Jean-François Mathé poursuit depuis longtemps maintenant une écriture qu’il dit lui-même être mezzo voce, ce qui n’interdit rien d’une forte expression. Il nous livre ici ses réflexions sur la poésie et son parcours personnel alors que vient de paraître chez Rougerie son dernier opus : Prendre et perdre.
La Pierre et le Sel : Quel est l’itinéraire personnel qui vous a conduit à la poésie ? Culture familiale ? Rencontres personnelles ? Études ?
Jean-François Mathé : Rien, a priori, ne me prédestinait à la poésie. Il n’y avait qu’un livre à la maison, le Petit Larousse de mon père, et je ne me souviens pas avoir entendu prononcer le mot « poésie » dans ma famille durant mon enfance. À l’école, au collège, je rencontrais la poésie par la récitation, l’explication de texte, sans déplaisir, mais sans passion. Il fallut un hasard, un coup de foudre pour me lier, à l’âge de 16 ans à la poésie. C’était en 1966 et Gallimard venait de faire paraître les trois premiers volumes de la collection Poésie/Gallimard : un Mallarmé, un Lorca, un Éluard. C’est Capitale de la douleur de ce dernier que j’ai ouvert et je me suis figé devant deux vers :
Au plafond de la libellule
Un enfant fou s’est pendu…
J’eus instantanément la sensation que ces quelques mots si éloignés les uns des autres se mettaient en rapport pour éclater dans une catégorie d’évidences jusqu’alors inédites pour moi. J’ai lu le livre tout entier dans une sorte d’état de frénésie… J’étais devenu poète. D’abord insatisfait de n’être poète que par la lecture, je suis passé à l’écriture : une écriture de plagiaire qui consistait, au fur et à mesure que je découvrais d’autres poètes contemporains, à écrire comme eux. « L’écrire comme… » m’a, au bout d’un certain temps, incité à écrire « comme moi », en développant la petite voix singulière qui commençait à me parler au-dedans. Ainsi se fit, et pour longtemps, l’entrée en poésie.
La Pierre et le Sel : Quelle place occupe aujourd’hui la poésie dans votre existence ? Avez-vous d’autres activités d’écriture ? D’autres activités de création artistique ? Si oui quelles sont les interactions avec l’écriture poétique ?
Jean-François Mathé : La poésie a aujourd’hui moins d’importance dans ma vie que jadis et naguère. Elle reste néanmoins le centre de l’un des cercles que j’ai tracés dans mon existence pour y loger l’essentiel. Elle m’appelle toujours, mais comme d’un peu plus loin : J’en lis moins, j’en écris de moins en moins, entre autres raisons par crainte de la répétition. D’autant que la poésie, dans le domaine de l’écriture créative, a occupé chez moi tout le terrain. Et puis il y a les autres centres de mes autres cercles : mon métier (au passé désormais pour cause de retraite) de professeur de lettres en lycée ; la chanson (celles des autres, que j’interprète en les accompagnant à la guitare) ; le dessin d’humour pour des périodiques ou des livres… Ces diverses activités ont parfois pris des chemins communs, mais il m’est indifférent de savoir lesquels et comment. Je sais seulement que ma vie avait besoin de tout cela.
La Pierre et le Sel : Quels sont les poètes, contemporains ou du patrimoine, qui vous sont proches par leur écriture ? Quelle place accordez-vous à la lecture des autres poètes dans votre travail personnel ?
Jean-François Mathé : Difficile de répondre à cette question. Je lis surtout les autres poètes pour ce qu’ils ont écrit que je n’aurais pas su écrire et qui me retient. Parmi ceux du patrimoine, je m’en tiendrai aux noms les plus souvent cités en rapport avec mon écriture : Pierre Reverdy, René-Guy Cadou, Pierre Gabriel, par exemple. Quant à moi, je reconnais une influence de Guillevic (clarté, concision), et une proximité avec quelqu’un comme Paul de Roux. Deux poètes étrangers ont beaucoup compté pour moi et certainement conforté ma façon d’aborder l’écriture d’un poème : le Grec Yannis Ritsos, le Tchèque Jan Skacel.
La Pierre et le Sel : Depuis quand êtes-vous publié ? Dans des revues ? Lesquelles ? Des recueils ? Avez-vous déjà eu des activités de traduction ? Dans quelle(s) langues (s) ?
Jean-François Mathé : J’ai commencé à publier au début des années 1970. Mon premier recueil (L’Inhabitant) a paru en 1973 aux éditions Rougerie et 15 autres titres se sont ajoutés à celui-ci dans la même maison. Fidélité qui s’explique par la forte amitié qui m’a lié à René et Olivier Rougerie. Le seizième titre (Prendre et perdre) date de cette année 2018.
J’aime les revues de poésie, elles sont indispensables à la circulation, à la découverte de la poésie. J’ai publié dans nombre d’entre elles, par exemple dans Friches, dans Décharge, dans Arpa, Voix d’Encre, la N.R.F. ou Diérèse pour n’en citer que quelques-unes. Des revues en ligne ont aussi accueilli mes poèmes : Terres de Femmes, Terre à Ciel, Ce qui reste ou Incertain Regard…
Je n’ai pas traduit, par incapacité, de la poésie étrangère, même si j’en ai lu beaucoup. Beaucoup de poètes, Italiens, Hispaniques, Portugais, Allemands ou Tchèques me sont chers. En revanche, j’ai été traduit : surtout en espagnol et en allemand, aussi en tchèque et en occitan.
La Pierre et le Sel : Avez-vous des activités éditoriales : éditeur, directeur de collection ? Si oui, quelle place leur accordez-vous par rapport à l’écriture ? Écrivez-vous des recensions pour des revues ?
Jean-François Mathé : Je ne suis ni éditeur ni directeur de collection. Mon attachement aux revues m’a conduit à accepter l’invitation de Jean-Pierre Thuillat à intégrer le comité de rédaction de sa revue Friches. Je suis intervenu dans la vie de cette revue principalement par l’écriture de nombreuses recensions fondées sur mes choix personnels et indépendants de tout service de presse. J’ai aussi été, pour la même revue, juré du prix Troubadours/Trobadors décerné tous les deux ans. Cette année 2018 a vu ma dernière participation à ce jury.
La Pierre et le Sel : Quelle est votre opinion quant à l’état de la poésie en France, et particulièrement de la petite édition ?
Jean-François Mathé : La création poétique aujourd’hui me paraît bien vivante, abondante… malheureusement plus que son lectorat. Elle me semble plus libre, moins dépendante de « théories » que naguère. J’en constate donc la diversité avec des bonheurs, mais aussi des déceptions quand on y regarde de plus près. Une évidence : c’est aujourd’hui ce qu’on appelle « la petite édition » qui contribue à cette vivacité tous azimuts. Les dites « grandes maisons » ont soit abandonné la poésie (par exemple Grasset), soit, si elles l’ont un peu conservée n’y font plus guère surgir de l’originalité et n’en font pas de vraie promotion. Je ne suis pas très optimiste quant à son avenir.
La Pierre et le Sel : Utilisez-vous Internet en relation avec la poésie ? Avez-vous un site personnel, un blog ? Consultez-vous ceux des autres ?
Jean-François Mathé : Oui, j’utilise Internet en relation avec la poésie, surtout pour y chercher des sites qui lui sont consacrés et je suis fidèle à certaines adresses, celles où un rythme régulier de renouvellement permet des découvertes, celles où c’est l’exigence qui préside et évite le remplissage avec du n’importe quoi. Je suis donc d’abord un lecteur de poésie sur Internet, lecteur de poèmes ou de recensions. Par ailleurs, je contribue aussi à la poésie en ligne par la publication de poèmes (ou de notes de lecture de loin en loin). Il y a une réelle et bénéfique présence de la poésie sur la toile et c’est tant mieux. Mais je n’ai ni site ni blog. Je m’invite ou l’on m’invite sur ceux des autres.
La Pierre et le Sel : Quels sont vos projets à venir ?
Jean-François Mathé : Au moment où je réponds à cette question, je ne vois se dessiner aucun projet particulier.
À Isabelle Lévesque,
d’après sa photographie d’un coquelicot
Qui est parti,
qui a disparu en franchissant
le seuil du soleil ?
Quelqu’un qui savait
que disparaître même blessé
n’est pas mourir,
et que ceux qui nous aiment,
quand ils voient notre sang sur l’herbe,
lui font prendre dans leur regard
la forme d’une fleur.
In Prendre et perdre, p.24
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La maison est si propre et si calme
qu’on dirait qu’on y a aussi lavé le silence.
Seul un brin d’ombre tremble contre un mur.
Ici peut-être n’a-t-on jamais humilié,
violenté, fusillé personne.
Peut-être pourrait-on vivre ici les mains nues,
desserrées,
dormir sans avoir à recoudre trop souvent
le sommeil sur des cris qui montent du fond des rêves,
se réveiller sans avoir à se demander
si la buée sur les vitres ne masque pas les reflets
des visages qu’on a laissés mourir là
à force de regarder dehors l’inaccessible liberté.
In Prendre et perdre, p.52
Bibliographie partielle
- Prendre et perdre, © Rougerie, 2018
Internet
Dans La Pierre et le Sel
- Recueil : Jean-François Mathé | La vie atteinte
- Un jour, un texte : Jean-François Mathé | Retenu par ce qui s’en va
- Un jour, un texte : Jean-François Mathé | Toujours la vie en fuite…
Contribution de PPierre Kobel