« Je chante le visage oublié
les joues, la bouche de l’été […]
je chante
le cristal renversé des nuits »
Comme on parle de moment musical, l’on pourrait dire que la nuit est le moment poétique de Cécile A.Holdban. La poète, d’origine hongroise, a déjà publié deux recueils, Ciel passager aux éditions L’Échappée Belle et Un nid dans les ronces aux éditions La Part Commune.
La nuit, moment privilégié où la poète accueille sensations, rêveries et impressions du jour. Comme un repère autour duquel se fixe la situation d’écriture. Sur fond de silence si prégnant dans ce recueil. De ce silence nocturne surgissent les visions. « Combien cette vision demeure, cette traversée de nuit », précise-t-elle dans le poème « Lepensky Vir Le tourbillon des tilleuls ». Cette vacance du quotidien avec arrêt sur soi est propice au déclenchement de l’imaginaire. Car c’est bien de visions qu’il s’agit ici, étranges, insituables. Il y a une ville, un bord de mer, une forêt. Où ? En quel pays ? Est-ce aujourd’hui, est-ce hier ? Des loups hurlent, une barque vide s’éloigne sur l’eau, souvenir, rêve ou invention imaginaire ? Nous n’en saurons rien.
L’on est frappé par l’afflux vital au cœur de ces vers. Loin d’être réduite à « peu de vie », l’expérience nocturne nourrit au contraire la richesse du monde intérieur de la poète : « la vie s’y déverse et bouillonne invisible ».
On mesure ici l’énergie et le vitalisme de cette écriture :
« Nous serons les saumons à l’amont du combat des eaux
vêtus d’une couleur comblée de l’énergie du sang »
Et ailleurs :
« le galop de la horde au ciel fait trembler les étoiles »
Le rouge domine avec ses influx appuyés comme dans un tableau expressionniste. Les nombreux signifiants du mouvement portent trace de cette ardeur : « grandir », « frayer la voie », « danser », « charrier », « remuer le ciel », « fendre l’espace », « circuler », « surgir », « bondir » ».
Dans ce moment devant les étoiles et la lune, tout est vécu, senti, donné. Et l’épigraphe à Novalis et à son Hymne à la nuit entourée de son halo mystérieux vient naturellement à l’esprit de celle qui confie :
« J’ai grandi
en dévidant nuit et jour
l’écheveau des rêves ».
Rêveries éveillées, nous y sommes bien : la poète s’adresse aux oiseaux qui traversent presque chaque page. Elle dialogue avec la nature, avec les arbres, tous les arbres, ils sont sa compagnie familière —« je suis l’arbre qui murmure », écrit-elle.
Elle apostrophe une mystérieuse petite fille qui réapparaît d’une page à l’autre et qui semble changer d’identité dans la labilité de ce « tu ». Il s’agit pour Cécile Holdban de rendre les pulsations de l’âme des choses et des êtres :
« l’écume des étourneaux retourne remue le ciel »
Ou bien :
« Petite fille, la lune consent à ce mystère
dessillant la violence faite à ton corps de chair »
Moments limites de tension entre le jour et la nuit, entre la vie et la mort, entre la tristesse et la joie, enfantine ou amoureuse. Entre le trivial — « les bus qui vont et viennent » — et la beauté :
« Bois de pluie
arbres et hommes, un seul corps
gravé à l’eau-forte ».
L’inventivité est là qui peuple ces poèmes de présences : une petite fille sur un banc consolée par un homme d’Afrique, un archer fou, un ogre venu des terreurs premières, le Minotaure, la femme d’un tableau d’Odilon Redon, un homme qui, curieusement, « s’éveille et grandit », la Gradiva, la statue qui marche, chère à Jensen et à Freud. Autant d’illuminations surréelles qui, tantôt, renvoient à la douceur des « chants d’ancienne nuit », tantôt, ramènent la souvenance des morts et des absents. Les repères de temps, de lieux éclatent en une bigarrure digne de Chagall :
« si je suis venue, et l’oiseau à ma suite, c’est pour trouver mes yeux
Dans l’océan, où le regard est double »
Cécile A.Holdban rend subtilement la palette des émotions, la joie, le désir, la peur, la fêlure, voire la « folie », emportant sans artifice le lecteur dans ce flux :
une tristesse
écorche le jour »
Et que dire du titre, Poème d’après, de l’énigme de cette formule infiniment simple ? Après quoi ? Blessure et douleur advenues ou à venir ? « Il y a des secrets que je cache » confie-t-elle, le mystère demeurera donc pour le lecteur :
« Quelque chose se prépare dans le sombre des rues
Quelque chose bondit »
Qui est cette petite fille, troublante destinataire de certains poèmes ? Est-ce Cécile A. Holdban elle-même ? Est-ce sa petite fille ? Les frontières incertaines entre le moi et l’autre produisent des facettes de personnalité étrangement diffractées.
La voix poétique se coule dans diverses formes : poèmes tantôt brefs, tantôt déployés pleine page, comptine, prière aux arbres, aphorisme, chanson, haïku. Une grande vitalité porte ici l’écriture, anaphores du « je chante », vocatif répété à la fillette, apostrophes vibrantes, invocation intérieure :
« Ô mon âme, fragile témoin de fuite ! »
La métaphore fonde cette poésie où la comparaison explicite est rare : on lit « la nasse des bouches », « le flanc percé de la lune », « la barque du ciel glisse d’un jardin à l’autre », ou encore « un âge à dénaître », « mille insectes mangeurs d’étoiles », des « yeux […] tessons d’une fenêtre d’hiver ».
Ce recueil bruisse de voix poétiques multiples tant l’expérience personnelle se croise de celle de la lectrice venue d’une tout autre culture, austro-hongroise et anglophone. À ce titre, les deux poèmes intitulés « Tapis de chiffons » du poète hongrois Sandor Weöres s’intègrent dans la coulée même du texte. Tout comme les deux poèmes de l’écrivain néo-zélandais Janet Frame. Mise entre guillemets, cette parole rapportée est plus qu’une simple citation avec note de bas de page, c’est une sorte de recréation poétique par collage.
Est hautement signifiante aussi la composition très travaillée de Poèmes d’après qui présente trois parties, chacune s’ouvrant sur une longue citation, la première de Novalis et Roberto Juarroz, la seconde et la troisième d’Edith Södergran, une grande poète scandinave, à côté d’un évangile apocryphe de Saint Jean.
Cela va au-delà de l’hommage à ces poètes. On écrit à travers ce qu’on lit. « Ce n’est pas nous qui écrivons les poèmes, note-t-elle dans sa postface, ce sont eux qui nous écrivent ».
Se joue ainsi une étonnante mise en abyme langagière. Au point qu’il y a parfois une sorte de flottement sur l’identité : qui est celle qui parle et écrit ? Qui est ce « tu » démultiplié ? Bien des correspondances affectives et créatrices ont été tressées par celle qui côtoie ces poètes dans les traductions du hongrois et de l’anglais qu’elle fait d’eux.
Dans ce jeu entre identité et altérité, ne va-t-elle pas jusqu’à s’inventer un hétéronyme, Emilia Wandt, à qui elle dédie les poèmes de la seconde partie du recueil, La Route du sel ?
Il y a là comme une poussée de l’être vers le multiple qui dépayse et enchante, tout en nous parlant de choses connues, entrevues dans les lointains du rêve, des mythes et de l’enfance. N’est-ce pas la marque même de la poésie dans sa plus haute évidence ?
Internet
- La recension d'Isabelle Lévesque sur Terre de Femmes
- Sur le site des éditions Arfuyen
- La traduction des poèmes de Janet Frame par Cécile A.Holdban figure dans la revue "Ce qui reste"
Contribution de Marie-Hélène Prouteau
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