Les éditions de l’Olivier ont publié les œuvres complètes de Raymond Carver. Elles terminent avec un volume regroupant ses trois derniers recueils de poésie. Si Carver a établi sa réputation de nouvelliste, il disait : « Mes premiers écrits furent des poèmes. Ma première publication fut un poème. Je souhaite que sur ma tombe on grave les mots "Poète, nouvelliste, essayiste", dans cet ordre précis. »
Coup de tabac
Entre cinq et sept heures ce soir,
je suis couché dans le chenal du sommeil. Relié
à notre monde par l’espoir, rien de plus,
je vire dans un courant de rêves sombres.
Au même moment le temps
subit une métamorphose.
Devint fou. Ce qui auparavant était
vil et grisâtre, mais compréhensible,
devint enflé et
méconnaissable. Une espèce de déchaînement de hargne.
J’étais déjà au désespoir, je m’en serais vraiment
passé. C’était la dernière chose au monde
dont j’avais besoin. Aussi, avec toute l’énergie que je pus rassembler,
je l’ai envoyée bouler. Envoyée plus bas sur la côte
jusqu’à un grand fleuve dont je connais l’existence. Un fleuve
capable d’affronter un temps exécrable
comme celui-là. Et si le fleuve doit fuir
dans les hauteurs ? Donnez-lui quelques jours.
Il trouvera son chemin.
Puis tout sera comme avant. Je jure
que ce ne sera guère qu’un mauvais souvenir, et encore.
Mais oui, d’ici une semaine je ne me rappellerai plus
ce que je ressentais à l’heure où j’écris ces lignes.
J’aurai oublié que j’ai mal dormi
et rêvé quelque temps ce soir…
pour m’éveiller à sept heures, regarder
l’orage dehors et, passé ce premier choc —
prendre courage. Prendre le temps de bien réfléchir
à ce dont j’ai besoin, à ce dont je pourrais me passer
ou me débarrasser. Et puis le faire !
Comme ça. Avec des mots, et des signes.
In Poésie, La vitesse foudroyante du passé, © Points/Seuil 4460, 2015, p.237
Traduction d’Emmanuel Moses
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Le jardin
Dans le jardin, petit rire du fond des années.
Lanternes brûlant dans les saules.
La puissance de ces quatre mots, « J’aimais une femme. »
Gravez-les dans la pierre à côté de son nom.
Dieu vous garde et soit avec vous.
Cette entrée des chevaux dans la dernière ligne droite à Ruidoso !
Brume montant de la prairie à l’aube.
Depuis la véranda, la ligne bleue des montagnes.
Ce qui semblait à portée, maintenant hors de portée.
Et pour des choses moins massives, l’inverse est vrai.
On commande tout ce qu’on voudra ! Puis on guette
le boiteux à son passage. Il paiera.
Par une brèche de la muraille, je découvrais en contrebas
les lumières des bidonvilles de la vallée du Cédron.
Très peu de sommeil sous le toit d’inconnus. Sa vie au loin.
Je joue aux dames avec papa. Puis il dégote
le savon à barbe, le blaireau et le bol, le coupe-
chou, et nous allons en voiture à l’hôpital du comté. Je le regarde
savonner le visage de grand-père. Puis le raser.
Le corps moribond est un partenaire maladroit.
Gouttes d’eau dans tes cheveux.
Le jaune sombre des champs, le noir et le bleu des rivières.
Je vais faire un tour ça veut dire que tu comptes revenir, non ?
Tôt ou tard.
La flamme vacille. Merveille.
La rencontre entre Goethe et Beethoven
eut lieu à Leipzig en 1812. Ils parlèrent fort avant dans la nuit
de Lord Byron et de Napoléon.
Elle abandonna la route et dès lors il n’y eut plus
que terre durcie et craquelée tout du long.
Elle prit un bâton et dans la poussière dessina la maison où
ils vivraient et élèveraient leurs enfants.
Il y avait une mare aux canards et un endroit pour des chevaux.
Pour écrire là-dessus, on devrait écrire d’une façon
qui arrêterait le cœur et ferait dresser les cheveux sur la tête.
Cervantès perdit une main à la bataille de Lépante.
C’était en 1571, la dernière grande bataille navale livrée
par des vaisseaux dont l’équipage se composait de galériens.
Dans l’Unuk, à Ketchikan, le dos des saumons
sous les réverbères quand ils traversent la ville.
Un groupe d’étudiants et de jeunes gens entonna un requiem
tandis qu’on portait le cercueil de Tolstoï à travers la cour
de la maison du chef de gare d’Astapovo pour le placer
dans un wagon de marchandises. Accompagné par le chant,
le train s’ébranla et s’éloigna lentement.
La traversée a été rude avec les mêmes étoiles partout.
Mais j’ai le jardin sous ma fenêtre.
Ne t’inquiète pas pour moi dans ton cœur, ma chérie.
Nous tissons le fil qui nous est donné.
Et le printemps est avec moi.
In Poésie, La vitesse foudroyante du passé, © Points/Seuil 4460, 2015, p.263
Traduction d’Emmanuel Moses
Internet
- Éditions de l’Olivier
- Une page Wikipédia
- Dans Télérama : Raymond Carver. Une vie d’écrivain
Contribution de PPierre Kobel
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