Comme
Come, dit l’Anglais à l’Anglais, et l’anglais vient.
Côme, dit le chef de gare, et le voyageur qui vient dans cette ville descend du train sa valise à la main.
Come, dit l’autre, et il mange.
Comme, je dis comme et tout se métamorphose, le marbre en eau, le ciel en orange, le vin en plaine, le fil en six, le cœur en peine, la peur en seine.
Mais si l’Anglais dit as c’est à son tour de voir le monde changer de forme à sa convenance.
Et moi je ne vois plus qu’un signe unique sur une carte :
L’as de cœur si c’est en février,
L’as de carreau et l’as de trèfle, misère en Flandre,
L’as de pique aux mains des aventuriers.
Et si cela me plaît à moi de vous dire machin,
Pot à eau, mousseline et potiron.
Que l’Anglais dise machin,
Que machin dise le chef de gare,
Machin dise l’autre,
Et moi aussi.
Machin.
Et même machin chose.
Il est vrai que vous vous en foutez.
Que vous ne comprenez pas la raison de ce poème.
Moi non plus d’ailleurs.
Poème, je vous demande un peu ?
Poème ? je vous demande un peu de confiture,
Encore un peu de gigot,
Encore un petit verre de vin
Pour nous mettre en train…
Poème, je ne vous demande pas l’heure qu’il est.
Poème, je ne vous demande pas si votre beau-père est poilu comme un sapeur.
Poème, je vous demande un peu… ?
Poème, je ne vous demande pas l’aumône,
je vous la fais.
Poème, je ne vous demande pas l’heure qu’il est,
Je vous la donne.
Poème, je ne vous demande pas si vous allez bien,
Cela se devine.
Poème, poème, je vous demande un peu…
Je vous demande un peu d’or pour être heureux avec celle que j’aime.
In Fortunes, 1942
Robert Desnos est mort dans le camp de Terezin, il y a soixante-dix ans, à l’aube du 8 juin 1945. France-Culture diffusait samedi 6 juin une soirée spéciale qui lui était consacrée.
À l’occasion du retour de ses cendres, Éluard prononça un éloge dont sont extraits ces deux passages : « La poésie de Desnos, c’est la poésie du courage. Il a toutes les audaces possibles de pensée et d’expression. Il va vers l’amour, vers la vie, vers la mort sans jamais douter. Il parle, il chante très haut, sans embarras. Il est le fils prodigue d’un peuple soumis à la prudence, à l’économie, à la patience, mais qui a quand même toujours étonné le monde par ses colères brusques, sa volonté d’affranchissement et ses envolées imprévues.
[…]Desnos a donné sa vie pour ce qu’il avait à dire. Et il avait tant à dire. Il a montré que rien ne pouvait le faire taire. Il a été sur la place publique, sans se soucier des reproches que lui adressaient, de leur tour d’ivoire, les poètes intéressés à ce que la poésie ne soit pas ce ferment de révolte, de vie entière, de liberté qui exalte les hommes quand ils veulent rompre les barrières de l’esclavage et de la mort. »
On trouve sur Internet toutes les informations relatives à la vie de Desnos et la biographie que lui a consacrée Anne Eger en 2007 chez Fayard détaille toutes les parts de son existence, celle d’un esprit libre, d’un homme à l’imagination débordante et à l’énergie toujours dynamique. Mais quelle place cet artiste unique aurait-il dans notre mémoire si les événements n’avaient pas interrompu tragiquement son parcours dès l’âge de 45 ans ? Comment aurait-il exprimé son engagement au-delà de la Seconde Guerre mondiale quand on sait ce qu’il fut dès la montée des extrêmes en Europe et comment il mit sa verve et la force de sa plume au service d’une dénonciation sans concessions ? Éluard avait raison dans ses propos et c’est cette hauteur de la poésie de Desnos qui en fait la modernité quand les nuages de l’actualité rappellent ceux qui l’alertaient dès les années trente et imposent la nécessité de revenir à une parole de combat, d’affirmation des valeurs qui furent les siennes contre celles de l’enfermement, de la pensée unique et de l’avilissement dans un monde d’égoïsme et d’exclusion quand il se battit pour une liberté mêlée d’enthousiasme, de joie de vivre et de découvertes d’autrui.
Desnos aimait la vie, aimait l’amour, aimait les arts. Il sut mêler le rêve et la réalité d’une façon unique, passionnée et bien mieux que certains surréalistes.
Vous tombez des nues
Je marchais presque endormi
À la lueur des réverbères
Et je rêvais à demi
En poursuivant des chimères
Soudain vous êtes passée
Dans l’avenue de Villars
Ma fatigue est effacée
Je m’éveille à votre regard.
Refrain
Je tombe des nues
De vous voir dans l’avenue
Étrange et belle inconnue
Je vous rêve et je vous vois nue
Je tombe des nues
Par où êtes-vous venue
Dites-moi belle inconnue
D’où venez-vous par l’avenue ?
Quelle est la clef du mystère
seriez-vous ange au paradis
Ou bien êtes-vous sorcière
Et d’un balai tombée ici
Vous tombez des nues
Venez, venez belle inconnue
Vous êt's ma joie obtenue
Chez moi soyez la bienvenue.
In Chansons, 1936-1938
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Hommes
Hommes de sale caractère,
Hommes de mes deux mains,
Hommes du petit matin.
La machine tourne aux ordres de Deibler
Et rouages après rouages dans le parfum des percolateurs qui suinte des portes des bars et le parfum des croissants chauds.
L’homme qui tâte ses chaussettes durcies par la sueur de la vaille et qui les remet
Et sa chemise durcie par la sueur de la veille
Et qui la remet
Et qui se dit le matin qu’il se débarbouillera le soir
Et le soir qu’il se débarbouillera le matin
Parce qu’il est trop fatigué…
Et celui dont les paupières sont collées au réveil
Et celui qui souhaite une fièvre typhoïde
Pour enfin se reposer dans un beau lit blanc…
Et le passager émigrant qui mange des clous
Tandis qu’on jette à la mer sous son nez
Les appétissants reliefs de la table des premières classes
Et celui qui dort dans les gares du métro et que le chef de gare chasse jusqu’à la station suivante…
Hommes de sale caractère,
Hommes de mes deux mains,
Hommes du petit matin.
In Fortunes, 1942
Bibliographie partielle
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Anne Eger, Robert Desnos, © Fayard 2007, 42 €, 162 pages
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Dominique Desanti, Robert Desnos, le roman d’une vie. © Mercure de France.
Internet
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Robert Desnos romancier, une thèse universitaire (format PDF)
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Poèmes de Desnos (Wikilivre du Canada)
Contribution de PPierre Kobel
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