Depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016 en Turquie et la reprise en main du pouvoir par le président Erdogan, son régime ne cesse d’amplifier une répression qui, après avoir touché d’abord l’armée, la justice et l’administration, s’est ensuite attaquée à la liberté d’expression, fermant les journaux, les radios indépendantes. Il s’en est pris aussi aux artistes, aux chanteurs, aux écrivains dont l’emblématique Asli Erdoğan.
On retrouve là un processus déjà connu, déjà dénoncé. Un pouvoir autoritaire ne supporte pas la parole des artistes. Elle est pour lui une expression dangereuse parce que foncièrement démocratique.
Un référendum constitutionnel risque très prochainement d’accorder des pouvoirs supplémentaires à un président, certes élu, mais qui joue d’un populisme racoleur pour s’approprier ce pouvoir et en abuser. C’est l’occasion d’accentuer encore la chasse aux sorcières engagée depuis l’été dernier. La Turquie d’aujourd’hui s’engage sur la voie d’une dictature qu’elle a déjà connue en d’autres temps. Sultans d’hier ou d’aujourd’hui, ils font partie de la cohorte des despotes si nombreux encore, qui méprisent l’humain, qui, gouvernant ainsi, se méprisent eux-mêmes. Cette situation s’ajoute à celles qui prévalent de plus en plus dans des pays encore plus proches et dont nous sommes menacés directement jusque chez nous quand les extrêmes se jouent de l’intelligence pour flatter l’obscurantisme, le déni de l’histoire et le refus de l’humanisme.
Ici la question reste toujours la même : que peut la poésie face à cela ? Rappelons la forte parole d’une victime de la dictature, d’un partisan de la liberté, le poète turc Nâzim Hikmet.
ANGINE DE POITRINE
Si la moitié de mon cœur est ici, docteur,
L’autre moitié est en Chine,
Dans l’armée qui descend vers le Fleuve Jaune.
Et puis tous les matins, docteur,
Mon cœur est fusillé en Grèce.
Et puis, quand ici les prisonniers tombent dans le sommeil
quand le calme revient dans l’infirmerie,
Mon cœur s’en va, docteur,
chaque nuit,
il s’en va dans une vieille
maison en bois à Tchamlidja
Et puis voilà dix ans, docteur,
que je n’ai rien dans les mains à offrir à mon pauvre peuple,
rien qu’une pomme,
une pomme rouge : mon cœur.
Voilà pourquoi, docteur,
et non à cause de l’artériosclérose, de la nicotine, de la prison,
j’ai cette angine de poitrine.
Je regarde la nuit à travers les barreaux
et malgré tous ces murs qui pèsent sur ma poitrine,
Mon cœur bat avec l’étoile la plus lointaine.
Extrait de Il neige dans la nuit et autres poèmes, © Gallimard, 1999 – Repris dans l’anthologie Vive la liberté, © Bruno Doucey, 2014
Traduction de Munever Andac et Guzine Dino
Et en regard un texte de la poète Müesser Yeniay pour qui être femme et poète en Turquie aujourd’hui relève d’une difficulté dont seule l’écriture poétique permet de se libérer.
Un nid d’oiseau dans le parc Gezi
à Nâzim Hikmet, respectueusement
J’écris tout cela d’un nid d’oiseau
entre deux branches dans le parc Gezi
mon souffle se plante dans ma poitrine tel un couteau
avec le peuple du monde entier ils viennent d’abattre le ciel
je suis un nid d’oiseau dans le parc Gezi
entre deux branches
ici les gens sont venimeux
des arbres ont été arrachés
nous sommes chassés du monde
où nous avaient conviés nos mères
ils bombardent le chant des oiseaux
– les oiseaux ne peuvent imiter la monnaie sonnante –
Phénix Anka, on entend un Ethem* au milieu des tirs !
soudeur à Ankara…
ramassé comme une plume son corps
ils nous font devenir terre avant notre mort
les chats et les enfants des rues respirent sous les fumées
sur leur dos arrondis un rêve perdu
le monde ne peut plus être regardé avec des yeux
aveugles
ou dormir lors d’un moment inespéré !
lors d’un moment inespéré dormir…
moi, je suis un nid d’oiseau dans le parc Gezi
sur une branche fourchue
In Ainsi disent-ils, © Bruno Doucey, 2016, p.91
Traduction de Claire Lajus
* Allusion à Ethem Sarisülük, jeune militant tué par un policier à Ankara, le 14 juin 2013, lors de manifestations antigouvernementales dites de Gerzi. (NdT)
Internet
- Sur actuallite. Com : Ces auteurs toujours prisonniers de la Turquie
- Dans la Pierre et le Sel, deux articles :
Contribution de PPierre Kobel