La terre est grise
L'éden aujourd'hui déchire mes lambeaux de prières.
Ils ont déjà dix ans.
Je suis né avec eux, loin des fours innommables.
J'ai modelé ce cri pour tous les oubliés.
Ils m'ont honoré, murmures échappés par miracle.
Sous leur regard aveugle j'ai modelé la glaise.
Ils se sont enterrés,
leurs têtes recouvertes se haussent pour prier
et leurs membres tendent cette croûte délicate.
Adam et Ève nus, splendeur du corps ineffable,
ventres lisses et chauds qui s'étirent,
des mains aux gestes délicats
et ces têtes dressées attentives à l'autre.
Enfin terminé l'écho des plaintes qui m'assaillent,
le chant des oiseaux recommence.
Vais-je pouvoir aujourd'hui donner forme
à ces corps d'hommes et de femmes,
exalter le nu dans toute sa splendeur ?
Dans mon atelier, la Vierge est entrée,
assise, elle écoute, elle parle.
Élisabeth aussi, sous le murmure des arbres.
Et puis la dormition.
Une femme qui souffre, son enfant martyr,
pour moi, Marie, pareille aux millions d'autres
poignardées, la bouche ouverte
permanence d'un cri millénaire.
C'est la mère du Christ.
C'est une mère comme tant d'autres,
étripée,
et c'est moi qui dois sculpter au tympan de l'église
et j'ai choisi Marie.
L'espace de quelques mois, pour ces bas-reliefs.
Adam et Ève soutiennent le linteau
Seul le bras d'Abraham est retenu,
l'ange visible
le père a disparu.
Je n'ai pu modeler ce vieillard,
l'enfant lié qui attend,
Isaac, mon frère, est mort la gorge trouée
sur un piton rocheux, voilà bientôt trente ans
victime immolée.
L'espace de quelques mois, pour répondre,
un répit, et une menace déjà sur nous.
Faudra-t-il à nouveau se couvrir de terre,
s'enfouir, pour survivre,
écho de Tchernobyl,
victimes au futur,
Vierges promises au calvaire,
pauvres macarenas,
quelles larmes verserez-vous demain ?
Que dire au fronton de l'église,
quel message ?
Ne devrait-il pas être le pendant des enfers
d'Autun, de Bourges et de Colmar
quel jugement dernier ?
quelle marmite effroyable !
Je voudrais aussi le dire,
mais ne vaudrait-il pas mieux tirer
toutes les sonnettes,
battre le tocsin
et jeter toute cette terre à la face de Dieu,
Jérusalem céleste,
où es-tu ?
In Jeanclos, Le tympan de Saint-Ayoul, Éditions de la Différence 1986, pages 13/15/17
Georges Jeanclos est le pseudonyme de Georges Jeankelowitsch, sculpteur d'origine juive (1933-1997), né et mort à Paris.
Il écrit à propos de ses créations, dans Terres, 1991 : « Ce que je fais est si fragile. C'est le contraire de la statuaire faite pour durer. Cette éternité je la cherche dans le gris, dans la fracture, ce qui reste après la cuisson. Pendant le travail de modelage, alors que l'argile est humide et malléable, je sais que cela va bouger. Avec les années, j'ai appris à compter sur l'effet de dessiccation. Ce phénomène est parti de mon travail de modeleur. C'est un piège tendu au temps qui passe et qui laissera les traces que je prévois. Cet avenir de la sculpture ne m'est pas inconnu. Je suis comme le braconnier qui tend ses filets, ses lacets tout autour de la terre. J'ai aussi à l'aide d'un talith, serré ces pièces encore fraîches et quelquefois embrassé de tout mon corps l'objet de mon désir, la sculpture. »
Il se dégage de l'ensemble de son œuvre et de ses écrits force et fragilité conjuguées, qui touchent au plus intime de l'être celui qui les contemple. Ces qualités s'avèrent être aussi celles de la poésie.
À lire et regarder
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Site de la Galerie Capazza avec sculptures et textes de Jeanclos
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Georges Jeanclos sur YouTube
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article de Libération à propos de sa mort
Contribution de Roselyne Fritel
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