En complément du dossier consacré à Charles Juliet dans La Pierre et le Sel du 12 novembre 2012, voici Moisson, une anthologie personnelle du poète, publiée en 2012 qui regroupe un choix de ses textes, avec une préface remarquable de Jean Pierre Siméon.
L’homme Juliet, si l’on s’en tient à une première impression superficielle laissée par l’examen des nombreux portraits photographiques mis aujourd’hui à notre disposition par internet, est anguleux, austère, sévère et porte sur son visage les traces d’une vie douloureuse et mouvementée. Par contre, à l’écouter parler, on est très surpris par la douceur de cette voix douce et calme qui contredit le côté un peu négatif de la première impression.
Jean Pierre Siméon, au début de sa préface (p.7), indique que le poète semble, au premier abord, d’une excessive timidité, « alors que cette attitude est une position consentie devant les êtres et les choses, qui privilégie l’écoute et l’attention, l’accueil, pour employer un mot qui lui est cher. »
Moisson que l’auteur a découpé en une demi-douzaine de chapitres principaux : Enfance, Effondrement, Ouverture, L’inconnue, Avancée, Apaisement, est, traduite en langue poétique, une autobiographie.La petite enfance, d’abord, avec une mère très vite absente, minée et détruite par la dépression, une vie de petit paysan ensuite, dans une famille d’accueil chaleureuse, puis les longues années de souffrance et d’humiliations chez les enfants de troupe et enfin, les années de maturité, riches de création littéraire.
Tu es cette mère que j'ai perdue
Mais comment croire
que la mort
avait pu t'emporter
Dressée dans mon regard
ou rôdant dans ma tête
tu ne me quittais plus
Pourtant tu étais l'absente
Une absente si présente
que forcément
un jour ou l'autre
tu allais apparaître
Alors je t'ai attendue
Tu me parlais à voix basse
et le temps ne pesait pas
Je t'ai attendue
mais tu n'as pas paru
Alors je t'ai cherchée
Cette inconnue qui marchait
devant moi dans la rue
je la suivais
certain qu'elle était toi
Mais c'était chaque fois
la déception de découvrir
que jamais son visage
n'était le tien
Partout je t'ai cherchée
Dans les bars et les rues
dans les gares et les trains
sur les plages et dans les ports
Partout je t'ai cherchée
Dans bien des villes
et bien des pays
Partout je t'ai cherchée
Et je te cherche encore
Tu es cette morte
qui n'a cessé
d'enténébrer ma vie
In Moisson, © P.O.L., mai 2012, L’inconnue p. 137
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parle-moi
du fond de ta tombe
parle-moi
confie-moi
ce que tu as
toujours tu
et souffle-moi
les mots dont j'ai besoin
pour te ressusciter
Ibid, L’inconnue p. 141
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De Pâques à la Toussaint chaque jour
l'enfant va garder ses vaches
Quand il revient à l'école
après être resté sept mois
sans ouvrir ni livres ni cahiers,
il ne sait plus rien
Tables de multiplication règles
de grammaire tout a été oublié
Les premiers jours les cancres ont
de meilleures notes que lui et il est effondré
Doit-il voir là le signe que le destin va
le condamner à n'être plus tard qu'un cul-terreux
Ibid, Enfance p. 47
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le chagrin fou de l'enfance
ses émotions le débordent le mettent en charpie
il se défie des adultes et se mure dans le silence
l'ennui l'ennui des heures interminables
quand il garde ses vaches
assiste aux messes du petit matin
dans l'église ténébreuse
chaque soir il est terrorisé
quand il descend dans l'antre noir
pour y chercher du vin
la joie qu'il éprouve un matin de Noël
à voir une orange glissée dans sa galoche
cette stupeur qui le saisit
quand celle qu'il croyait être sa mère
lui apprend que sa mère vient de mourir
puis à douze ans
loin de la mère au grand cœur
il se retrouve dans une caserne
où il va rester huit ans
et ce fut sa chance
es brûlures le chagrin fou
d'une enfance disloquée
Poème écrit pour le 14e Printemps des poètes
Ibid, Les années sombres p. 51
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Styloglissé entre pouce et index
elle repose sur la page blanche
Il attend que les mots viennent
Les veines en relief d'un gris sinueux
Le brodequin qui l'a écrasée
les clous ayant déchiré la peau
Les cicatrices ont disparu
mais elle en garde le souvenir
Le visage proche de la flaque d'eau noire
Les sarcasmes hargneux du sous-off
brouillés par les mugissements du mistral
Brutal rappel d'une adolescence en uniforme
Ibid, Effondrement p. 65
Le jeune homme, intelligent et conscient de ses lacunes rattrapera le temps perdu en dévorant, à vingt ans passés, les livres de la bibliothèque de l’École de santé militaire de Lyon, où il poursuit des études de médecine, qu’il interrompra par la suite. Ces lectures, fondatrices, lui donneront , en tous cas, le socle dont il a besoin pour se construire.
Retourné à la vie civile, il va, avec ténacité poursuivre sa quête de soi, devenir, en quelque sorte un spéléologue des profondeurs de l’intime, creusant sans cesse, éliminant gravats et éboulis, pour essayer d’atteindre le fond, là où se cache la ténèbre du soi, la matrice, qui est aussi la motrice qui permet de monter vers la lumière de la connaissance de soi. Pour cet homme sans dieu, ce n’est, en effet, rien d’autre, que la recherche spirituelle poursuivie par les mystiques chrétiens ou les sages orientaux, le but pour eux, contrairement à C. Juliet, étant de chercher à atteindre une transcendance extérieure.
À partir de 1957, il écrit un journal, publié décennie après décennie, le dernier en 2013, où il consigne sa quête de soi. C’est pour lui le moyen d’apprivoiser ses démons intimes, de laisser une trace et de survivre à l’impermanence de la vie, qui, sans cesse reflue vers le néant.
« Comment se comporte-t-on avec autrui? » Il n'est, pour lui, de réponse possible à cette question que si l'on a d'abord résolu celle-ci, non moins complexe : « Comment se comporte-t-on avec soi-même ?» À ce compte, déblayer son propre terrain moral, s'instruire patiemment d'humilité et de probité, contre l'intime anarchie de la passion et de la pulsion, cela seul autorise une juste perception de l'Autre, en soi et hors de soi. Tant et si bien qu'il ne faut pas être grand clerc pour lire dans l’œuvre de Juliet une éthique généreuse de l'altérité, proche parente de celles d'un Albert Camus ou d'une Andrée Chedid. Une attitude qui récuse fermement et définitivement la dérision et le cynisme, par ailleurs fort prisés dans le microcosme intellectuel d'Occident. » préface p.34
Quant à sa poésie, creusée elle aussi jusqu’à l’os, débarrassée des afféteries poétiques, ce qu’elle perd en fioritures, avec ses mots justes, elle le gagne en intensité.
Et comme l’indique J.C. Siméon :
« Rien de plus hostile au projet de Juliet que l'ornementation. Exit donc la séduction et le prestige de l'image. Il y a cependant dans la poésie de Juliet trois métaphores centrales, présentes sous divers avatars, elles seules insistantes pour la raison qu'elles ont une fonction organique dans l'exposé - la mise à nu - de l'aventure intérieure. La métaphore n'est ici acceptable que si est réduit au minimum son naturel coefficient d'opacité et d'imprécision. Il en fallait donc de suffisamment univoques pour préserver leur pouvoir de clarification et suffisamment riches pour garder leur pouvoir d'évocation. Nommons ces trois métaphores : le puits, le tunnel et la grotte. » Préface p.14
descendre
les yeux ouverts
à l'intérieur
du gouffre
s'arracher
aux illusions
aux mensonges
aux complaisances
se laisser broyer
par la souffrance
qui naît de tout
ce qu'il faut rejeter
consentir
au silence ,
à la solitude
à l'effroi
dans cette juste
lumière
demeurer
nu
Ibid,Effondrement p. 81
****
jours vides
interminables
écrasés d'ennui
rien ne se propose
de ce qui pourrait
m'apporter
ce dont l'attente
me consume
une région de ténèbres
où tout m'est retiré
de ce qui habituellement
me fait vivre
certes le temps va
mais si lentement
si lentement
et chaque seconde
ronge lancine accable
ce qui me fait
défaut
je l'ignore
je ne le connais
que par ce besoin
que j'en ai
*
un âpre désir
une torturante
nostalgie
alors
replié dans mes limbes
sourd et aveugle
à ce qui me hèle
voué souvent
à des heures
lasses et cendreuses
j'attends
j'attends
que sourde
la lumière
que meure
le temps
que jaillisse l'eau
dont j'ai soif
Ibid, Effondrement p. 94
****
il y a une marge
entre ce que je suis
et celui que je voudrais être
il y a une marge
entre la vie que je mène
et la vie à laquelle j'aspire
il y a une marge
entre ce que j'écris
et ce que je voudrais écrire
j'ai travaillé et je travaille
avec ténacité à réduire
ces marges qui n'en font qu'une
Ibid, Ouverture p. 127
****
J'ai tenu à distance
cet autre que j'épiais
et qui me tendait la main,
pour que je le rejoigne
J'ai été tenu à distance
par cet autre qui me défiait
et qui me repoussait
quand je me portais vers lui
Son besoin de me blesser
de me déchirer
de me saper de me faire
perdre pied
C'est lui — son œil
acéré intraitable - c'est lui
que j'ai eu à combattre
et à chasser hors de la maison
Ibid, Ouverture p. 131
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La substance interne
n'est plus qu'un œil
un œil acharné
à s'élucider
à pénétrer
le plus enfoui
atteindre
le dedans du dedans
là où s'offrent
la paix et la lumière
l'inaltérable joyau
de la haute connaissance
Ibid, Apaisement p. 214
****
Un jour
ma barque s'est détachée
s'est éloignée du port
et sans que je m'en sois
rendu compte
poussé par le vent
j'ai dérivé
longuement dérivé
À me découvrir seul
loin de mes semblables
j'étais dévoré d'angoisse
Mon unique désir
était de revenir parmi eux
là où était ma place
D'autant que mon embarcation
prenait l'eau
Ou bien était-ce moi
qui déjà me fissurais
me délabrais
Je n'avais plus la force de ramer
de diriger ma barque
N'allais-je pas bientôt sombrer
Je ne me sentais pas de taille
à affronter les tempêtes
que j'aurais à essuyer
Je me rebellais voulais retrouver
la quiétude de ma vie d'avant
mais il ne m'était pas possible
de maîtriser ma dérive
et j'ai dû m'abandonner
À plusieurs reprises
ma frêle embarcation
a chaviré
Tout ce qu'elle contenait
livres
savoir
possessions diverses
tout est passé par le fond
Je ne pouvais intervenir
ne pouvais que me laisser
emporter par cette navigation
aveugle
Je suis parfois resté encalminé
mais le plus souvent j'ai été
pris dans d'âpres bourrasques
Un jour
mon esquif s'est disloqué
et force m'a été
de lâcher prise
de consentir à disparaître
Alors des courants
m'ont poussé porté
puis déposé sur une plage
Une lumière d'aurore
inondait l'oasis
où j'allais maintenant
vivre
Ibid, Apaisement p. 229
Ainsi d’une vie commencée en cahotant, Charles Juliet a réussi à en faire une œuvre d’art, nourrie de celles de ses amis plasticiens et écrivains, et avec une œuvre poétique couronnée en 2013 par le Goncourt de la poésie.
Gageons qu’en matière de journal, il n’a pas encore écrit son dernier mot.
Bibliographie poétique
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Affûts, ©P.O.L, 1990
-
Ce pays du silence (précédé de Trop ardente et L'Inexorable), © P.O.L, 1992
-
Bribes pour un double, © Arfuyen, 1992
-
L'Autre Chemin, © Arfuyen, 1993
-
Fouilles (suivi de I'CE/7 se scrute, Approches et Une lointaine lueur), © P.O.L, 1998
-
L'Opulence de la nuit, © P.O.L, 2006
-
Moisson - choix de poèmes, © P.O.L poche, 2012
Internet
-
Le Grand Entretien, émission du 09 avril 2012, sur France Inter, François Busnel/Charles Juliet.
-
Le matricule des Anges n°149 de janvier 2014, Une conquête sur l’obscur, un dossier sur le poète.
Contribution de Jean Gédéon
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