Quelques mois après la disparition de Michel Butor, il est nécessaire de ne pas oublier cette voix littéraire à l’expression considérable et si variée. C’est ce que fait Florence Trocmé en publiant dans Poezibao, un ensemble de contributions propres à permettre l’accès à l’œuvre riche et curieuse de l’écrivain.
La Pierre et le Sel s’est à plusieurs reprises intéressé à cette œuvre et particulièrement à l’Anthologie nomade, titre emblématique s’il en est pour le promeneur de l’esprit qu’était Butor, dont on trouvera ci-après trois extraits.
9) Le foyer
À l’intérieur de cette marmite, j’ai mis une vigne, une ville, un fleuve. Il s’agit d’obtenir l’élixir de paysage selon une recette qu’ont perdue mes parents, mais dont mes grands-parents avaient encore quelque souvenir. Certains prétendent qu’il faut absolument de l’eau de mer, d’autres des ruines de l’Antiquité, d’autres des instruments de musique, et c’est bien possible ; mais je n’en ai pas pour l’instant sous la main, et le temps presse dans ce donjon. J’espère que les substituts que j’ai imaginés feront leur office et que j’obtiendrai enfin cette goutte d’encre que je cherche depuis mon enfance, laquelle tombant d’un pinceau sur une feuille de papier, rendra soudain celle-ci toute blanche autour d’une lettre qui remplacera un mot qui remplacera un discours, qui me fera respirer enfin, me rendra la parole enfin, une parole qui instaurera le silence dans la bastille, la transformera en espace où s’étirer les bras en regardant le paysage enfin, le paysage où l’on se tait.
In Anthologie nomade, © Poésie/Gallimard, 2004, p.124
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52) L’aurore
Toute la famille dort encore. Un train qui passe. Au fond de la chambre obscure s’allume un coin de miroir. J’entrouvre les volets. Flaques sur les chemins, cuivre sur les murs chaulés, gong sur les champs et les vitres. Les animaux sont maîtres de la forêt. Il reste au creux des branches, au repli des seuils, quelques gouttes de nuit plus tenace, graines de la prochaine. Un coup de vent remue des cendres ; l’odeur du laurier glisse parmi les meubles. Je veux sortir. Un œil bouche toute la porte. Il épie mes moindres gestes. Des deux mains ouvertes, j’essaie de toucher sa surface humide, je n’ose pas. Je referme. J’attends que ce soit le jour. Toute la famille dort encore. Un coup de vent remue les pages d’un livre. Je me risque. Une paupière s’est abaissée. Je regarde le visage de la géante se dissoudre lentement ; le crâne ombre encore quelque temps la place déserte, puis disparaît aussi. J’entre dans le matin.
In Anthologie nomade, © Poésie/Gallimard, 2004, p.146
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56) L’ombre
Elle descend du ciel brûlant comme un paquet de cordages ; elle coule et recouvre les champs où les animaux se terrent ; elle écrase les églises de l’ancienne religion de ce pays, casse les clochers, décroche les cloches qui vont s’enfoncer dans les cimetières. Les prêtres s’enfuient dans les souterrains qu’ils ont creusés en prévision de cette catastrophe que les journaux spécialisés annonçaient depuis des mois. Les familles se serrent autour de leurs postes de télévision où ils assistent, muets, aux progrès de l’assombrissement que leur commentent des speakerines à la voix délicate accompagnées par une improvisation mélancolique sur une des dernières orgues en état de marche. C’est la lessive noire, crient les bûcherons qui déposent leur cognée sur le seuil, et se lavent les mains dans des baquets préparés à leur intention sur les tables des cuisines ; un autre règne arrive. Les puissants se lamentent devant l’explosion de leurs banques, et toute la foule silencieuse cherche son chemin dans les rues encombrées de la ville éperdue.
In Anthologie nomade, © Poésie/Gallimard, 2004, p.148
Internet
- Le dossier Michel Butor dans Poezibao
- Michel Butor dans La Pierre et le Sel :
- Anthologie nomade de Michel Butor de Jean Gédéon
- Michel Butor vu par lui-même de Roselyne Fritel
- Poèmes en regard : Michel Butor et l'exposition « Mascarades et Carnavals » du musée Dapper de PPierre Kobel
Contribution d’Hélène Millien
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