« L’odeur de la première pluie nocturne, sous le ciel clair. Saison ouverte, retour.
Dans la vie, il n’y a pas de retour. Beauté de ce rythme discordant – sur le retour périodique des saisons, la progression des années qui colorent de façon toujours différente un thème semblable – mesure et invention, constance et découverte – l’âge est une accumulation de choses semblables que l’on enrichit et que l’on approfondit de plus en plus. »
C’est ce qu’écrivait Pavese dans son journal, Le métier de vivre, à la date du 30 mars 1948. Deux ans plus tard, il mettra fin à ses jours, n’ayant jamais réussi à trouver la mesure de vivre. Il laisse son œuvre, celle du romancier, celle du diariste et celle du poète. Au-delà du sentiment d’inutilité qui l’accabla, il ne s’éloigna jamais du monde et d’un attachement à sa marche et à l’humanité qu’il sut exprimer avec la plus grande sensibilité.
Pensées de Deola
Deola passe sa matinée au café et personne ne la remarque.
En ville, à cette heure-ci, tout le monde s’affaire
sous le soleil encore frais de l’aube. Deola, elle non plus,
n’a besoin de personne et elle fume tranquille en humant le matin.
En maison, il lui fallait dormir à cette heure-ci
pour reprendre des forces : avec leurs sales godasses,
ouvriers et soldats, des clients qui vous brisent les reins,
salissaient la natte sur le lit. Mais seules, c’est différent :
on peut faire un travail plus soigné et c’est pas fatigant.
Le type d’hier soir, en la réveillant tôt,
lui a donné un baiser et l’a emmenée à la gare
lui souhaiter bon voyage : « Si je pouvais, chérie,
je resterais bien avec toi à Turin. »
Bien qu’un peu étourdie, elle est fraîche aujourd’hui,
Deola, et elle aime être libre, boire son lait
et manger des brioches. Ce matin, elle est presque une dame,
si elle regarde les passants, c’est seulement pour ne pas s’ennuyer.
À cette heure, en maison, on dort et ça sent le renfermé
- la patronne sort en ville -, c’est idiot de rester là-dedans.
Pour faire les dancings, chaque soir, il faut un peu d’allure
et en maison à trente ans, ce qui en reste est fichu.
Deola est assise, son profil tourné du côté d’une glace
et elle se regarde dans la fraîcheur du verre ; un visage un peu pâle :
ce n’est pas la fumée qui est dans l’air. Elle fronce les sourcils.
Il faut vraiment en vouloir comme Mari pour rester en maison
(« car ma chère, les hommes viennent ici
pour s’offrir des caprices que ni femme ni maîtresse
ne peuvent satisfaire ») et Mari travaillait
inlassable, avec un grand brio, et se portait fort bien.
Les passants qui défilent devant le café ne distraient pas Deola
qui travaille le soir seulement, avec de lentes conquêtes
dans sa boîte de nuit. Quand elle fait des clins d’œil
à un client ou qu’elle cherche son pied, elle aime les orchestres
qui lui donnent l’impression d’être une grande actrice, pendant la scène d’amour
avec un jeune homme riche. Un client chaque soir
lui suffit pour avoir de quoi vivre (« peut-être que le type d’hier
m’aurait emmenée pour de bon avec lui »). Et pouvoir rester seule
le matin, et s’asseoir au café. Sans besoin de personne.
5-12 décembre 1932
In Travailler fatigue, © Quarto Gallimard, 2008, p.141
Bibliographie partielle
- Cesare Pavese, Œuvres, Collection Quarto Gallimard, 2008
Internet
- Dans La Pierre et le Sel : Un jour, un texte : Cesare Pavese | Une génération
- Dans La Pierre et le Sel : Actu-poème : des poèmes et des corps libres
- Cesare Pavese — Wikipédia
- Cesare Pavese, sa biographie. | Italieaparis.net
- Cesare Pavese dans la série « Un siècle d’écrivains » - YouTube
Contribution de PPierre Kobel
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