Lyonel Trouillot écrit en préface de cette anthologie à propos de l’écriture poétique : « C’est là où je partage mes peurs, et me fais peur. Là où, résolument timide, je noue avec moi, et avec toi, une relation aussi nécessaire qu’improbable. »
EXERCICE SUR LE THÈME :
LA VIE N’EST PAS UN ATELIER d’ÉCRITURE
Propos d’un « participant » à une « participante »
J’ai eu tort de souhaiter qu’on discute.
Nous ne sommes pas amis.
Et avec mes amis, ce n’est jamais les mots que je partage,
mais le sens des mots.
Je vous regarde écrire penchée sur vous-même
et me dis que nous n’aurons partagé que des exercices
des récits sur commande
et des vers à la manière de.
Cela me convient si cela vous convient.
Mais je pense à ce garçon assis à côté de vous qui va
rentrer à pied,
marcher dans des rues qui ne sont pas sûres,
vers un quartier qui n’est pas un quartier,
dormir dans une maison qui n’est pas une maison.
À cette jeune fille, assise pas loin de vous
qui a cessé de pleurer quand elle a eu quinze ans
parce que dans le monde où elle doit s’inventer
pleurer n’est pas une arme pour faire face à la vie.
Je pense même à vous.
Et vous suppose quelque mystère.
Écrire, n’est-ce pas supposer qu’il n’y a pas d’être sans
mystère
sans quelque chose, un pleur, une ombre,
qui vaille la peine de s’arrêter !
Écrire, ne serait-ce pas entrer, au moins par l’esprit,
dans la maison qui n’est pas une maison de ce garçon
assis à côté de vous,
partager le combat pour la dignité de cette jeune fille
assise pas loin de vous,
si loin pourtant.
Se dire que les gens,
Tous les gens,
Vous et moi,
Tu ou ils,
valent le temps du dérangement.
Mon ami Henry ne pense pas comme moi :
Il dit qu’il y a des gens qui n’ont pas de mystère
et ne valent pas le temps d’un verre.
Moi je persiste à croire que tout humain,
même vous,
vaut mieux que deux heures d’exercice une fois par
semaine.
In C’est avec mains qu’on fait chansons, © Le Temps des cerises, 2016, p.19
Lyonel Trouillot né en 1958 ajoute sa plume de romancier et de poète à la longue liste d’écrivains que rassemble Haïti. Homme d’engagement, il n’accorde à l’écriture que sa nécessité personnelle sans faire preuve d’aucune outrance de son ego et de désir de reconnaissance. « Pour moi l’écriture est un jeu avec soi-même […], je me considère de moins en moins comme un écrivain » affirme-t-il. Il développe au fil des années une radicalité contre les oppressions sociales et économiques qu’il dénonce dans son œuvre, sans illusions.
Pour mon amour, j’aurai vainement cherché refuge
dans le bréviaire des métaphores.
Toute la nuit j’ai veillé sur l’absence des mots.
Qu’est-ce qu’écrire sans t’écrire ?
Dans la nuit, un homme est tombé.
Ou un arbre.
Et dans la maison d’à côté, personne ne saura à quelle
vitesse battait son cœur.
Il y a toujours une maison, un campement, à côté
de l’amour.
Que savons-nous de la solitude d’un poème raté ?
Je cache ton nom comme un crime.
Toute plume sous surveillance sera cassée comme un
bras mort.
Et ne reste au matin que l’épuisement d’une veille,
sans fruit mûr ni écho.
Ibid, p.37
****
CARNAVAL
La nuit est moins factice dans une ville sans réverbères
Et nul ne saura le visage de la blessure qui danse sous le masque
Qui dit masque dit-il mascarade ?
Qui dit chagrin dit-il silence ?
Le masque est un tombeau qui rit
et n’épouvante que son porteur.
Les enfants savent que quand le cœur devient
une bombe à retardement
la bombe n’éclate jamais.
Une bombe, ça se mange chaud
dans une rue où ce qui était vivant doit mourir.
Ô mon amour,
qui d’amour n’as jamais eu que le nom
et l’odeur rance du sexe,
sommes-nous de cette foule qu’on voit se ruer sur le mensonge ?
Heureusement,
pour le cœur le plus vil,
la main la plus tremblante,
entre le dimanche et le mardi, il y a le lundi gras.
Le plus triste de la fête demeure l’entre-deux :
Lorsque la bête humaine enlève son masque pour souffler
et ne trouve à la place du visage
qu’un chiffon qui fait bonne figure.
Mon amour,
plus je danse moins j’ai faim.
Sommes-nous de cette servitude inaudible
dans le vacarme,
et l’homme qui tombe
piétiné par la foule
perd les deux biens propres avec lesquels
il faut tomber :
sa route et son crachat.
Mon amour,
Que serons-nous demain ?
Que fûmes-nous hier
Sans route ni crachat ?
Pas même danseurs de cordes,
Pas même bêtes de cirque.
Pas même l’élégance d’un masque funéraire
qui rendrait à la mort l’antique dignité.
Mon amour,
nous sommes l’enfant
et la foule dessinée par la main de l’enfant,
dans laquelle avancent séparées l’une de l’autre
nos destinées baignant dans leurs caricatures.
Ibid, p.54
Bibliographie partielle
- C’est avec mains qu’on fait chansons, © Le Temps des cerises, 2016
Internet
- Page Wikipédia
- Un dossier sur Île en île
- Un entretien dans Libération
- Rencontre avec Lyonel Trouillot pour La plume francophone
Contribution de PPierre Kobel
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