Nâzim Hikmet, le plus grand poète turc de son siècle, inconnu dans son pays de son vivant, ses œuvres étant interdites de publication, mais célébré à l’étranger, a passé près de la moitié de sa vie d’adulte dans les prisons turques, et pratiquement le reste du temps en exil à Moscou, ou en voyages à travers le monde. Déchu de sa nationalité, il mourra à Moscou, citoyen polonais. Son crime, n’avoir jamais cessé de croire qu’en étant communiste il pouvait, quoiqu’il arrive, participer à l’élaboration d’un monde nouveau, où chacun vivrait dans la dignité.
Il est détenu à la prison de Bursa, depuis déjà huit ans, lorsqu’il écrit ce poème, en 1948 :
Voilà
Je suis dans la clarté qui s’avance.
Mes mains sont pleines de désirs, le monde est beau.
Mes yeux ne se lassent pas de voir les arbres,
les arbres si pleins d’espoir, les arbres si verts.
Un sentier ensoleillé s’en va à travers les mûriers.
Je suis à la fenêtre de l’infirmerie.
Je ne sens pas l’odeur des médicaments.
Les œillets ont dû fleurir quelque part.
Et voilà, mon amour, et voilà, être captif, là n’est pas la question
la question est de ne pas se rendre…
In Il neige dans la nuit et autres poèmes, © Poésie-Gallimard, p.84
Nâzim Hikmet est né à Salonique en 1902, dans une famille de hauts fonctionnaires de l’Empire ottoman. Avec une grand-mère polonaise du côté maternel, un grand-père, Nâzim Pacha, gouverneur d’Alep, féru de poésie, et une mère artiste, Djélilé, éprise de culture française, le jeune Nâzim a tout pour réussir une brillante carrière.
Mais en ce début de siècle l’Empire ottoman vit ses derniers soubresauts, les Balkans sont en ébullition et la première guerre mondiale achève de bouleverser la donne dans cette région du monde. Quant à Nâzim, il se révolte devant l’occupation d’Istanbul par les puissances alliées en dépit des conventions, il soutient la résistance des paysans turcs en Anatolie dans leur lutte pour l’indépendance et s’enthousiasme pour la Révolution d’Octobre en Russie.
Si bien qu’au lieu de poursuivre son stage de cadet à l’Ecole Navale, il décide de rejoindre clandestinement Mustafa Kemâl, le futur Atatürk, dans les maquis d’Anatolie, où il découvre brutalement la grande misère du monde rural. Dans « Paysages humains », il retrace l’Épopée de la guerre d’indépendance, avec, au livre VII, le rôle des femmes au cours du mois d’août 1922 :
Sous la lune avançaient les chariots.
Les chariots s’en allaient vers Afyon, au-dessus d’Akchéhir.
La terre était si infinie,
les montagnes si lointaines,
on aurait cru
que ceux qui marchaient
n’arriveraient jamais nulle part (…)
La nuit était claire et chaude,
et dans les chariots, sur les travées,
les obus bleu foncé étaient nus.
Et les femmes
regardaient à la dérobée sous la lune
les cadavres de bœufs et de roues,
débris d’autres convois…
Et les femmes,
les femmes de chez nous,
avec leurs mains effrayantes et saintes,
leurs petits mentons fins,
leurs yeux immenses,
nos mères,
nos femmes,
nos bien-aimées,
elles qui meurent comme si elles n’avaient jamais vécu,
et dont la place au foyer
vient après celle du bœuf,
elles que nous enlevons, pour lesquelles on nous jette en prison,
elles qui peinent dans les semailles,
qui piquent le tabac,
qui coupent le bois,
elles qui vont au marché,
elles qui s’attellent à la charrue,…
avec leurs hanches lourdes et souples,
les femmes de chez nous.
Et maintenant sous la lune,
derrière les chariots chargés d’obus,
tout comme si elles coupaient les épis couleur d’ambre à la moisson,
elles avançaient le cœur serein,
avec la fatigue de toujours.
Ibid., p.261-263
Devenu communiste, il a 20 ans lorsqu’il part pour Moscou, étudier la sociologie. Dès lors son destin est tracé. Sa première expérience moscovite, durant les années 1922-1928, est celle de l’effervescence. Il se lie d’amitié avec Maïakovski, Meyerhold, Essenine et le monde artistique de la capitale. Entre-temps, en 1925, il effectue un retour en Turquie, mais son militantisme le contraint à la clandestinité, avec un retour précipité à Moscou, pour échapper à une condamnation par contumace de 15 ans de prison.
En 1928, nouvelle tentative de retour en Turquie. Arrêté dès la frontière, il est conduit à la prison d’Ankara, où il passe 7 mois. Désormais les arrestations et les emprisonnements se multiplient, de telle sorte qu’au cours des 23 années qui suivent, il en passera plus de 15 en détention. Dans ses rares moments de liberté, il exerce le métier de journaliste et de correcteur. En 1936, il organise le Comité d’aide aux républicains espagnols. En 1938, il est emprisonné pour incitation à la mutinerie des étudiants de l’armée ; puis transféré en 1940 à la prison de Bursa, où les détenus doivent pourvoir eux-mêmes à leur subsistance. Il y crée un atelier de tissage, où il travaille le jour et le soir il enseigne l’économie et la politique aux détenus. C’est durant ses 12 années de détention, de 1938 à 1950, qu’il rédige une grande partie de son œuvre poétique. Une poésie qui nous ouvre à l’espace, sans doute parce qu’elle est écrite dans l’enfermement. Comme avec ce poème écrit en 1938 :
Dimanche
Aujourd’hui c’est dimanche.
Pour la première fois aujourd’hui
ils m’ont laissé sortir au soleil,
et moi,
pour la première fois de ma vie,
m’étonnant qu’il soit si loin de moi
qu’il soit si bleu
qu’il soit si vaste
j’ai regardé le ciel sans bouger.
Puis je me suis assis à même la terre, avec respect,
je me suis adossé au mur blanc.
En cet instant, pas question de gamberger.
En cet instant, ni combat, ni liberté, ni femme.
La terre, le soleil et moi.
Je suis heureux.
Ibid., p.36
En détention, sa santé se dégrade, et comme il purge une peine de 20 ans de prison, tandis que circulent, en 1950, des rumeurs d’amnistie générale, il entreprend une grève de la faim, mettant sa vie en danger. A l’étranger, et particulièrement en France, les intellectuels, dont Aragon, Tzara, Charles Dobzynski, se mobilisent et mènent une campagne efficace pour sa libération. L’amnistie est votée et Nâzim Hikmet est enfin libre. Mais peu après, à 49 ans, il est convoqué pour le service militaire. Pour y échapper, il reprend le chemin de l’exil. Il ne reverra plus la Turquie.
Durant les 12 années qui lui restent à vivre (1951-1963), il se retrouve à Moscou, en pleine guerre froide, dans un pays qui a beaucoup changé. Un retour plein de désillusions sur le socialisme soviétique, dénaturé par le stalinisme, qu’il s’empresse de critiquer plus ou moins ouvertement. Notamment en écrivant une pièce de théâtre Ivan Ivanovitch a-t-il existé ?, qui sera jouée à Moscou en 1956, au Théâtre de la Satire, et publiée en français, dans Les Temps modernes, n° 146 (avril 1958). Ou encore en écrivant des poèmes du genre de celui-ci, daté du 13/12/1961 :
X X X
Il était de pierre de bronze de plâtre de papier de deux centimètres à sept mètres de haut
et nous étions sous ses bottes de pierre de bronze de plâtre et de papier sur toutes les places de la ville
dans les parcs au-dessus de nos arbres son ombre était de pierre de bronze de plâtre et de papier
Au restaurant ses moustaches de pierre de bronze de plâtre et de papier trempaient dans notre soupe
nous étions sous ses yeux dans nos chambres sous ses yeux de pierre de bronze de plâtre et de papier
il a disparu un beau matin
sur les places ses bottes ont disparu
son ombre a disparu au-dessus de nos arbres
ses moustaches de notre soupe
ses yeux de nos chambres
et de nos poitrines le poids de milliers de tonnes de pierre de bronze de plâtre et de papier
Ibid., p. 225
Dans cette nouvelle prison à ciel ouvert qu’est pour lui l’exil, Hikmet voyage beaucoup : Paris, Prague, Varsovie, Vienne, Cuba, la Chine, l’Afrique…Il rencontre Neruda en 1951 à Berlin-Est. En 1953 il reçoit le Prix Lénine pour la Paix. Charles Dobzinski le rencontre d’abord à Varsovie, au Congrès des écrivains polonais, en 1954, au pays de leurs aïeux respectifs, puis à Paris où Hikmet se rend à trois reprises (en 1958, 1961 et 1962). Une amitié profonde les réunit et ensemble ils travaillent sur la traduction française de ses poèmes. « Nâzim lisait magnifiquement ses poèmes. J’ai été très sensible à leur musique…Il se jouait des sons, voyelles, labiales, allitérations, ou plutôt homophonies, rimes intérieures, etc. Son principe prosodique n’était pas éloigné de celui de Maïakovski, mais en turc c’était d’une extraordinaire nouveauté… Dans la poésie turque, il a joué le rôle d’un novateur. Il a révolutionné le langage poétique, la prosodie, en y assurant l’usage généralisé d’un vers libre mais fortement articulé. Il s’est éloigné de l’ancienne écriture soufi… » (Revue Europe, n° 878-879, juin-juillet 2002, p.71 et 74).
À côté de son inspiration lyrique, on trouve également chez Hikmet nombre de poèmes d’inspiration épique, comme par exemple L’Épopée du Cheikh Bédreddine, fils du cadi de Simavna, mystique turc, à l’idéologie égalitaire, qui au 15ème siècle dirigea une insurrection, qui faillit renverser la souveraineté absolue du Sultan Mehmet de l’Empire ottoman, et qui fut pendu. En voici un court extrait :
Extraordinaire fut le combat.
Paysans turcs d’Aydine,
pêcheurs grecs de Chio,
boutiquiers juifs,
les dix mille hérétiques compagnons de Beurkludjè Moustafa
pénétrèrent comme dix mille haches dans la forêt de l’ennemi.
Les rangs aux drapeaux verts et rouges,
aux boucliers sculptés, aux casques de bronze
furent mis en pièces,
mais quand le soir tomba sous la pluie battante,
les dix mille n’étaient plus que deux mille.
Pour pouvoir chanter d’une seule voix,
retirer tous ensemble les filets des eaux,
travailler le fer comme une dentelle, tous ensemble,
labourer tous ensemble la terre,
manger tous ensemble les figues d’où coule le miel,
être ensemble en tout
et partout,
sauf sur la joue de la bien-aimée,
les dix mille donnèrent leurs huit mille…
Ils furent vaincus.
Ibid., p.366-367
Nâzim Hikmet meurt d’une crise cardiaque en 1963, à l’âge de 61 ans, à Moscou, où se trouve sa tombe. L’année suivante ses poèmes sont publiés en Turquie, après 28 ans d’interdiction. Mais il faudra attendre jusqu’en 2009 pour que la nationalité turque lui soit enfin rendue.
Le 21 mars 2002, à l’occasion de la Journée mondiale de la Poésie, l’UNESCO lui a rendu hommage, en lisant son poème, qui commence ainsi :
Mes frères
En dépit de mes cheveux blonds
Je suis asiatique
En dépit de mes yeux bleus
Je suis africain (…)
****
Que c’est beau de penser à toi
d’écrire pour toi,
de penser à toi couché sur le dos en prison :
un mot que tu dis tel jour à tel endroit,
pas le mot lui-même,
mais l’univers qu’évoquait le timbre de ta voix…
Que c’est beau de penser à toi,
il faut que je sculpte pour toi dans le bois
un coffret
une bague,
ou tisser trois mètres de soie très fine…
et soudain
bondissant sur mes pieds
courir me coller aux barreaux de la fenêtre
vers le ciel du bleu laiteux de la liberté
crier de toute ma voix ce que j’ai écrit pour toi…
Que c’est beau de penser à toi :
à travers les rumeurs de mort et de victoire,
en prison
alors que j’ai passé la quarantaine…
1944
Ibid, p. 60
****
Les heures de Prague
Dans Prague tandis que blanchit l’aube
La neige tombe,
mouillée,
d’un gris de plomb.
Dans Prague doucement s’éclaire le baroque
tourmenté, lointain ;
Dans ses dorures une tristesse noircie.
Sur le Pont Charles les statues
sont des oiseaux venus d’une étoile morte (…)
Dans Prague passe une voiture,
une charrette attelée à un seul cheval,
devant le cimetière juif.
La charrette est chargée
de la nostalgie d’une autre ville
et le charretier c’est moi.
Dans Prague doucement s’éclaire le baroque :
tourmenté, lointain
dans ses dorures une tristesse noircie.
Dans Prague au cimetière juif
la mort silencieuse, muette.
Ô ma rose, ô ma rose
l’exil est pire que la mort…
Yesenik, le 20/12/1956
Ibid., p.119-120
****
Aux écrivains d’Asie et d’Afrique
Mes frères,
couplés au bœuf décharné, nos poèmes
doivent pouvoir labourer la terre,
pénétrer jusqu’au genou
dans les marais des rizières,
poser toutes les questions,
rassembler toutes les lumières.
Telles des bornes kilométriques, nos poèmes
doivent distinguer avant tout le monde
l’ennemi qui approche,
battre le tam-tam dans la jungle.
Et jusqu’à ce qu’il ne reste plus sur terre
un seul pays captif, un seul prisonnier,
ni dans le ciel, un seul nuage atomisé,
tout ce qu’ils possèdent,
leur intelligence et leur pensée, toute leur vie,
pour la grande liberté, nos poèmes.
22 janvier 1962, Moscou
Ibid., p.227
Bibliographie ( en français)
-
Le nuage amoureux, traduction Munevver Andaç, © Maspero, 1979
-
Un étrange voyage, trad. Munevver Andaç et Guzine Dino, © La Découverte, 1984
-
Paysages humains, trad. Munevver Andaç, © La Découverte, 1987
-
Nostalgie, trad. Munevver Andaç, illustrations Abadine, © Fata Morgana, 1989
-
Il neige dans la nuit et autres poèmes, préface de Claude Roy, trad. Munevver Andaç et Guzine Dino, © Poésie-Gallimard, 1999
-
C’est un dur métier que l’exil, trad. Munevver Andaç, © Le Temps des Cerises, 1999
- La vie est belle, mon vieux, roman, trad. Munevver Andaç, préface de Abidine Dino, © Parangon, 2002
Sur l’auteur
- Nâzim Hikmet, © revue Europe, n° 878-879, juin-juillet 2002
Internet
- Un article Wikipédia
- Un article de Cécile Guivarch pour Francopolis
Contribution de Jacques Décréau
Grâce à un autre grand poète musicien, Fazil Say, je découvre ce poète émouvant Nazim Hikmet dont on ne m'a jamais parlé sur les bancs de l'école , comme voisin d'Aragon..
J'irai demain par les sentiers libraires trouver ses poèmes.
Merci Fazil, merci!
Rédigé par : De Crevoisier Pascale | 11 mai 2022 à 20:09