Il y a des voyageurs immobiles, ce n'est pas le cas d'Alexis Gloaguen. Né en 1950, il passe dès la petite enfance son temps en Nouvelle-Calédonie en pleine nature d'une petite île. Il ne cessera au long de son existence d'aller de lieu en lieu, s'appropriant le monde avec un navire de mots empreints de la philosophie qu'il reçut en formation et des expériences concrètes et savantes de la nature. Expérience également de l'urbanité et de ses expressions musicales quand il nous fait partager son attrait pour le blues et le rock n'roll.
Alexis Gloaguen n'écrit pas des vers, sa poésie est le plus souvent prose. Par elle, il va dans une dérive construite du monde à la recherche de l'adéquation entre une rythmique et un sens. sa parole, sous l'allure d'une énonciation sereine, va jusqu'à l'extrême de l'expérimentation, de l'implication scientifique.
Qu'il se replie quotidiennement sur une île de la Loire pour "devenir libellule", qu'il passe quatre mois d'un hiver dans le sémaphore du Créach de Ouessant, Alexis ne fait qu'aller au monde, à autrui et, au-delà, s'inscrit dans la roue poétique de l'univers.
Opium Music
Lorsque Jimi Hendrix, quelques jours avant sa mort, confia qu’il envisageait de jouer désormais ses parties de guitare sur large fond orchestral figurant une « sweet Opium Music », les critiques traduisirent, dans leur cuistrerie, par « musique de l’opium » ; alors qu’il s’agit de toute évidence de « musique-opium », celle du plaisir inouï de l’instant administré par l’artiste. Instants : intervalles et lieux du péché pour les sociétés où tout est reporté.
De la même façon il s’agit moins de lier la poésie à l’usage raisonné des opiums — pratique qui depuis le romantisme anglais a ses lettres de noblesse et de misère, et ses adeptes — que de créer une poésie-opium qui serait bonheur immédiat et transporterait par simple « prise » dans une extase au-delà. Ceci fut de tout temps le pouvoir des littératures véritables et ce qui peut les rapprocher des musiques les plus envoûtantes. Si la littérature a cinquante ans de retard sur la musique et la peinture, c’est sans doute par la poésie, branche la moins asservie, que l’écart pourrait s’amoindrir.
Poésie-opium, efficacité et conscience d’auteurs qui plus que jamais seraient démiurges en images. Que l’écriture vise à émouvoir, à séduire ou à convaincre, elle s’accompagnerait d’irrésistible, forcerait l’assentiment par des nuances variées de clarté et d’attrait : intensité, crépitement du sens, des sonorités et de la couleur, un brasero pour l’esprit ; copeaux d’écume qui parsèmeraient la surface mentale, et lire serait
une prise de mots
lorsque les joies murmurent non.
In Dérive en phares, © le signor, 1979, p.30
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Je vois en contre-jour deux visons se poursuivre, se mordiller, fouetter l’eau comme des lanières vives, l’animer d’ondulations et de mélismes, en écriture de mystère. Ils se coursent sur le talus. Puis ils traversent, dos arqués, les déserts de boue. Mouillés et pourtant secs, ils mènent leurs amours d’éclaboussures jusqu’à l’endroit que je viens de quitter. Ils réveillent la rive, sous les arbres, de sarabandes à ras de soleil. Ils grimpent aux rameaux et rendent une chair aux saules qui sonnent le creux. Ils bondissent de leurs pattes brèves, courent l’un contre l’autre, jouent à des jeux de collégiens, avec de petits cris d’oiseaux, et se disputent à fleur d’eau des places fortes dérisoires. Lors de ma prise de notes, tandis que je résouds un problème de temps verbal, ils ondulent parmi les marées de douce-amère.
Ils me remplaceront, aussi faussement muets que moi, et continueront, au fil des nuits, à compléter mes rêves de la souplesse de leurs corps.
Je leur laisse volontiers mon île : épuisé d’une écriture continue, je m’évanouis presque.
Le martin-pêcheur a fait éclore un jaillissement bref.
Un rouge-gorge perche sur les barbelés rouillés.
Comment les hommes peuvent-ils trouver si difficile que tout se poursuive après eux ? Cette pensée est le bonheur même.
Je pars dans un froissement de roseaux.
(étang de Noyalo ; février-août 1989)
In La folie des saules, © Calligrammes, 1992, p.29
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Transporté, je tente de me rapprocher du lieu dont se propage encore l’hypnose. J’essaie de me démêler des lacets des arbustes. J’entends le vent du torrent, au fond du ravin qui nous sépare. Je m’assois sur un radeau de myrtilles, de camarine et de thé rouge, en dérive sous la mainmise du froid qui descend les versants des Long Range avec les premiers brouillards. Un sentier de caribous me permet d’approcher le bord du vallon. Sans illusion, car l’ourse suivait une intention : elle ne reparaîtra plus. Voir un mâle est encore moins probable : elle aura fait le vide pour protéger ses petits des prédateurs de leur propre espèce. Car il n’est guère de branche où ils pourraient grimper, le temps d’un orage dont sortirait nécessairement la victoire que la mère porte aux dents.
J’avale des bleuets, entre deux prises de notes, et vole vers les ombres avec le goût d’un renouveau. Le froid me trempe de son eau, mais rien ne presse. Je parcours les pentes, plus d’une heure durant, avec l’allure délibérée que j’ai reçue d’un mystère.
In L'envol de l'ours, © Dana, 1998
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La lumière qui baisse entoure les choses d’influence. Elle joue en revers des ombres délicieuses qui, par les parois internes, descendent sur l’esprit.
Des lueurs ruissellent du soupirail ouvert sur le soir et la neige. Elles vont en dégradé vers le noir et s’arrêtent, le temps d’un éclat bref, sur le bleu.
Une maison dans la brume couve la chaleur d’une fenêtre. La tendresse d’une barrière encercle notre table de jardin dont le bois coule goutte à goutte. Derrière le cactus qui, près de la vitre, anticipe sur la nuit, la neige s’arrondit en grains, polie en douceurs et reliefs sur la fonte du soir.
L’heure bleue enveloppe de sa teneur de rêve, d’un crépitement de silence.
In L'heure bleue, © Blanc silex, 2004
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Les poètes : coupables d’être ce qu’ils sont tous ; de prétendre à tout quand la réalité verrouille ou distille, réduit droits et plaisirs en y mettant ses clauses. Coupables de vouloir être aimés sans barrière, et d’y parvenir par des édifices arachnéens qui, dans la rue, avancent vers nous pour nous aspirer vers les halles du désir.
Gêneurs de l’Ordre et du Chiffre, ils doivent être mis en procès sans motif, sinon celui de disséminer l’incitation à la joie. Il faut les arrêter avant qu’ils ne puissent vraiment nuire. Les chefs d’inculpation seront trouvés, car ils sont d’une imprudence d’enfants. À moins qu’ils n’acceptent de se plier au pouvoir, à l’argent, de jouer les agents recruteurs, les vendeurs de délices qui déçoivent.
Le Procès n’a jamais eu à être justifié, comme Kafka l’a montré : ils sont fauteurs de troubles métaphysiques.
In Les Veuves de verre, © Maurice Nadeau, 2010, p.41
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Écrire sous la lumière : celle de la chambre de veille qui pleure sur le balcon où je suis ; celle de la pleine lune qui pousse au ciel le cri de l’étain ; celle du phare du Créac’h qui mouline l’espace d’horreurs silencieuses ; celle du rayon vert de la corne de brume à l’œil immobile d’insolence ; celle des autres phares : clignotements de Kéréon et de Nividic, tandis que je me tiens sur le bord ouest, rougeoiement de la Jument qui dit sa nuit d’enfer calme. Un porte-conteneurs parcourt l’horizon en balance Roberval de lueurs fixes. Le vent d’est se lève en allusions de plus en plus audibles et je sais que se prépare le départ du trophée Jules Verne : coup d’envoi que je manquerai sans doute, appelé ailleurs. Ainsi la vie est-elle cette succession de rendez-vous ratés qu’on appelle des choix. Unidimensionnelle, elle nous piège amoureusement en un lieu, en un temps et interdit les folies qui nous arracheraient d’un corps en lambeaux.
In La Chambre de veille, © Maurice Nadeau, 2012, p.134
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D’une vie aux lisières de l’impossible, on peut tirer le plus grand détachement. Certes, l’enjeu est à la mesure des facilités imparties et ces voyages, s’ils n’étaient assortis d’un rapport, seraient un moyen sûr de se brûler l’âme. Même la poésie doit cohabiter avec l’obligation d’être efficace dans le monde moderne.
En sera-t-elle bridée ou suspecte ? Non, car l’écriture est toujours dérobée, comme il se doit. Elle est une échappée. Elle peut rejoindre les perspectives d’un lieu : le ciel du Colorado est incomparable et Denver, sous sa fausse langueur, révèle l’envers des choses. Elle marque surtout le miracle des situations.
Elle est moment de plaisir dans un monde où tout glisse entre les doigts. Et cette joie cristallisée est vécue dans l’instant où elle se rend accessible comme la mélodie qui nous entourait.
In Digues de ciel, © Maurice Nadeau, 2014, p.26
Face à la violence sidérante de la nature, à l'image de la violence exutoire d'un riff de guitare électrique, face à l'urbanité sauvage des grandes cités d'Europe ou d'Amérique du Nord dont la douleur s'exprime par le blues, Alexis Gloaguen oppose son écriture, mangeuse d'ombre et d'indifférence, pour inventer des récits du possible, des liens de force féconde et créatrice.
Internet
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Alexis Gloaguen sur Auteurs Insulaires
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Un entretien sur le blog papalagui
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Les Veuves de Pierre sur mathurin.com par Henri Lafitte
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La Chambre de veille sur le blog Ouessant notre passion
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Digues de ciel sur culturebox
Contribution de PPierre Kobel
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