Cette phrase en titre, Françoise Ascal la prononce à propos de Denise Desautels, lors de sa présentation au Mercredi du Poète, qui se déroule au François Coppée, à Paris, le 26 février 2014.
Nombre de propos de la poète peuvent y faire écho, car elle seule sait ce qu'il faut d'ombre pour durer.
On ne peut échapper à la logique de la catastrophe quotidienne. Et je n'échappe pas à l'effet dévastateur de l'effroi.
In Ce fauve le bonheur © éditions de l'Hexagone1998, p.138
La mort existe, allègrement se transporte d'un lieu à un autre, tu le sais, tu l'as vue rôder dans tes parages, provocante et ravageuse, fabriquer du néant au-dessus de l'appartement de ta mère, à l'hôpital, dans les églises, les ruelles, les parcs, les villes du bout du monde et ailleurs, jusqu'au centre des tableaux en pourpre et en noir de Rothko, jusque dans tes livres de chevet, marqués à l'indigo, où quelques mots suffisent à la mort pour bloquer les issues. On meurt partout, tu le sais, et la souffrance est partout prolifique. Le chemin de la Croix s'ébruite, mine de rien. Exemplaire désastre.
In Tombeau de Lou © éditions du Noroît 2000, p.41
Françoise Ascal, riche d'une longue amitié partagée, ajoute: « lire Denise Desautels, c'est rejoindre la course obstinée d'une écrivaine jamais en repos. C'est capter le souffle d'une « marathonienne » qui arpente chaque matin le parc Lafontaine, au cœur de Montréal, se nourrissant au passage de la lumière entre les arbres, d'une volée d'oiseaux, d'un éclat de givre sur l'étang. »
La rencontre en chair et en os avec Denise Desautels apaise l'appréhension éprouvée à la première lecture.
Malgré le noir de deuil dont elle est toujours vêtue, elle déborde de vivacité, et se révèle chaleureuse, tonique et pleine d'humour, quand elle s'exprime ou répond aux questions du public.
On la devine sensible, profonde et résolue à rester une vivante, en dépit d'une enfance ténébreuse.
À ceux qui l'écoutent, ce jour-là, elle confirme :
Le geste d'écrire est un geste de vivant. Il y a là une résistance, une tentative d'aller vers la lumière, je me le répète continûment. Je me sers d'une douleur précise, que je connais bien, pour y trouver ce qui est partageable. Pour y mettre de la pensée.
La poésie, comme l'art en général, me donne envie d'être vivante, d'aller voir ailleurs, plus grand, à côté, autrement. La poésie et l'art ébranlent.
À lire, par la suite, Ce fauve, le bonheur, et son récit de sa visite, avec Lou, à l'exposition Van Gogh, à Montréal, en 1960, on devine combien l'angoisse du peintre, tel un cri jeté sur la toile, a joué un rôle libératoire dans sa propre vie et l'a conduite à écrire. Dans la note biographique qui accompagne, en 2011, son livre L'angle noir de la joie, elle écrit ceci :
Il n'y a eu là, pendant des années, que des blessures auxquelles on refusait de donner un nom. Et des pierres tombales qu'il ne fallait surtout pas déranger. Un jour ma mémoire s'est ouverte, et un cri en a jailli.
Un cri semblable à celui des tableaux de Van Gogh.
c'est l'automne dans le parc
juste après l'aurore, et tu cours
parmi les étangs, les pigeons, les canards
le profil distrait des peupliers
l'odeur des feuilles en chute libre
à l'envers, à l'abandon
sur la ligne mauve de l'air
et toutes ces choses immenses
la vie, l'avenir, demain
les chuchotements de ton ventre
les incendies, les orages
les appels au secours
ici et là, le bout du monde
tout ce qui s'enroule à tes chevilles
et qui monte, monte
de tes mollets vers tes hanches
jusqu'à ton souffle
matin après matin
tu cours, étonnée
sortie indemne
des cauchemars de la nuit.
In La marathonienne © La courte échelle 2003, p.11
Ce tout petit opuscule, paru en 2003 dans une collection de poésie pour la jeunesse, est illustré d'estampes de Maria Chronopoulos – la poète a beaucoup travaillé avec des artistes plasticiens ou photographes – Elle semble le plus sereine. L'écriture contraste avec celle de la prose poétique, adoptée dans ses autres livres.
pour la première fois peut-être
tu oublies les règles, les menaces
et les complots
les pierres tombales à la dérive
indéchiffrables
sur l'étang et dans tes cahiers
tu te laisses emporter
tu papillonnes
tu sèmes le trouble le long du paysage
tu danses
et improvises en dansant
de son côté
ton intention de lumière
bourdonne, veille
dans tous les recoins du parc
tu polis tes ailes
tu apprends à voler
à courir en plein ciel
après maintes fragiles ferveurs
à déserter un peu, juste un peu
tes souvenirs en éclats
au fond de ton œil
réconfort ou exil
devant ce qui meurt, devant ce qui reste
cette clameur inapaisée de l'univers
tu dis « à deux, c'est plus facile, Tom »
tu dis « consolation »
contre le renoncement
quelques syllabes rondes
et l'espérance prend de l'ampleur
et l'espérance se répercute, irradie
jusqu'au centre de tes os
ibid p.32/33
Denise Desautels naît au Québec, dans une famille québécoise. Sa vie se déroule dans le quartier du parc Lafontaine, à Montréal, celui où elle court encore à perdre souffle.
À cinq ans, elle perd brutalement son père et devient orpheline à jamais, doublement maternée, étouffée sous les caresses et l'assidue protection d'une famille bien pensante et très catholique.
Ayant pour modèle l'héroïque et infini veuvage de la mère, dressée à se sentir privilégiée malgré les circonstances, enfant cloîtrée dans l'opacité du Bonheur avec un grand B, protégée par toutes les âmes défuntes, qu'elle doit rejoindre un jour, étouffée par la toute puissance de la religion, elle peine à trouver sa vraie personnalité et le moyen d'échapper à l'étroitesse de ce cercle prétendument heureux. Redoutable, ce fauve, le bonheur, d'autant plus fauve et d'autant plus féroce, que la mort continue à emporter ses proches, une dizaine d'autres, les jeunes comme les moins jeunes et, plus tard, jusqu'à son amie intime, Lou.
Rencontrée juste après la mort de son père, Lou est la seule avec qui l'avenir semble permis. À deux c'est plus facile, de respirer, d'oser se risquer à vivre.
C'est avec elle, qu'adolescente, elle découvre en cachette Les fleurs du mal de Baudelaire. Elle est bouleversée par l'audace et la sensualité de ces vers, mais la présence de la mort, perçue en filigrane, décuple son angoisse.
La mort est une icône qui nous pourchasse, et dont aucune tendresse, aucune médaille de la Vierge ne nous protège. Nous serons là ensemble, nous le disons, le répétons.À trente, quarante, soixante ans...Jusqu'au dernier souffle. La mort au bout. En même temps.
Ainsi conçoit-elle sa relation avec Lou, dans son récit Ce fauve, le bonheur. Lou sera emportée par un cancer des os. Tombeau de Lou, écrit à sa mémoire, paraît en 2000.
une fin d'après-midi, le quai rutilant, sous lequel clapote et tangue le bleu du lac, chancellera. Longtemps sans visage, le mal brandira son dard et son venin, tes muscles étonnés, tressailliront, tes os se resserreront grièvement au bas de ton dos, et l'assaut, l'éclatement empoisonné du bourgeon au centre de ta chair, se répercutera dans ton crâne, entre deux phrases du roman d'Arunthi Roy, juste avant ta première gorgée de rouge. En un seul instant, la terre sera renversée ; en un seul instant, l'air, l'eau, le bonheur, l'intuition sens dessus dessous.
In Tombeau de Lou © Éditions du Noroît 2000, p.44
Taillé au scalpel, ce récit d'une mort annoncée nous est conté d'un ton précis mais avec une infinie douceur ; il est possible d'en entendre des extraits, dits par l'auteur sur le site de Lyrikline, indiqué en annexe .
En 2005, lors d'un séjour à Paris, qui précède une résidence d'écrivain à Rennes, l'image de son père refait surface, elle écrit : Ici, au visage, au ventre, l'inconsolation.
Revoir le père
Vous refaites surface, une nuit de mai. Cinquante-trois ans après votre disparition. Dans Paris où vous n'avez jamais mis les pieds, où votre fille se transplante chaque printemps en quête d'aération. Le large. Ce qu'il permet de visions et de fouilles. Restée vivante, loin de chez elle, plus près de la vraie nature du monde, de son je-ne-sais-quoi de souffrant, de rageur ou simplement de soucieux, que du blues intime qui de toute manière la rattrapera. Ce qu'on froisse ou secourt, le réel de a à z, qui bat partout, vite, fort, ça l'affole, votre fille. Jusque-là sans père. L'état d'urgence, elle y tient. Remue ciel et terre, tente à toute force, les paupières hautes, d'éviter la noyade. D'une année à l'autre, elle fait le tri parmi ce qui reste, ce qui durcit à l'intérieur, chaos, fracas, fantômes. Place un océan entre une mémoire privée, d'automate – qui ne vous concerne plus, du moins elle veut le croire – ,et une autre, vive et ample, qui ravage. Recommence ailleurs, étudie de plus près, surtout laisse venir. L'histoire avec ses amas de corps broyés, orphelins, ses volcans, ses tentations, ses compromissions, l'histoire, chaque avril, s'en rapproche, la respire jusqu'à y séjourner.
Vous, d'un autre siècle, l'ancien sur les épaules, une nuit de mai, prêtant votre regard à tant de visages ignorés, clandestins.
In Le cœur et autres mélancolies © Apogée 2007, p.11
Françoise Ascal la présentait comme en quête de la part universelle, qui habite chacun d'entre nous, habitée par une urgence, par une fièvre qui la pousse à visiter sans complaisance tous les recoins de l'être. Denise Desautels confirme.
J'écris pour affronter mon propre cri, si semblable à tant d'autres, afin d'éviter qu'il se propage dans le monde, un monde qu'il ne faut surtout pas abandonner à lui-même ; j'écris pour vivre mieux, pour que tout grandisse en moi et tout autour.
Avec l'accord de Françoise Ascal, je transcris, ci-dessous, son analyse de l'écriture de Denise Desautels, à partir de trois de ses livres, qu'elle considère comme emblématiques : Tombeau de Lou,L'angle noir de la joie, et Sans toi je n'aurais pas regardé si haut, livre adressé à son fils et édité chez Le Noroît, en 2013.
On y trouve ce qui en constitue la matière singulière : une descente dans l'opacité de la douleur (une douleur qui n'est jamais repliée narcissiquement sur elle-même, mais ouverte, en résonance avec les drames du monde) et une volonté de faire varier les points de vue et les outils :
- travail de la prose et du souffle long (Tombeau de Lou)
- travail du vers au rythme nerveux, hachuré ( L'Angle noir de la joie)
- poème proche de la lettre, voire même de « l'aveu » (Sans toi je n'aurais pas regardé si haut, qui pourrait être sous-titré Lettre à mon fils)
- dialogue constant avec les artistes visuels, principalement avec les contemporains, même si on peut rencontrer au détour d'une page ou Rembrandt ou Georges de La Tour.
-présence abondante de citations et références puisées au cours de ses lectures, comme une mise en commun de sa propre bibliothèque. Très souvent aussi des dédicaces significatives, comme dans le texte « Et nous aurons des filles » dédié à Annette Messager, Marjane Satrapi et Kara Walker. Hommage autant que dialogue.
On l'aura compris, à travers cette palette qui s'ancre dans l'autobiographie, il s'agit d'entrer en résistance pour transformer ce qui peut l'être, si peu que ce soit, à l'intérieur de cette zone délicate où l'intime et le politique se rejoignent.
Il s'agit de vigilance : sonder la mémoire de ses failles, affûter la vision et s'ouvrir toujours plus au partage.*
(* quelques courts passages de ce texte sont issus d'une précédente présentation de Denise Desautels par Françoise Ascal, publiée dans la revue Gare Maritime en 2004.)
Lors du débat, qui suit, et en réponse à la question : « que transmet-on à ses enfants » ? Denise Desautels répond :
Mon fils, que je vois peu, a lu et relu mon dernier livre, Sans toi je n'aurais pas regardé si haut. C'est un livre sur la transmission, mais on ne sait pas ce qu'on transmet, on se doit de le faire sans compromis, même si on n'a pas la réponse.
À chaque pas
l'énigme
ce qu'on laisse de soi à la frontière
ce que l'aurore, sans rien trahir, recueille
in L'angle noir de la joie © Arfuyen/ Le Noroît 2011, p.105
Affronter « le tumulte des choses vivantes » reste pour elle un espoir mais aussi une lutte de tous les instants. Denise Desautels en est pleinement consciente et en renouvelle l'aveu au fil de ses livres.
Ce désir toujours, elle l'écrit en 2002, après le décès conjugué de sa mère et de son amie Lou, elle le veut un abécédaire de survie particulièrement bouleversant à mettre entre les mains des plus désespérés.
L'espoir ? Se tient debout dans deux vers d'Henri Bauchau : « Il n'y a rien de nécessaire / Sauf être là, à chaque instant, de plus en plus ». Puis dans un autre : « Que je demeure en violence ».
(...)
« Être là, à chaque instant », plus après qu'avant, assumant jusqu'au bout cette coulée de scories et de joies dans mon fleuve, et le fait d'être encore là aujourd'hui, survivante de nombreux naufrages, étonnée par la hardiesse de mon espoir mais responsable de ce – qui peut-être – adviendra : « Une paix capable de dire non. »
in Ce désir toujours, un abécédaire ©ici l'ailleurs/Leméac 2005, p.14
Une paix capable de dire non aux chimères mortifères, cette dernière citation, Denise Desautels l'emprunte à Françoise Ascal dans La table de veille. Signe de la profonde amitié qui les lie, elle témoigne de l'impact indicible et salvateur de la poésie.
Bibliographie consultée
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Ce fauve le bonheur © L'hexagone 1998
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Tombeau de Lou © éditions du Noroît 2000
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La Marathonienne © La courte échelle 2003
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Le cœur et autres mélancolies © Apogée 2007
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L'angle noir de la joie © Arfuyen/ Le Noroît 2011
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Ce désir toujours, un abécédaire 2005
Internet
Contribution de Roselyne Fritel