À Jean Cayrol
Les mots roulent dans la chair
comme des galets bien ronds
comme des cris polis
une langue de fond
Tes mots sont des mots sans phrases
qui savent jouer à vivre
La mort a coupé le pain
dès qu'il est entre nos dents
sur les lignes de la main
les arbres tremblent d'oiseaux
Cœur plumier de l'arbre en fête
trait dans le cahier de ciel
les plus sages ont triché
Et maintenant je te parle
comme celui que l'on sait
ma mère une serpillière
le journal un oignon cru
sur ses lèvres la lumière
et mille saveurs sans goût
Et dans ses cheveux l'oiseau
qui fait son lit de misère
et le soleil qui tricote
un linceul de soie passée
Tes mots sont des mots de sang
pour la mère et pour l'enfant
Les mots droits qui se faufilent
entre les feuilles les mains
les mots proches éclatés
dans la gorge avant le cœur
Moi je les connais tes mots
lorsqu'on les fait trop parler
ils ont des sueurs d'homme.
In Pour une terre possible, © Points-Seuil, 2013, p.15
Jean Sénac fut assassiné en 1973. Seulement 10 ans après sa mort, Marseille lui rendait hommage ainsi que le remarquait Jean-Pierre Péroncel-Hugoz dans Le Monde du 2 avril 1982 :
« Le purgatoire finalement n'aura pas duré dix ans pour celui à qui personne n'a contesté, depuis sa disparition en 1973, le premier rang des poètes francophones du Maghreb. L'unique raison de son assassinat avait bien été pourtant, on le sait maintenant, de le faire oublier de la jeunesse algérienne. Un moment on put croire que cet objectif serait atteint.
Mais non ! La situation a bougé en Algérie. Les jeunes poètes que Sénac avait tant fait pour diffuser n'ont plus peur. Ils proclament aujourd'hui leur fidélité au poète-soleil pour qui " partager le poème, c'était ouvrir une nacre ". »
Hommage dont s'amusa beaucoup Jamel Eddine-Bencheikh quand il relate, dans une lettre posthume à son ami, les propos qu'il tint devant l'assemblée des notables réunis à l'occasion :
« Je suis heureux que soit célébrée la mémoire du poète aussi solennellement, dans un lieu aussi vénérable, en présence des plus hautes autorités de l'État et de la culture. Si heureux que je formulerai un souhait : si vous voyez arriver un petit vieillard d'une soixantaine d'années, chauve, maigre et barbu, parlant le français avec les mains et un accent étranger léger mais net, mal habillé, plutôt sale, homosexuel notoire, sans aucune carte d'identité, les poches pleines de manuscrits refusés par Gallimard, ne l'expulsez pas tout de suite. C'est Jean Sénac, clandestin des deux rives. »
In Jean Sénac clandestin des deux rives, © Séguier, 1999, p.145
J-E Bencheikh avait raison de dire ainsi que Jean Sénac n'aurait jamais aimé qu'on pontifie à son propos et même s'il fréquenta, aux débuts de l'indépendance algérienne, les allées du pouvoir, sa seule passion, son seul intérêt allaient à la poésie dont il ne se départit jamais.
Ce jardin du tricheur qui bêche la vérité
1
Le poète sera celui qui, s’accommodant de la banalité, fera germer sur la page cruciale le refus tendre des alouettes, la féroce magie des fontaines. Chaussé de fer, il éveillera le mouvement des immeubles, il humanisera l'objet et ses frivoles défaites, il rendra aux lèvres chétives le moteur du pain, les saisons de l'eau, il ouvrira les paupières aux zodiaques de l'amour. Quotidiennement il justifiera l'évidence. Mais dans l'ordre de la beauté, il préférera toujours un visage à son poème le plus digne. Au midi de la justice, il saluera la feuille blanche comme plus HAUTE que lui.
(Cerner, chaque jour davantage, l'honneur de ce combattant exemplaire)
2
Beau joueur, poète,
ne te branle pas,
tu es domino,
sauteur dominé
par tes pirouettes,
pschitt ! Poète !
3
Ne rugis pas du pain, ni de tes mots. La poésie est juste. Elle n'aime pas les rénégats.
4
Poèmes, j'ai payé pour que vous ne soyez pas seulement des strophes mais peut-être un cri résolu dans ce grand chaos qui nous couvre. Poèmes qui m'aidez à croire au prestige du tournesol – son audace éphémère comme son perpétuel loisir.
In Pour une terre possible, © Points-Seuil, 2013, p.59
Sénac ne fut pas oublié. La riche et documentée biographie que Bernard Mazo eut le temps de lui consacrer avant sa propre disparition, Jean Sénac Poète et martyr publiée au Seuil en octobre 2013, en est la preuve. Bernard Mazo n'oublia jamais son long séjour en Algérie sous l'uniforme et il en garda une profonde amitié pour ce pays et ses artistes avec qui il entretint des relations. Il portait depuis longtemps un profond intérêt à l’œuvre de Sénac en qui, il retrouva sans doute, les accents mêlés de la conviction et du doute qui étaient les siens, en qui il reconnut la générosité passionnée du passeur qu'il sut être lui aussi !
Jean Sénac naquit le 29 novembre 1926 à Béni-Saf en Algérie d'une mère d'origine espagnole, Jeanne Coma, qui exerçait le métier de modiste et d'un père inconnu. Il apprit tardivement et douloureusement qu'il était le fruit d'un viol. Il adopta plus tard le nom de Sénac qui était celui de son beau-père. Toute sa vie, il cherchera d'une façon ou d'une autre ce père qu'il n'a jamais eu. Il laissera un roman inachevé, L'ébauche du père, qui exprime cette quête. Il grandit dans un quartier populaire, au milieu d'une communauté aux origines mélangées, multiconfessionnelle, dans des lieux chargés de vie, d'odeurs, de paroles échangées avec un verbe haut. C'est là puis grâce aux rencontres amicales et littéraires qu'il fonda l'attachement viscéral qui fut le sien à son pays de naissance.
Après des études réussies, il échoue au concours d'entrée à l'École Normale, ce qui le conduit à s'engager pour quelques années dans l'armée où la maladie le tiendra en grande part en convalescence. Grand lecteur , c'est là qu'il découvre de nombreux écrivains auxquels il se lie. Si ses relations furent nombreuses et sa correspondance abondante, deux figures tutélaires ont accompagné son parcours avec attention et amitié, lui apportant un soutien dévoué. Ce furent Albert Camus qui l'appelait « mio hijo » et René Char qui veilla sur lui jusqu'au bout. Il commence également à fréquenter les milieux indépendantistes et à se construire une conscience politique qui ne cessera de grandir. Il fonde avec des amis la revue Soleil. Après un premier séjour en France de septembre 1950 à septembre 1952, séjour difficile du fait d'une précarité matérielle qui sera la sienne durant la plus grande partie de son existence, il revient en Algérie où il crée la revue Terrasses dont le sommaire prestigieux et le retentissement intellectuel ne suffisent pas à permettre l'édition d'un deuxième numéro.
En 1954 paraît le recueil Poèmes dans la collection blanche de Gallimard avec une préface de René Char.
Le don de joie
Qui trouve au bord du dénuement
sur les remparts de sa faim
une larme discrète
l'amère saveur du chaos
qui du fond de sa solitude
tire un visage attentif
une fontaine coutumière
et parle sans souci de ses propres embûches
celui-là sait que Dieu s'installe dans le corps
pour une éternité première
et rien ne peut plus le distraire
de cette voix qui s'est tue
au centre de l'épi.
In Œuvres poétiques, © Actes Sud, 1999, p.32
Sénac profite de cette publication pour revenir en France où il restera jusqu'en 1962, à la fin de la guerre d'Algérie. Cette dernière éclate peu après son arrivée. Elle le conduit à fréquenter les cercles du FLN en France et à militer activement pour une Algérie indépendante. C'est cet engagement convaincu qui provoquera l'éloignement avec Camus puis la rupture, Sénac reprochant à son ami sa « tiédeur » face aux événements.
En 1956, il fait deux rencontres capitales. Celle avec Jacques Miel qui deviendra son fils adoptif et lui restera fidèle au-delà de la mort et celle avec l'éditeur Subervie qui le publiera dorénavant. En 1957 paraît Le soleil sous les armes, en 1961 Matinale de mon peuple.
Les belles apparences
Le cœur à l'étroit
mes amis sommeillent
ils ont froid et les abeilles
feront un miel amer
Mon pays sourit aux touristes
Alger la Blanche dort en paix
vont et viennent les cars de police
la lèpre au cœur est bien gardée
Qui donc ira dénoncer
la grande amertume des ruches
le corps à l'étroit
les pauvres trichent avec le froid
Belle peau de douce orange
et ces dents de matin frais
la misère donne le change
ne vous fiez pas à tant de beauté
Ici on meurt en silence
sans trace au soleil épais
mais demain le soleil amer
qui voudra le goûter
Sous les jasmins le mur chante
la mosquée est calme et blanche
ô flâneur des longs dimanches
il y a grande merci
À la surface de la nuit
tas d'ordures sac et pluie
In Œuvres poétiques, © Actes Sud, 1999, p.261
En octobre 1962, c'est le retour en Algérie. Sénac est bien accueilli, on sait quel fut son engagement. Il jouit de l'amitié et de la reconnaissance des nouveaux maîtres du pouvoir, y compris du président Ben Bella. Il crée une première émission consacrée à la poésie à la radio-télévision, il est des fondateurs de l'Union des écrivains algériens dont il devient le premier président.
Tout cela va basculer progressivement après le coup d'État de Boumedienne et l'installation de nouveaux dirigeants. Déçu par la tournure que prend le gouvernement du pays, par le manque de courage des écrivains, il est progressivement exclu des cercles officiels et mis en marge de tout ce qui est officiel.. En 1966, il fait un voyage en URSS. Il continue d'écrire et conserve une reconnaissance importante auprès du public et particulièrement auprès des jeunes poètes. Sa liberté de parole, son mode de vie, s'ils participent de ce qui provoque son rejet, sont aussi ce qui lui assure sa réputation. Il crée une nouvelle émission consacrée à la radio : Poésie sur tous les fronts. Le titre est un programme à lui seul. En 1967, Subervie publie Citoyens de beauté.
Arbatache
9
Un corps étreint n'est jamais une digue
Contre la nuit, mais au contraire
Un relais d'inquiétude qui brûle
Jusqu'au matin et te ramène au centre
Des douleurs. Si tu bâtis
Une citadelle de muscles
Le ver s'y met et tu titubes
Ivre de ton pourrissement.
Alors parfois la terre s'ouvre,
Tu y plonges, tu nages
Vers la racine, tu luttes
Encerclé de miroirs, tu gagnes
Un espace éveillé plus vaste que la mer.
C'est là que t'attendent les arbres
Que tu n'as pas plantés, les fruits béants, l'odeur
Des ténèbres anciennes. Tu mords le fruit
Fidèle à ton entêtement. Quelle fidélité
Dérisoire ! La mort
Recommence son bal sur chaque corps étreint.
(Que cherches-tu depuis seize ans, quelle racine,
Ou quelle écharde dans ton corps à retirer ?)
12
"Mon peuple est aliéné, torturé, trépané,
Mon peuple est dans la souffrance et il n'a pas de pain."
Non, mon frère, ce ne sont plus les monstres colonialistes,
C'est le napalm de nos bourgeois, des profiteurs, des "militants" sans base
- Et ils n'y vont pas de main morte !
L'ennemi pour eux n'a pas changé :
C'est le patriote, le peuple.
Ils saboteront tout afin que rien ne bouge,
Masqués de surenchères, de lèches, de diplômes.
Les rues de nos villes, les ministères empestent, la lèpre s'abat sur nos douars !
Camarades, les ordures envahissent le sang !
Il y a corruption et crime !
Ministres-militants, frères à la base, frère-président, regardez-les qui bavent :
Le sang de Ben M'Hidi c'est leur coca-cola !
Ceux qui apprennent sont le peuple,
Ils ont leur place parmi nous ;
Ceux qui n'ont rien appris sont les bourreaux du peuple.
Et les bourreaux ce soir pavanent dans les rues.
Alors ?
In Œuvres poétiques, © Actes Sud, 1999, pp.409 et 411
En 1968, ses difficultés financières le conduisent à emménager dans un studio en sous-sol, sa « cave-vigie » qui sera son dernier domicile.
De 1969 à 1971, il voyage à plusieurs reprises en France. Il prépare une anthologie de la nouvelle poésie algérienne qui paraît dans la collection Poésie 1. Les dernières années sont celles d'une misère et d'un désespoir grandissants qu'il ne parvient à oublier qu'au milieu de ses jeunes amis.
Il est retrouvé mort chez lui deux jours après que son corps ait été poignardé à de nombreuse reprises, la nuit du 29 au 30 août 1973. On ne saura jamais qui assassina Sénac. Lui-même anticipa cette mort quand il écrivait :
Le temps qu'elle mettra pour arriver au Centre,
Ça n'est plus bien longtemps.
Pour le moment elle hante
Les coins ardents.
Elle met des odeurs dans la bouche,
Des au revoir. […]
Dame de toutes mes aubaines
Et de mes ports,
Elle est ma colonne et ma gaine.
Bonjour la mort !
Il fut gênant, c'est la première explication et sans doute la légitimation de cette mort aux yeux des décideurs qui ne voulaient plus de ce trublion.
Sénac rejoint ainsi la liste des poètes victimes d'un pouvoir totalitaire. Que peut un artiste avec ses seuls mots face aux armes du pouvoir ? Plus qu'on ne croit, nous sommes quelques-uns à en être convaincus et si preuve il fallait, il suffit de citer Lorca, Desnos, Neruda, les chanteurs Victor Jara ou Matoub Lounès, plus près de nous le poète quatari Mohamed Al-Hajami condamné à un long emprisonnement, le poète Hashem Shaabani pendu en Iran en février 2014 pour avoir milité avec sa plume contre le régime.
Car la poésie est aussi une arme. Sous le soleil de Sénac, elle s'exprima de plus en plus librement et continûment. Aujourd'hui il est reconnu comme un des plus grands poètes de l'Algérie contemporaine, n'en déplaise à ceux qui voulurent son oubli. Sa parole nous concerne dans ce temps où il est nécessaire de s'alarmer contre les esprits sectaires qui diffusent une parole réductrice et dévalorisante.
Concluons avec ces quelques vers du poète que cite Bernard Mazo à la fin de son ouvrage :
Je hurle,
Je me plains,
Je sais encore rire
Du balcon à la cave,
Vigie […]
J'affirme d'un soleil
Les droits de l'espérance.
Bibliographie consultée
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Œuvres poétiques, © Actes Sud, 1999 – Préface de René de Ceccaty, Postface de Hamid Nacer-Khodja
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Pour une terre possible, © Points/Seuil, 2013 – Édition établie et présentée par Hamid Nacer-Khodja
-
Anthologie de la nouvelle poésie algérienne par Jean Sénac, © Poésie 1 n°14, 1971
-
Jamel-Eddine Bencheikh, Christiane Chaulet-Achour, Jean Sénac Clandestin des deux rives, © Séguier, 1999
-
Émile Témime, Nicole Tuccelli, Jean Sénac l'Algérien, © Autrement, 2003
-
Bernard Mazo, Jean Sénac Poète et martyr, © Seuil, 2013
Internet
-
France-Culture : Jean Sénac par René de Ceccaty
Contribution de PPierre Kobel
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