyne1996
-
Brasier © Babel éditeur 2003
-
aux lèvres des péris © L'arbre à paroles 2004
-
Une Visitation © l'Arrière-Pays 2005
-
Hauts sont les Monts © de Corlevour 2008
-
Aubes © Le bois d'Orion 2011
Sur internet
-
entretien sur France-Culture avec Alain Vienstein
Contribution de Roselyne Fritel
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