Considéré par les italiens comme un de leurs grands poètes, et comme un des poètes majeurs européens, Mario Luzi est la preuve que la poésie n’est pas l’apanage d’une caste et qu’elle demande seulement une capacité d’accueil à ceux qu’elle touche de son doigt lumineux.
Il est né en 1914 à Castello, près de Florence, d’un père employé de chemin de fer et d’une mère au foyer.
Enfance mi-urbaine, mi-paysanne, puis adolescence à Sienne, marquant de leur empreinte une fidélité fièrement revendiquée à ses origines modestes et à une foi catholique, héritée de sa mère, à laquelle il demeurera fidèle jusqu’à la fin de sa vie, en dépit des crises intérieures qui jalonneront, à plusieurs reprises, son parcours spirituel.
Il poursuit ses études à Florence, et sera pendant de longues années professeur de latin et d’italien en lycée avant de terminer sa carrière aux universités de Florence et d’Urbino où il enseignera la littérature française. Son mémoire de maîtrise sera consacré à Mauriac sous le titre l’Opium Chrétien. Outre sa poésie traduite dans une trentaine de langues, il sera nouvelliste, essayiste, et traducteur de nombreux poètes anglais, espagnols ou français tels que, notamment, Mallarmé, Racine ou Valéry.
Poète discret, d’abord étranger aux enflures de style tapageuses, il peint dans la première partie de son œuvre, et notamment, dans son premier recueil, édité en 1935, intitulé « La barque », la vie simple de gens ordinaires dans sa Toscane natale, la solitude dans les jours brûlants, la lumière irradiante, et les bourdonnements infinis de la nature en travail, l’exaltation de la vie dans sa complexité et les figures emblématiques de la mère et de la jeune fille.
Parque-village
Longtemps on parla de toi autour des feux
après les dévotions du soir
dans ces maisons grises où, impassible,
le temps apporte et chasse des visages d'hommes.
Puis la conversation tomba sur un autre et sur ses biens,
ce furent des mariages, des morts, des naissances,
le triste rituel de la vie.
Quelqu'un, un étranger, passa par ici, disparut.
Moi, vieille femme en cette vieille maison,
je couds le passé au présent, je tisse
ensemble ton enfance et celle de ton fils
qui traverse la place avec les hirondelles.
La barque, in Prémices du désert, © Poésie/Gallimard, 2005, p.44
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Fragilité
Les créatures s'enfoncent dans les champs,
ivres de cette force qui les fleurit
entre les légers poids qui oscillent
au choc du printemps.
Les jeunes filles aux fronts pensifs
cousent entre les haies où transparaît
dans des guirlandes dénouées
le flot qui ravit la beauté,
et la virginité parfume encore
cette année avec ces fleurs qui reviennent,
et le vent oppresse le cœur
de son pas égal maintenant et toujours.
Les barques descendent les fleuves roses,
tièdes et voilées de fatigue,
et dans le silence qui les enveloppe
elles apportent cette pauvreté qui est la leur.
Ibid p.56
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Abel
Sang dispersé en voyages terrestres,
lumière consumée par ton chemin,
une ombre pâle en vêt
cet égal crépuscule du visage.
Sur les douces plaines résonne
maintenant, comme la voix familière d'un ruisseau
dans les contrées de l'enfance,
ô frère, ton pas fugitif.
Ma voix en s'exilant parmi les branches
houleuses à ta rencontre comme chaque jour
ne peut plus du fond des vastes campagnes
ni aujourd'hui ni jamais invoquer ton retour.
Mes dernières gouttes de sang se dessèchent
à te désirer et pourtant la peur
que j'ai de toi, il m'est doux de la fuir
dans l'onde qui enchante la nature ;
et lorsque mes membres feront
plus rouge autour de toi l'automne
mon cœur tremblera dans une eau sereine
en lavant tes mains tristes.
Ibid p.57
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Adolescentes
Elles inondent de douce souffrance
leur cœur, d'un amour
né en un temps inconnu
pour vouloir qu'un homme vienne avec sa force d'homme auprès
d'elles ; dans leurs rêves elles ont touché
sereines dans l'air endormi sa taille vive
souvent, et ce bonheur d'être venues
mourir ici comme leur mère toute blanchie.
Pour que plus rien de tout cela ne soit vrai,
que leurs corps s'éteignent un jour
et tout autour, divinement être vent,
être lune. Mais elles veulent espérer
retrouver cet amour comme un lent
refuge offert à l'erreur
dans l'éternité et comme une douce proximité
avec la terre où elles furent enfants.
Ibid p.58
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Nature
La terre et à elle accordée la mer
et partout au-dessus, une mer plus joyeuse
à cause de la rapide flamme des moineaux
et du trajet
de la lune reposante, et du sommeil
des doux corps entrouverts à la vie
et à la mort dans un champ ;
à cause aussi de ces voix qui descendent
s'échappant de mystérieuses portes, et bondissent
au-dessus de nous comme des oiseaux fous de revenir
en chantant au-dessus des îles originelles :
ici, se préparent
un grabat de pourpre et un chant qui berce
pour celui qui n'a pu dormir,
si dure était la pierre,
et si tranchant l'amour.
Ibid p.67
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Jolie fille, jolie fille
Jolie fille, jolie fille,
par les rues de Florence semées d'embûches
qui se perdent dans un continent céleste,
les vents alternent et tes pas
à leur comble débordent dans l'absence ;
les adolescents
dans le silence des routes ,
recherchent tes pas disparus,
l'ombre, les regards lents tombés de tes cils
sur les livides pierres des crépuscules :
refleurissant les portes et les rebords des fenêtres
ta forme mortelle se répète
en d'autres corps, en d'autres odorantes caresses,
et partout, sur la terre,
la triste réalité d'une enfant.
Ibid p, 72
Puis, M. Luzi va, au cours des années quarante, écrire dans le style des surréalistes français, des textes hermétiques d’inspiration Mallarméenne. Ce style très codé, n’est peut-être pas étranger aux précautions nécessaires à l’époque, pour éviter de faire tomber la poésie sous les coups de la violence fasciste.
Puis la paix revenue et la fin de la dictature, Luzi reviendra au lyrisme de sa jeunesse, assumant pleinement désormais la vie et ses métamorphoses, dans un style marqué par de souples variations dans la forme et une constante densité métaphysique et spirituelle.
Au cours d’un entretien avec son principal traducteur Jean-Yves Masson, M. Luzi évoque l’évolution des événements survenus entre son premier recueil et « Avènement nocturne » publié en 1940 :
« Il devenait évident que le fascisme allait empirer, se laisser entraîner par le nazisme, que tout ce que nous vivions était le prélude d'une catastrophe mondiale, d'une époque de souffrance où toute notre culture, tout notre humanisme européen risquaient d'être engloutis. La guerre d'Ethiopie nous avait paru une mascarade, mais avec l'intervention de l'Italie dans la guerre d'Espagne, nous avons compris. Tout s'est alors modifié. J'ai eu l'impression que s'éloignait toute la réalité que j'avais accueillie, interprétée de façon cordiale, fraternelle, avec bonne foi, avec espérance aussi, avec la certitude qu'il était possible de modifier le monde, qu'il y avait un espace pour l'aventure (alors que la philosophie et aussi la poésie de cette époque semblaient plutôt nier cet espace, le considérer comme superflu). Cette attitude ouverte, confiante, s'est alors raidie. Tout ce qui m'avait paru familier et digne d'être essayé s'éloigna et prit un aspect presque spectral, dénué de signification immédiate. Les choses sont dès lors saisies de façon symbolique, allusive, emblématique, il n'y a plus dans ma poésie ce rapport direct et cordial que j'avais eu avec elles en écrivant La Barque. C'est peut être pourquoi aussi ce livre m'est cher, car j'ai tout fait ensuite pour retrouver ce rapport, et ce fut une longue démarche pour reconquérir ce qui m'avait été donné gratuitement au commencement. »
In Prémices du désert, Poésie/Gallimard, p 300.
Vin et ocre
Plus brillante là-bas sort de son orbite l'étoile
de passion, plus amère sur les entrepôts
de perle dans un nuage apaisant
la ville de la bien-aimée se tourmente.
Et le gel attentivement laboure
chacun d'entre vous, d'un vent privé de ses armes,
arbres, vous dont le marbre fut aimable
dans la sérénité des légendes.
Au ciel revient le sourire, mais déjà éternelle
la veuve d'elle-même enveloppe les tombes
par les campagnes éteintes, un cor sonne
les chasses sur les hauteurs où roule sur son axe
la lune. Et vous, tendres, vous, augustes
essences de la vie ! Dans la tiédeur
des latex nocturnes hésite le vent
qui se cherche dans le sillon des Ourses
brûlées de jadis. Et là-bas le long d'invisibles
plaines et de la magnificence des torrents,
courent ça et là des chevaux forcenés,
et près de l'onde ils flairent les nuages.
Avènement nocturne, in Prémices du désert, © Poésie/Gallimard, 2005, p 93
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Annonciation
La main à sa tiédeur abandonnée,
dans les larmes éteints les désirs,
peut-être est-ce cela une femme : un temps exsangue,
dans l'ombre la bonté opaque d'hier:
parmi les voix abruptes de l'enfance
dans les jardins où le souffle brûlant mit sa tristesse,
les vents démesurés peignaient leur image
dans les mains avec une lumière orangée ;
les nuages faisaient alterner le hasard
entre les cristaux et les vierges funestes,
dans les villages l'angoisse des portes
sous le blanc sillage des tempêtes.
Puis ce fut le temps où ton visage sourit
léger sur les lumineux Érèbes d'angoisse,
et d'une autre façon sur les bronzes déserts
désormais le ciel mettait l'illusion de ses roues.
Puis une vaine hanche rose de lune
tendit au vent rempli de ton nom
sa blancheur éphémère de chevelures,
cette pauvre lumière qui nous oppresse.
Ibid p.98
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Miroir-mirage
Vous, en équilibre sur les indigos pervers
des mousseuses ruelles, oasis d'amour,
vous, villes, dragons surgis des profondeurs
de ma vie équivoque et indolore !
Vous que dans les rouges épiphanies d'enfance
sur le soulagement des ponts et les accalmies
noires de l'onde je vis sur mon corps,
hésitantes dans un rêve de bannières.
Des chevelures bleues enclines à la nuit
voilaient les masques et les cris ;
un regard, les larmes étanchées,
du fond des ravins cherchait son bleu turquoise.
Moi de même je voudrais être doux
dans mon obscur moi-même, un visage puisé
à l'ambigu sourire derrière lequel se dissimulent
les jeunes filles toutes proches de l'ombre.
Ibid p 99
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Événement
Les cils pesants, près de toi
s'est posé un répit de jeunes souffrances,
dans le douloureux équilibre des nuques brillantes
de mortes effigies se perdent dans la contemplation
de printemps adossés à des murs si pâles.
Perdre et retrouver ton sourire
dans le changeant Averne de la joue enfantine.
La clémence irisée des soirs d'avril
se répand, depuis ses yeux, tout le long du corps
d'Aréthuse qui poursuit les années vertes sur le pré.
Ibid p 106
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Patio
Peut-être est-ce une ombre du cœur, l'horreur qui désarme,
et sur les vitres se fige la stupeur
des cris chimériques dans les atriums.
Les pommes rougissent sur les herbes chétives de Parme
et ton regard advient dans les regards d'autrui.
La couleur des cèdres te précède sur le marbre.
Mais le vent suspendu sur les obscures lanternes,
sur ton visage reflété dans les mirages
de verre des villes oubliées !
Elles se confondent, irradiées par les blancs fanaux
du soir, tes images étranges,
tandis qu'éclatante tu égales les changeantes dianes.
Une faible lueur, rien de plus, s'approche des chemins de ronde,
des cornes spectrales des palais,
le vide succède au vide dans les miroirs
creux, dans la fièvre violette des basaltes.
Ta forme dans l'air se répète
le long d'un prisme ensorcelé et d'un pâle réseau.
Ibid p.107
Le recueil « Honneur du vrai » a été publié à Venise chez Neri Pozza en 1957.
Mario Luzi a déclaré plus tard au sujet de ce livre (en 1983) : « Si Prémices du désert représente le moment où la blessure de l'histoire, de cette expérience de toutes les négations, est encore douloureuse et se lamente, durement, en revanche dans Honneur du vrai un équilibre plus grand est conquis. Peut-être est-ce aussi ma vie, mon histoire personnelle qui a trouvé son équilibre; c'est une époque où j'ai vécu assez sereinement la vie de tous les jours. [...] Le monde extérieur aussi se ressaisit alors et se résigne relativement aux grandes angoisses de la période précédente. Tous ces signes ont évidemment une incidence sur moi, mais surtout, il y a en moi ce besoin de complétude qui fait que je commence à voir les choses dans leur bipolarité; alors, les phénomènes naturels et les circonstances de la chronique et de l'histoire commencent à se présenter à mes yeux dans leur bivalence. En ce sens, Honneur du vrai parvient à contenir dans sa forme assez linéaire et transparente cette faculté qu'acquièrent la pensée et le sentiment : faculté de sentir et de juger en même temps, d'être immergé dans la réalité mais de savoir aussi s'en détacher d'une manière contemplative » (entretien avec L. Luisi in Mario Luzi, una vita per la cultura, Fiuggi, Ente Fiuggi, 1983). Les commentateurs de Luzi ont noté que dans Honneur du vrai les images empruntées à la nature sont accompagnées d'une présence humaine accrue par rapport aux livres précédents. Le monde des bourgs et des villages tel qu'il est évoqué ici est celui de l'enfance du poète, et la sociabilité qu'ils représentent devient un thème central - «l'historicité, la continuité des relations interhumaines, celle des générations», précise Mario Luzi à Stefano Verdino (A Bellariva, annuaire de la Fondation Schlesinger 1995, repris dans L'Opéra poetica, 1998). Répondant aux critiques qui ont à l'époque caractérisé sa poésie comme dépeignant avant tout une société préindustrielle et archaïque, Mario Luzi déclare à Mario Specchio en 1993 : «II est clair que quand je parlais de ces figures, de ces apparitions, de ces situations, j'étais tout à fait hors de telles distinctions et oppositions. En tout cas, la condition primaire est plus proche des éléments que des machines, et j'allais instinctivement à la recherche d'archétypes plus humains : c'était cela, mon problème central: la terre, l'homme sur la terre, l'homme engagé dans la vie, l'homme face à son destin et à son mystère, toutes choses que nous avions un peu oubliées à force de parler de problèmes généraux ou abstraits» in Prémices du désert, Poésie/Gallimard, p 314.
Oiseaux
Le vent est une voix âpre qui admoneste
pour nous, volée qui trouve parfois
paix et refuge sur ces branches desséchées.
Et la bande reprend son triste vol,
émigré au cœur des monts, violet
creusé dans le violet inépuisable,
mine sans fond de l'espace.
Le vol est lent, pénètre à grand'peine
dans l'azur qui s'ouvre au-delà de l'azur,
dans le temps au-delà du temps ; certains
lancent des cris aigus qui tombent
et que nulle paroi ne répercute.
Ce qui nous ressemble c'est le mouvement des cimes
à l'heure — on ne peut presque le penser
ni le dire — où sur des tiges invisibles
tout autour un étrange printemps
fleurit en de rares nuages que le vent
paît dans un ciel ou brouillé ou brûlé
et le sort de la journée est varié,
la grêle, la pluie, l'éclaircie.
Honneur du vrai, in Prémices du désert, © Poésie/Gallimard, 2005, p 231
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Sur le rivage
Les estacades désertes enjambent les vagues,
même le loup de mer devient sombre.
Que fais-tu? Je mets de l'huile dans la lampe,
je tiens en éveil la chambre où je me trouve,
sans nouvelles de toi ni des êtres qui te sont chers.
La bande dispersée se rassemble,
se compte après ces coups de mer.
Toi, où es-tu? dans quelque port, j'espère...
L'homme du phare sort avec sa barque,
scrute, part en reconnaissance, gagne le large.
Le temps et la mer ont de ces trêves.
Ibid p.237
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Si même tu oses
Vent d'automne et de passion. Et poussière,
poussière qui rampe sur le sol
de ces routes plus blanches que des ossements.
C'est un temps où le cœur oppressé s'inquiète,
met en doute ce qui fut réel,
et non pas fable ni vaine apparition.
Que peuvent m'apporter des nouvelles de toi?
Je te connais assez pour te savoir
préoccupée, je suis sûr que tu oses à peine,
si même tu oses, te demander ce que je pense.
Je pense à toi, à ta passion éclose,
à la lumière cristalline qui est celle de l'Ombrie
au début de l'été entre Foligno et Terni,
je me demande, pardonne ma folie, si jamais
une joie sera joie pour toujours
ou du moins si la mesure est comble
des choses que je dois aimer et perdre.
Ibid p.238
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Comme il se doit
Que veux-tu, toi qui viens de si loin
et pénètres d'un vol aveugle dans le brouillard
jusqu'ici où même les oisillons de nid
de branche en branche perdent leur chemin?
La vie comme il se doit se perpétue,
s'éparpille en mille ruisseaux. La mère
rompt le pain aux petits, alimente
le feu ; la journée s'écoule pleine
ou maussade, un étranger arrive, s'en va,
la neige tombe, il y a une éclaircie, ou bien une bruine
de fin d'hiver estompe les couleurs,
imprègne souliers et vêtements, il fait nuit.
C'est peu, d'autre chose point de signe.
Ibid p. 239
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Noir
Mais voici l'heure de la nuit, lorsque
des profondeurs de l'espace se penche
le visage de la terre, échevelé,
inaccessible, qu'il nous faut consoler,
nous avec nos veilles tristes et les lumières
pâles d'un firmament de ville.
Le vent des abîmes noirs et violets
agite les jardins desséchés, emporte
par les rues la plainte des chats,
fait battre les volets décrochés, celui qui
se risque hors de chez lui voit
le vent, le réverbère, les ivrognes.
Tu dis, que m'a donné cette journée ?
Rien ou guère plus que ne laisse
apparaître et disparaître
dans les jours obstinément gris
le rideau de pluie ouvert et refermé :
arbres, pans de ville, charrois,
gens, pluie dans la pluie, fumée.
Ibid p.242
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Comme tu veux
La tramontane fendille les argiles,
contracte, durcit les terres cultivées,
hérisse l'eau dans les bassins ; laisse
des pioches enfoncées, des charrues inertes
dans le champ. Si quelqu'un sort chercher du bois,
il avance péniblement ou bien s'arrête
recroquevillé sous capuchon et pèlerine,
serrant les dents. Ce qui règne dans la pièce
c'est le silence du témoin muet
de la neige, de la pluie, de la fumée,
de l'immobilité du changement.
Je suis ici, je mets des pignes
dans le feu, je tends l'oreille
aux vibrations des vitres, ni calme
ni anxieux. Toi qui par longue promesse
viens occuper la place
laissée vide par la souffrance,
ne désespère ni de moi ni de toi,
fouille aux abords de la maison,
cherche les battants gris de la porte.
Peu à peu, la mesure est comble,
peu à peu, peu à peu, comme tu veux,
la solitude déborde,
viens et entre, fais main basse.
C’est un jour de l’hiver de cette année,
un jour, un jour de notre vie.
Ibid p.243/245
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Intérieur
On se glisse les dimanches de soleil dans les vallées
cachées, on essaime, on en revient
comblés avec des fleurs et des thyrses à mettre
aux angles ou sur le bahut à la clarté des vitres.
Je perds la marque de ce livre ouvert
des mois, des années. Je ris, je vois
si je lève la tête deux fenêtres vivantes
où vibre l'attente des hirondelles
et toi qui élèves ces trophées légers.
Un jour, quel jour? entre ce printemps
et cet hiver, une année parmi tant d'autres,
toi et moi et entre nous notre fils,
d'une pièce à l'autre cette lumière limpide.
Ibid p.247
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Choses d'été
La porteuse d'eau équilibre
sa charge sur le coussinet et s'achemine
pas à pas sur la pente. L'automobile
descendue au fond de la vallée
mugit maintenant sur les rampes.
Le frisson redouté
remonte le long du taillis.
Que fais-tu ? que fais-tu ? résistes-tu à ce tourment ?
La pensée troublée lutte à peine,
se serre contre sa chétive famille.
Ibid p.267
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Le camp des réfugiés
La femme monte lentement et décroche
des haillons, sous le ciel qui menace,
étendus entre des poteaux. Le chien gémit,
donne corps aux ombres.
Ce sont des signes d'une journée orageuse
sur le dédale des terre-pleins et des excavations,
ce sont des hommes comme des hordes qui font halte
ou des marchandises retenues à la douane, accueillis
sous des tentes ou dans des masures, à demeure
ou de passage — spectacle jusqu'à la nuit
de migrations sans mouvement, sans
paix, que le juste, élu pour l'expiation,
debout contre le montant de la porte, contemple
entre deux pluies, entre deux chutes de neige.
Le vent apporte une rumeur d'eaux sourdes.
Que fais-tu ? que fais-tu ? Tu te perds dans ce mystère.
L'homme nouveau venu dans ces lieux hésite, ne sachant
quel chemin prendre, l'autre, pêcheur
d'anguilles ou de sable, passe outre,
troue avec assurance cette nappe humide
descendue sur le fleuve parmi les éclairs et la foudre.
Ibid p.268
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La nuit lave l'esprit
La nuit lave l'esprit.
Peu après on est ici comme tu le sais bien,
rangée d'âmes le long de la corniche,
l'un prêt à bondir, l'autre presque enchaîné.
Quelqu'un sur la page de la mer
trace un signe de vie, fiche un point.
Rarement apparaît une mouette.
Ibid p.276
Au cours des vingt dernières années de sa vie, M. Luzi fera allégeance au courant officiel en devenant un personnage public, en incarnant la figure du Poète et en acceptant, le jour de ses quatre-vingt-dix ans une nomination de sénateur à vie, peut-être pour compenser une nomination au prix Nobel, plusieurs fois frôlée mais jamais concrétisée.
Il ne semble pas avoir été attiré, durant sa vie, par les honneurs officiels, mais plutôt de les avoir acceptés pour pouvoir continuer à œuvrer dans la mesure de ses moyens pour la communauté.
Il conservera, entière, son indépendance d’esprit jusqu’à la fin de sa vie, en dénonçant par des propos virulents le gouvernement de Silvio Berlusconi, et malgré tout, il aura droit, à sa mort, en 2005, à des funérailles nationales, juste récompense de la collectivité à un poète issu du peuple et qui toute sa vie lui sera demeuré fidèle, et auxquelles s’associera toute la classe politique, à l’exception, bien entendu, de S. Berlusconi.
Bibliographie poétique éditions françaises
-
Trames,© Verdier,1986
-
Cahier gothique © Verdier 1989
-
Livre d’Hypatie, © Verdier1994
-
Voyage terrestre et céleste de Simone Martini,© Verdier,1995
-
Le Présent de Leopardi,© Verdier 1998
-
À l’image de l’homme,© Verdier, 2004
-
Prémices du désert, © Poésie/gallimard, 2005
Internet
-
La poétique comparatiste de Mario Luzi par Jean Yves Masson.
-
Dans Poezibao, plusieurs articles consacrés au poète.
Contribution de JeanGédéon
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