« Nous passons notre vie à chercher ce qui dès le départ est en nous, et frissonnant d'avenir, naviguons entre l'incurable et le remédiable » écrit Gabriel Garran dans la préface de son recueil L'Ange divulgué, paru aux éditions Archimbaud en 2008.
Quelle que soit la couleur de mes dédales
j'avance couvert de mes intempéries
Dans des euphories vite assombries
De l'excès de mes branchages déployés
Dans un déluge de feuilles épuisées
Ma sève encombrante se dilue
Ce dont j'ai besoin
C'est de pain chaud d'une famille
Et d’œils qui ne m’assassinent
Jamais jamais je ne pleure
Jamais je ne me permets de parler haut
J'ai le manteau pudique des écorchés vifs
Un oiselet ses ailes tranchées
Chante enfermé dans sa casemate
L'ironie d'une liberté sans limites
Mes abeilles folles perdent leurs écailles
Je n'ai plus d'oracle ni de maximes
Nu dans la broussaille j'ai besoin de chaleur
In L'Ange divulgué © Archimbaud Éditeur 2008 p.15
« J'ai commencé à écrire des poèmes à partir de mes 15, 16, 17 ans. La poésie m'a choisi, alors que j'ai choisi le théâtre. Je suis l'auteur de théâtre le plus poétique a-t-on écrit à mon propos. J'ai des pages de poésie, pour une quinzaine de recueils. La poésie est solitaire dans tous les cas de figure. Avant j'écrivais en coulisse. La passion était là, théâtrale ou poétique. »
Ainsi se présentait-il le 16 mars dernier, invité par Marc Delouze, responsable des Parvis Poétiques, au Printemps des Poètes, célébré au Théâtre de Verre, à Paris.
Plus connu comme metteur en scène et fondateur du Théâtre de la Commune d'Aubervilliers, du Théâtre international de langue française, puis du Parloir contemporain, que comme poète, Gabriel Garran vient également de publier un livre, qu'il qualifie de roman et qui se dévore comme tel, Géographie française, paru chez Flammarion en janvier 2014.
Il s'agit du récit d'un enfant d'émigrés polonais, né en 1929, entre Belleville et Ménilmontant et de l'incroyable périple à travers la France, organisé par sa mère pour assurer sa survie et celle de sa sœur, sous un nom d'emprunt et dans la plus âpre des solitudes, de 1940 à la Libération. Un bouleversant témoignage à ne pas manquer, dont il dit : « L'an 1940 attend et il ne me semble pas que j'existe, ni même que j'existerai un jour. »
Qui mieux que l'auteur pourrait évoquer ces années cruciales :
Mai 1940 : j'ai l'impression d'une grande escroquerie.
Je porte une part de la blessure générale. Pour réagir, j'essaie d'écrire sur mon ardoise personnelle des mots comme chaos, cauchemar ou cataclysme. Ils n'exorcisent rien. Pour me sauver je n'ai que l'Histoire de France. J'ai vu le jour dans ce pays et son Histoire est la mienne, comme si j'étais né au temps de Vercingétorix. (…) Je suis né sur ce sol, son jaillissement circule dans mon sang.
C'est peu dire que je suis dévasté. Pour les enfants que nous sommes, l'Histoire est au présent, la panique qui a saisi le peuple français se reflète en nous, et ce qui s'effondre dans nos cerveaux, c'est justement le mythe de la France.
(…)
Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, à contre-courant des événements, l'Instruction publique persévère. Le 11 juin 1940, ma mère m'habille plus solennellement que d'habitude – j'ai même, à titre exceptionnel, une petite cravate – en écolier assidu de la rue du Grenier-sur-l'Eau. C'est le jour, qui devait être idéal, où je dois recevoir mon certificat d'études primaires. C'est raté pour le cérémonial. Ce document, je ne le sais pas encore, sera l'unique diplôme scolaire de mon existence. J'aurai tout juste le temps de rapporter cette relique précieuse à la maison, trois jours avant le 14 juin 1940, date à la quelle l'armée allemande, la Wehrmacht, pénètre dans Paris, déclarée ville ouverte. L'Allemagne occupe la capitale historique de la France et s'empare de sa respiration.
In Géographie française © Flammarion 2014, p.86/87
Aujourd'hui, je me sens proche de ce jeune collégien qui, dès octobre 1940, se destinait à entrer dans le monde des études secondaires. Son cartable était béant de l'impatience d'accueillir les ouvrages de son nouvel horizon. J'aimais cette excitation, partagée par mes parents. Modestes artisans, ils ont fait l'impossible pour que leur fils accède à ce lieu si prestigieux pour eux.
Ibid p.91
Cependant, très vite, entre les murs du collège de la rue Turbigo, arrive une « importante communication », un document destiné à tous les collèges de Paris, qui, remis par un supérieur, à son professeur de français, leur est lu à voix haute. Sept noms d'élèves y figurent, les 7 nommés, tous d'origine juive, dont lui, incrédule, doivent se lever pour s'entendre dire devant leurs camarades :
« Les intéressés sont informés qu'à dater de ce jour ils ne font plus partie de la section littéraire et seront avisés de la suite qui sera donnée à chacun d'entre eux. Conformément aux dispositions nouvelles s'appliquant aux élèves des lycées et collèges , appartenant à la race juive. Cette mesure est immédiate. »
(…)
L'enseignant baisse un instant la tête et reprend : « Maintenant, regardez bien vos camarades, pensez que d'ici quelques instants vous ne les verrez plus parmi vous. Laissez-moi vous dire ceci : vous pourrez dire plus tard, quand vous aurez des enfants à votre tour, que vous avez assisté à cette honte, des élèves chassés à cause de leur origine, de leur religion, de leur identité. Et que cela a eu lieu en France. Vous pouvez vous lever pour leur départ. Une fois qu'ils seront sortis, vous pourrez vous rasseoir. Mais si possible, n'oubliez pas. »
Ibid p.93/94
Cette harangue d'un homme courageux, gardons-la bien en mémoire, car les aléas de l'Histoire souvent se ressemblent.
En mai 1941, le père de Gabriel est convoqué au commissariat, situé à l'angle de la rue François Miron. C'est la première rafle française, organisée sous l'égide d'un Commissariat général aux questions juives. Il sera interné dans le camp de Pithiviers et fera partie plus tard d'un convoi vers l'Allemagne. Une vie errante mais combien stoïque commence sous un autre nom pour ses enfants.
et je me dévide et je m'enchevêtre
déguenillé de tout même d'un nom
grain de blé d'orge ou de seigle
là où bat le cœur du discriminé
oiselet qu'une flèche transperce
un taffetas cousu sur la poitrine
là où affleure et chavire le sang
sur la chair où le souffle s'étiole
ce seing qu'il refuse pour barbarie
ce nuage jaune comme un sanglot
ce crachat d'une fausse identité
porte estampille gabriel marence
In L'Ange Divulgué © Archimbaud Éditeur 2008 p.14
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Je ne parlais qu'aux chèvres
je ne parlais qu'aux livres
l'ombre pour seul compagnon
ce sont les jalons de ma guerre
l'hiver droit comme une tombe
juillet courbé sur le chaume
escalades feuillues de silence
ni âme ni fille en embuscade
L'école elle-même m'étant close
je grabouillais sur l'eau de pluie
à certaines ondées je prenais feu
l'œil de la lucarne pour mappemonde
je jouais à la défaite à la survie
des épingles sur une Russie au mur
en retraite de Toula à Voronej
m'avançant de Vilnius à Kichinev
le halo de la lune pour icône...
ibid p.10
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À être seul
mes mots se raréfient
ombre embuée dans la brume
un sable venteux me respire
oblitéré au jour de la naissance
sous le pull troué je grelotte
journal humide sur le torse
nulle information pour me chauffer
égaré hors de toute vie
je n'ai que ma peau pour famille
lèvre gercée de stalagmites
je crève par excès de mutisme
ibid p.11
Tantôt bûcheron, tantôt apprenti dans une usine de chaussures, tantôt livreur en triporteur, tantôt gardien de chèvres, il survivra à l'occupation.
Le jeune berger solitaire, qui cachait dans le creux d'un arbre un cahier, une plume et un encrier, portait bien, au long de son Chemin d'errance, « la voix du poème sur son dos. »
Un baiser sur une feuille brûlante
Comme un miroir où s'ouvre une bouche
Nos oiseaux s'enflamment et s'engouffrent
Le corps déferle dans les branchies de la langue
Ce papier s'embrase dans l'entretien amoureux
C'est quoi une révolution qui n'aurait pas de lèvres
ibid p.37
Bibliographie partielle
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Géographie Française © Flammarion 2014
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L'ange divulgué,© Archimbaud éditeur 2008
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Froissé émotif, © Archimbaud éditeur 2010
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Séismes
Internet
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Le site personnel de Gabriel Garran
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Apprentissage d'un enfant juif sous l'occupation sur le site du nouvel obs|Rue89
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Gabriel Garran à France-Culturedont 44 minutes avec Laure Adler
Contribution de Roselyne Fritel
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