À l’heure où l’on célèbre le 70ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau, je lis le recueil Plus haut que les flammes de Louise Dupré que vient de publier dans une nouvelle édition Bruno Doucey. Ce livre est né d’une émotion, celle que ressentit l’auteur lors de la visite de ce camp d’extermination.
Ton poème a surgi
de l’enfer
un matin où les mots t’avaient trouvée
inerte
au milieu d’une phrase
un enfer d’images
fouillant la poussière
des fourneaux
et les âmes
sans recours
réfugiées sous ton crâne
c’était après ce voyage
dont tu étais revenue
les yeux brûlés vifs
de n’avoir rien vu
rien
sinon des restes
comme on le dit
d’une urne
qu’on expose
le temps de se recueillir
devant quelques pelletées de terre
car la vie reprend
même sur des sols
inhabitables
la vie est la vie
et l’on apprend à placer
Auschwitz ou Birkenau
dans un vers
comme un souffle
insupportable
Extrait p.13-14
Louise Dupré a écrit un long poème en quatre parties, un thrène à la mémoire des enfants morts. On ne peut que penser au recueil de Sylvie E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots, à l’album de photos de Michael Kenna, L’impossible oubli.
[…]
tu es humaine
et l’humanité ne demande
qu’à se réfugier
sous des phrases entendues
dès l’enfance
de l’art
lorsqu’on ne peut plus voir
Auschwitz se découper
comme une nature morte
sous un ciel d’un bleu
insupportable
le bleu est insupportable
chaque fois qu’il trahit
la mémoire
ce qui reste d’Auschwitz
est un décor
de banlieue
petites maisons en brique
parfaites
comme en ces temps
d’anciennes naïvetés
avec des draps sur les cordes
balancés
à la moindre brise
Extrait p.29
J’entendais ce matin la voix de Marceline Loridan-Ivens répondant aux questions de Patrick Cohen sur France-Inter. Elle tenait des propos durs, et justes, pour déplorer l’attitude de ceux qui refusent de l’entendre quand elle va témoigner de la déportation. On sait à quelles difficultés sont confrontés des enseignants pour pouvoir parler de la Shoah à des élèves qui vont parfois jusqu’à la récuser.
En regard de cela le texte de Louise Dupré n’est pas une réponse. C’est un témoignage poignant dont l’émotion contenue fait barrage à la négation.
[…]
il faut des jardins
d’enfance
pour secouer le présent
sa combustion vive, sa fumée
en spirales
de sapin ou d’érable
le paysage qui dort
dans sa paix fragile
alors que monte dans tes narines
l’odeur funèbre
des fours
te voici encore une fois
déformée
comme un personnage
de Francis Bacon
Extrait p.44
Plus encore, c’est aussi un appel à l’espoir. Tout le chemin de Louise Dupré dans la mémoire de la douleur se fait avec l’accompagnement des nouvelles générations. Elle s’adresse aux enfants d’aujourd’hui pour qu’ils trouvent le moyen de vivre « plus haut que les flammes », pour qu’ils apprennent à danser.
Et tu veux apprendre
à danser
sur la corde calcinée
des mots
te voici pur vouloir
pur dessein, détermination
violente
lancée
comme une flèche
ou un amour
trop vaste pour toi
te voici prête
à danser
par-delà ta peur
aveugle et sourde
aux craquements de tous les ciels
qui se sont cassés
depuis que tu sais lire
Extrait p.87
Bien avant la négation de la Shoah, avant l’insupportable renouveau de l’antisémitisme, bête immonde qu’aucun relâchement ne doit laisser croître plus, il y eut le silence fait sur la déportation jusque dans les années soixante. Si les commémorations d’aujourd’hui sont nécessaires, le travail des écrivains des poètes l’est absolument aussi. C’est en inscrivant cette mémoire dans l’art sous toutes ses formes, dans les mots du récitatif poétique que se construit le rempart vivant contre les fanatismes et les systèmes inhumains.
[…]
comme un appel
surgissant de la terre
ancestrale
lorsqu’elle se décide
à recracher ses entrailles
la douleur est un volcan
mal éteint
qui te secoue
jusqu’à la colère
tu ne reconnais plus
cette lave
jaillie de ton cœur sauvage
car la colère est l’énergie
désespérée de l’amour
tapi dans la douleur
et tu danses avec l’enfant
dans tes bras
tu danses
pour essouffler en toi
la petite voix d’oracle
toujours tentée
de prédire la poudre
et le canon
tu connais autant de mots
pour le malheur
que pour le miroitement
des fleuves
Extrait p.92
Louise Dupré est née au Québec en 1949. Enseignante, elle a été publiée dans de nombreuses revues. Elle est l’auteur de plus de quinze livres : poésie, romans, théâtre, mémoires. Elle s’est particulièrement intéressée à l’écriture et la littérature au féminin. Dans la revue en ligne À bâbord, Brigitte Haentjens écrit à son propos : « […] le regard qu’elle porte sur les œuvres des autres est si généreux, si bienveillant. Louise s’engage dans l’œuvre des autres comme elle s’engage dans la sienne : avec lucidité, intelligence et sensibilité, et avec un regard si perçant qu’il vous sidère. »
Internet
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Bibliographie sur Babelio
Contribution de PPierre Kobel
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