Plus personne ne vivait ici depuis longtemps.
Quel est ce jardin minuscule que le narrateur pourrait « enfouir au fin fond de [s]a poche et emporter avec [lui] à travers la planète » ? Est-ce un lieu réel et secret, remodelé par la mémoire, espace du passé que fait renaître le cerisier près duquel l’orchestre des oisillons mène son bal joyeux comme une faveur de printemps ?
Le charme opère, la remémoration se fonde sur ce qui relie l’enfance au présent comme une coulée silencieuse dont il faudrait suivre le courant léger. Marcheur alerte d’un fil temporel à suivre pour écrire, nul artifice : rejoindre la Margeride, première étape d’un parcours entre deux points, de la Margeride à l’infini, lente gradation vers un absolu qui rassemblerait les traces d’alors à celles qui ne sont pas encore. C’est d’abord une solitude à franchir pour accroître la réceptivité du marcheur, elle ouvrira dans ce désert silencieux à d’autres mondes, lointains, ceux que les oiseaux promettent lorsqu’ils entourent l’arbre pour l’honorer.
Infimes variations du passé, lieux que l’on retrouve et où la mémoire se pose. Ce livre s’ouvre sur un frontispice de Jean-Gilles Badaire. En noir et blanc et vue de l’extérieur, la porte close : le livre seul pousse le loquet. La prose y danse son pas léger, tissant des motifs de mémoire, la naissance de la sensualité comme les matins d’hiver. Y coule une mélancolie douce où père et mère, retrouvés, laissent au temps les signes protégés par le livre. Neige qui fond, illisible, et que le songe garde toujours en un chant simple que le narrateur lie au café des « petites heures » des matins d’hiver. La buée, alors, pour contenir les mots du passé blanc que l’adulte retrouve en écrivant…
C'est un coin de par ici, c’est-à-dire de n’importe où, où l’on a perdu l’air et l’heure des saisons. C’est un temps d’hiver et de lointain après- guerre. Parfois, la neige recouvre notre enfance et nous voile les yeux. On joue par les ruelles, on se cache au fond des salles de cafés perdus où sentent bon le tabac, l’ennui, la joie et la lassitude. Les foins sont au sec dans les granges. On envoie les enfants, à la nuit tombée, tirer le vin au tonneau dans les caves après qu’ils ont rangé leurs cahiers pour l’école du lendemain. Sur les tables des cuisines, on aperçoit les ratures d’encre noire, toutes les hésitations d’une époque. C’est un temps tout près de nous, à peine une poignée d’années, un temps, une sorte de jeu entre enfance et vieillesse. On grandit comme des herbes sauvages, dans l’insouciance des campagnes et des bois. On grandit vaille que vaille, du vent plein les cheveux. On aime à la folie ces journées de soleil et de brume quand dorment encore les bêtes dans le silence des étables, que les premiers corps s’ébrouent entre les draps froids.
In Les petites heures, p.65
Bibliographie partielle
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Les petites heures, frontispice de Jean-Gilles Badaire, © Lettres vives, 2014 – 112 pages
Internet
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Joël Vernet sur Wikipédia
Contribution de Isabelle Lévesque
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