Testament
Je donne à ceux qui sont de ma maison
Mon long travail de corps et de raison ;
Mon droit chemin qui sait où bien aller
Sans avoir peur ni jamais reculer.
Et je leur donne en plein jour mon visage
Qu'à travers temps un calme tient serré ;
Et mon sourire – il m'a fait grand usage –
Et mes yeux nets qui n'ont jamais pleuré ;
Et mon cœur dur que l'on heurte au passage,
Mon cœur si dur qu'il peut tout supporter.
À tous ceux-là dont j'eus l'âme à porter
Dessus la mienne à la paix éloignée,
Je donne ici la paix que j'ai gagnée,
Jour après jour, force à force épargnée,
Mon bien de cœur à grand' peine amassé,
Toute ma paix pour qu'ils en aient assez.
Je donne à ceux qui sont de mes amis
Le menu ciel qu'en l'âme Dieu m'a mis,
Que j'ai trouvé sans qu'on me l'ait permis
Dans un repli de mon cœur étonné
Lorsque la terre avait le dos tourné.
Voici pour eux ma cachette de joie
Qui ne connaît aucun chemin du Temps ;
Le nouveau-né que je porte au-dedans,
Qui ses yeux ouvre en moi sans qu'on le voie ;
Ses pieds naïfs qui bougent, mes chansons,
Quand dans mon cœur ensemble nous dansons ;
Nos jours de fête et nos belles images
Et tout à coup l'étoile des Rois Mages
Qui me surprend, m'éveille, me conduit
Dans un royaume au milieu de la nuit.
Voici pour eux encore la fontaine
Qui brusquement me gonfle d'eau soudaine ;
Et quelquefois un génie imprévu
Que je rencontre ; et l'Ange que j'ai vu ;
Et le Bon Dieu qui passe en ma prière
Sans bruit, sans pas, avec une lumière ;
Le mot voilé qu'en silence il m'a dit,
Un mot si bas qu'à peine j'entendis
Mais qu'en rentrant au monde je rapporte
À tous ceux-là qui sont devant ma porte,
Un souffle à peine, un peu de Saint-Esprit
Qu'eux comprendront si je ne l'ai compris.
À mes amis, pour que chacun espère
Je donne à tous – je ne sais pas à qui –
À tous, le bien que je n'ai pas acquis
Mais qu'un moment je tins de Notre Père,
Toute la grâce heureuse qu'en secret
De loin en loin par grâce il m'a donnée
Pour qu'à ma place eux la gardent après
Qu'elle m'aura dans l'ombre abandonnée.
Je donne à vous qui m'êtes étranger
– Vous méritiez être mieux partagé –
Je donne à vous...rien...tout le mal que j'ai.
À votre cœur dont j'ignore l'entrée
Et qui toujours me laissera dehors,
Je donne en vain ma nuit d'âme et de corps,
Ma vérité qu'à nul je n'ai montrée,
Mes sombres temps, le noir de mes chemins
Et ce penser qui m'a tordu les mains…
Le danger sourd et muet qui m'enserre
Et la douleur qui m'est tant nécessaire
Qu'en me l'ôtant, de moi je m'en irai,
La grand'douleur qui me cherche à la ronde,
La grand'douleur d'être exilée au monde
Dont, près de vous – si loin – je périrai…
Je donne à vous alentour la détresse
D'un cri qui tourne et n'est pas entendu,
Qui tourne, crie...et la pauvre tendresse
Que j'ai dans moi comme un pays perdu.
Je donne à vous la blessure enfermée
Qui n'ose pas au jour être nommée,
Qui rien n'attend que de mourir tout bas
Hors de pitié et qui ne parle pas.
Je donne à vous ma faute sans visage,
Ma honte pâle et mon cœur méprisé,
Mon faible cœur, si faible qu'au passage
Un seul sourire à jamais l'a brisé.
À vous, passant, qui, du seuil de l'automne
M'aurez souri sans le vouloir, je donne
Pour ce sourire, ô Dieu ! Pour tout le bien
De ce sourire, en partant, je n'ai rien
À vous donner que le mal de ma vie,
Rien que du mal, tout le mal qui m'est né
Et qui mourra sans m'être pardonné,
Mon pauvre mal qu'à vous seul je confie…
Mais c'est à vous que j'ai le plus donné.
In L’œuvre poétique, Chants et Psaumes d'automne, © Stock 1975, p.417 à 420
Bien loin de la bondieuserie de l'époque, Marie Noël révèle, ici, avec finesse et véhémence et sous la forme d'un testament, les dessous de son cœur.
À suivre…
Internet
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Article et poèmes sur le site de Un jour un poème
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Vidéo de l'Ina d'un entretien avec l'auteur, en date du 14/05/1959
Contribution de Roselyne Fritel
C'est magnifique ! Avec en plus les cloches de ma région maternelle et en arrière-fond les poules comme dans mon enfance... Merci,Roselyne et mes meilleurs voeux pour 2014.
France Jeanne Roselyne ( ! ) Burghelle Rey
Rédigé par : france burghelle rey | 06 janvier 2014 à 10:31