Il y a des rêveurs endormis. Plus rares sont les rêveurs éveillés. Henri Michaux fut l’un de ceux-là. Ce n’est pas qu’il rejetait a priori le monde réel. Il était bien trop voyageur pour ça. Dans les autres civilisations, il recherchait avec avidité son propre étranger, son étranger intime. Il suffit pour s’en convaincre de lire ou relire Ecuador ou Un barbare en Asie, même s’il finira par renier en partie ce dernier livre quelques années plus tard. S’il est déçu, c’est précisément parce que le monde ne répond pas à son attente. Trop de factice. Tout ce faux dans les mœurs, les habitudes, les cultures, les lois, les attitudes, les croyances, les façons d’être et de communiquer. Le réel n’est pas le réel pour Michaux. C’est de l’illusion créée par les hommes. C’est l’imaginaire du dehors, avec ses mises en scène souvent médiocres. Du réel, il en veut, mais du vrai, de l’authentique.
Comment s’étonner qu’il ait cherché à lui substituer l’imaginaire du dedans, avec ces territoires inventés que sont la Grande Garabagne ou le « pays de la magie » ? Ce n’est d’ailleurs pas toujours mieux. Les mœurs de ces contrées sont certes étranges, mais aussi terriblement cruelles, injustes, parfois insoutenables. Et il l’a fait exprès, Michaux. Il fallait que ce monde jailli de l’intérieur soit plus absurde, plus invivable encore que le monde réel. Il l’a fait pour que notre condition ordinaire devienne supportable. Elle aurait pu être pire. Il s’en est fallu d’un cheveu. C’était une possibilité. Au lieu de pendre ou d’électrocuter un malfaiteur, on lui aurait arraché le visage. Rien ne sert de s’obstiner, comme on le faisait il n’y a pas encore si longtemps, à couper les bras des voleurs, alors qu’il suffit de les faire durcir : « Et plus durcissent, et plus durcissent et chair durcit. Et durci, le bras sèche, bras de momie, bras étranger. » Nous avons, parmi les métiers insolites que l’on peut exercer, des promeneurs de chien, des éleveurs d’autruches, des soigneurs d’arbres, des sexeurs de poussins et même, c’est tout nouveau, des chercheurs d’or dans les égouts. Nous aurions des « poseurs de torches », des « charmeurs de goitres », des « bergers d’eau », des « poseurs de deuil ». Si vous croyez que c’est plus facile !
Après tout ça, et comme réconfortés, nous pouvons essayer d’affronter la vie. Comme vous y allez ! Pas si vite. Ce n’est pas si simple. Et d’abord où sont vos armes, vos boucliers ? Il a plus d’un tour dans son sac, Michaux. À commencer d’ailleurs par le sac, celui où il enferme les opportuns et où il « les roue de coups impunément et avec une fougue à lasser dix hommes robustes se relayant méthodiquement. » Ce n’est certes pas le seul moyen dont il dispose pour lui rabattre le caquet, à la réalité. Il « adore malaxer ». Il a pu ainsi triturer plus d’un personnage célèbre jusqu’à en faire des saucissons. Ce n’est pas tout. Il a inventé la « fronde à hommes », la « mitrailleuse à gifles » et bien d’autres choses, toute une langue pour exorciser le réel, avec des imprécations, des onomatopées, des incantations. Il martèle le monde avec ses poings à mots, recherche l’uppercut foudroyant tout en essayant de ne pas se faire prendre lui-même par un crochet. C’est pour cela qu’il se déplace sans cesse, attaque, esquive, tient aussi la distance grâce à l’humour. Pas de sensualité, pas d’érotisme. Contrairement à tant d’autres poètes, ce n’est même pas la quête de la beauté qui l’anime. L’important, c’est d’agir et de ne pas se faire piéger par le sens, n’importe quel sens, de ne pas se laisser enfermer dans une posture, qui forcément est une imposture, ou même dans une identité. Selon les circonstances, il pouvait devenir fourmi, forêt, boa, bison, bateau, éclair et même chlorhydrate d’ammonium !
Quand il s’agit du langage, il maîtrise, il maîtrise de mieux en mieux. Puis viendront les hallucinogènes, surtout la mescaline. Là, il perd pied. Il ne domine pas. Il absorbe la substance. Elle est en lui, le prend par l’intérieur, au plus profond. Il ne peut pas fuir. Où irait-il ? Il lui faut faire face, d’être à être, seul à seul, sans recours possible, sans pouvoir apprivoiser les visions qui l’assaillent. Voici ce qu’écrit Alain Jouffroy, dans le bel essai qu’il a consacré à Michaux, tout particulièrement à sa peinture : « C’est à ce moment que s’est produite une véritable chute de masque. Car ce n’est plus Michaux qui invente des Emanglons ou des Meidosems, c’est un homme absolument seul, et qui appelle des amis au téléphone, et qui leur demande de venir veiller dans la pièce à côté. Ce n’est plus l’Écrivain, ni le Poète, ni le peintre, c’est un Témoin aux yeux démesurément ouverts. La mescaline a percé une brèche, en lui, par laquelle l’homme-Michaux voit ce que Michaux-l’Écrivain lui cachait. Ce qu’il voit, ce n’est plus un pays imaginaire, c’est un gouffre. La révélation de ce gouffre, au milieu de son être, l’oblige à se dépouiller non seulement de tout ce qu’il a été, de tout ce qu’il a pensé et imaginé, mais de tout ce qu’il aurait pu être. »
Qui est Michaux ? Où est Michaux ? Il est insaisissable. Les terres imaginaires qu’il a déployées au fil de son œuvre ne sont pas ses propriétés les plus intimes. Elles sont là, aux abords du territoire, comme pour le protéger des intrusions. Il l’écrit lui-même, magnifiquement, dans « Mes propriétés » justement : « Il y a mon terrain et moi ; puis il y a l’étranger. » Et son terrain à lui est aride. Il est d’une pauvreté, si j’ose dire, exemplaire. C’est celle des mystiques qu’il a toujours admirés, qu’ils soient d’Occident ou d’Orient. C’est le pays du silence, avant les mots, pendant les mots, après les mots. On y accède par la contemplation, soit avec un support tel que la mescaline, soit sans. Il lui restait à connaître cette dernière voie, ainsi qu’il la décrit dans « Poteaux d’angle : « Maintenant te reste à connaître l’autre (contemplation), la vraie sans secours, sans appui, avec précisément le contraire de tout appui, du moindre appui ; là, infime, comme tu es, flocon…si tu ne t’es pas épaissi, si tu ne te crois pas devenu important. Alors peut-être l’Immense toujours-là, le virtuel Infini se répandra de lui-même, annulant les mauvais restes. Tu rentreras dans l’Espace hors de l’espace. D’autres chemins ? Soit. Si seulement tu peux persévérer… »
Oui, relisons Michaux !
Contribution de Alain Roussel
Pour accompagner le texte de Alain Roussel, deux textes de Michaux, l'un tiré de Plume :
Comme pierre dans le puits
Je cherche un être à envahir
Montagne de fluide, paquet divin,
Où es-tu mon autre pôle ? Étrennes toujours remises,
Où es-tu marée montante ?
Refouler en toi le bain brisant de mon intolérable tension !
Te pirater.
Présence de soi : outil fou.
On pèse sur soi
On pèse sur sa solitude
On pèse sur les alentours
On pèse sur le vide
On drague.
Monde couturé d'absences
Millions de maillons de tabous
Passé de cancer
Barrage des génufléchisseurs et des embretellés;Oh ! Heureux médiocres
Tettez le vieux et la couenne des siècles
et la civilisation des désirs à bon marché
Allez, c'est pour vous tout ça.
La rage n'a pas fait le monde,
mais la rage y doit vivre.
Camarades du « Non » et du crachat mal rentré,
Camarades… mais il n'y a pas de camarades du « Non ».
Comme pierre dans le puits mon salut à vous !
Et d'ailleurs, Zut !
In Plume, © Poésie/Gallimard, 1963, p.100
et cet autre bien connu, mais qui ne manque pas d'actualité quand se multiplient les panneaux électoraux sur les trottoirs
Le secret de la situation politique
Soyons enfin clairs. (Arouet)
Les Ouménés de Bonada ont pour désagréables voisins les Nippos de Pommédé. Les Nibbonis de Bonnaris s'entendent soit avec les Nippos de Pommédé, soit avec les Rijabons de Carabule pour amorcer une menace contre les Ouménés de Bonnada après naturellement s'être alliés avec les Bitules de Rotrarque ou après avoir momentanément, par engagements secrets, neutralisé les Rijobettes de Billiguettes qui sont situés sur le flanc des Kolvites de Beulet qui couvrent le pays des Ouménés de Bonnada et la partie nord-ouest du turitaire des Nippos de Pommédé au-delà des Prochus d'Osteboule.
La situation naturellement ne se présente pas toujours d'une façon aussi simple: car les Ouménés de Bonnada sont traversés eux-mêmes par quatre courants, ceux des Dohommédés de Bonnada, des Odobommédés de Bonnada, des Orodommédés de Bonnada et enfin des Dovoboddémonédés de Bonnada.
Ces courants d'opinion ne sont pas en fait des bases et se contrecarrent et se subdivisent comme on pense bien, suivant les circonstances, si bien que l'opinion des Dovoboddémonédés de Bonnada n'est qu'une opinion moyenne et l'on ne trouverait sûrement pas dix Dovoboddémonédés qui la partagent, et peut-être pas trois, quoiqu'ils acceptent de s'y tenir pour quelques instants pour la facilité, non certes du gouvernement, mais du recensement des opinions qui se fait trois fois par jour, quoique selon certains ce soit trop peu même pour une simple indication, tandis que, selon d'autres, peut-être utopistes, le recensement de l'opinion du matin et de celle du soir serait pratiquement suffisant.
Il y a aussi des opinions franchement d'opposition, en dehors des Odobommédés. Ce sont celles des Rodobodébommédés, avec lesquels aucun accord n'a jamais pu se faire, sauf naturellement sur le droit à la discussion, dont ils usent plus abondamment que n'importe quelle autre fraction des Ouménés de Bonnada, dont ils usent intarissablement.
In Face aux verrous, © Poésie/Gallimard, 1992, p.77
Emporté dans le tourbillon
de cette mouvance ininterrompue
il se demande s'il pourra faire face
à l'immensité interdite
CERTITUDE
à perte de vue
fait signe sans preuve
une ivresse le transporte (extrait du recueil "Lieux non-dits" de Geneviève Roch)
Rédigé par : Marie Laurent | 22 mai 2014 à 09:33