Un homme marche dans la ville. C’est peut-être Prague, Paris ou Lisbonne. Aux feuilles dont le vert délavé tire vers le jaune pâle et qui résistent encore, s’accrochant aux branches des arbres du boulevard, je devine que nous sommes à la fin de septembre. Ni hâte, ni lenteur, l’homme est un passant attentif au moindre détail, telle « la reluisante rognure d’ongle d’un croissant de lune ». Il se décrit lui-même comme un « piéton métaphysique », traînant son sillage dans le crépuscule, moment de la journée qu’il affectionne tout particulièrement, surtout quand le soleil a disparu et que le gris domine, étalant sur les façades ses subtiles nuances. À cette heure où un certain flottement envahit les contours et grignote le bord des choses comme on mord un chapeau, il a soudain l’impression de n’être qu’une silhouette légèrement tremblante, faisant parfois un signe discret à d’autres silhouettes sur le trottoir d’en face. Il a peut-être un côté flâneur, mais sans la grandiloquence ou la nonchalance. Où qu’il soit dans la ville, centre ou banlieue, il l’aborde toujours par les lisières, celles du regard et des choses, là où ça frissonne, où le monde se révèle fragile et relâche un peu la carapace. Cet homme est un poète. Il s’appelle Petr Král.
Pascal Commère, autre poète dont l’écriture n’est pas sans affinités avec celle de Petr Král mais transposée à la campagne, vient de lui consacrer un livre, publié aux éditions des Vanneaux. Il interroge l’œuvre dans la singularité de son écriture, cette façon si particulière de découper le poème et de répartir les vers sur la page, et met subtilement l’accent sur les éléments clefs d’une mythologie du réel selon Petr Král : le gris, le train, le frisson, le guetteur, le témoin, le tournant, le pont, la pluie, le crépuscule… Le livre de Commère contient par ailleurs un choix varié de la poésie du poète. En voici un extrait, intitulé « (Le crépuscule) », dédié à Nicole Espagnol et Alain Joubert :
Chaque crépuscule apportait un délai. Toute chose
repoussée vers le fond du bleu,
la ville, soudain distraite, flottait au bord d’elle-même,
sous le silence des réverbères près d’accueillir
le premier coup d’aile furtif de la lumière.
De nouveau, le bus nous emportait tremblants
les uns près des autres. Dehors, aux fenêtres déjà éclairées,
ceux qui étaient rentrés saluaient d’un geste bref,
en discret hommage aux parcs morts derrière leur clôture.
Personne ne manquait ; aucun des bouquets de roses ou
de journaux défaits, sur les genoux,
aucune jambe, aucune gorge jaillissant du manteau
mais soudée à son éclat par la nuit du corps qui la
contemple du dedans.
–Il fallait pourtant se séparer, retrouver le froid et la rue,
seul ou à deux. La fête, de nouveau, n’était que fête en
miettes, patiemment glanée sur les trottoirs
et dans les salles d’attente des chambres.
Écrire est, pour Petr Král, une façon de marcher. C’est un poète de la présence, dans sa façon d’être, de vivre, de voir. La métaphysique qu’il revendique, d’une mélancolie rieuse, ne se situe pas au-delà de la réalité, mais se révèle en elle par des signes à peine visibles qu’il faut apprendre à lire, ce qui nécessite toute une préparation intérieure. « Chercher à distinguer le givre trompeur des choses et leur faille profonde », écrit-il. A qui sait voir, le théâtre du réel dévoile ses coulisses. Mais Petr Král n’est pas seulement un spectateur : il est aussi dans ce qu’il décrit, il fait partie du paysage, signe parmi les signes. Il peut par ailleurs être acteur et intervenir, modifier la mise en scène du monde. Ainsi, me promenant avec lui à Bordeaux dans un parc par un bel après-midi de printemps, je l’ai vu soudain enlever sa veste d’un geste vif et la jeter sur la pelouse en criant : « c’est le cadavre ». Et à mon grand étonnement, des passants s’arrêtèrent, inquiets, observant la veste comme si c’était vraiment…un cadavre !
Bibliographie partielle
Le livre de Pascal Commère, publié aux éditions des Vanneaux, est une excellente introduction à l’œuvre de Petr Král et propose de nombreux extraits.
Je ne peux citer tous les livres de Petr Král. En voici quelques-uns que je crois essentiels pour mieux connaître cet auteur :
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Pascal Commère, Petr Král, collection Présence de la poésie, © Vanneaux, 2014
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Témoin des crépuscules, © Champ Vallon
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Sentiment d’antichambre dans un café d’Aix, © P.O.L.
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Quoi ? Quelque chose, © Obsidiane
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Le poids et le frisson, © Obsidiane
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Pour l’ange, © Obsidiane
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Notion de base, © Flammarion
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Enquête sur des lieux, © Flammarion
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Vocabulaire,© Flammarion
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Cahiers de Paris,© Flammarion.
Internet
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Un entretien sur le site des éditions Litur
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Des textes sur remue.net
Contribution de Alain Roussel
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