Tristan Cabral se dit « l’enfant d’un long silence ». À lire l’article que lui consacre Christophe Dauphin dans les Hommes sans Épaules, on comprend pourquoi. Cabral appartient aux soleils noirs de la poésie, à l’instar d’un André Laude ou d’un Christian Erwin Andersen. André Chenet qui sait l’urgence de la poésie et mesure le danger qu’elle représente pour les esprits froids des pouvoirs économico-politiques a évoqué en 2018 ce qu’ils savent faire à ceux qui ne veulent jamais plier.
Avec Cabral, on est dans l’interpellation la plus vive, dans la dénonciation de l’inadmissible, de l’exclusion, de l’oppression, loin des salons et des petits marquis avides d’honneur et pisse-froids du langage. Dès 1974 avec Ouvrez le feu !, il donne le ton lorsque le professeur Yann Houssin qu’il est présente les textes d’un ancien élève, Tristan Cabral, qui se serait suicidé :
« Voilà. Je n’ai plus qu’à me taire dans ce couloir qui sent l’éther. Je vous laisse devant ces textes insolites où tous les articles sont indéfinis, où « les oiseaux titubent », où « les poissons se noient dans les vagues de sable », ou « les aveugles voient dans des miroirs magiques », où nous voyons sortir du ventre de ce monde une terre insurgée « sans murs, sans verrous, sans états, sans ciel et sans enfer... » C’est peut-être cette lente mise au monde que Cabral appelait le « réalisme imaginaire ». Mais le poème peut-il tenter cette œuvre démiurgique ? L’écriture et la mort, si l’on en croit Bataille, sont de même nature. Elles s’ouvrent sur le néant, comme deux corps semblables, sans jamais pouvoir s’achever elles-mêmes et sans pouvoir nous rendre un monde absent et illisible. Cabral portait nos questions dans sa chair. »
On saura très vite que les deux ne font qu’un, Houssin-Cabral, Cabral-Houssin. Et dès l’abord, il dit le mal de vivre, l’incapacité à se sentir à sa place dans une société des hommes.
je suis né d’une erreur du vent et de la mer
c’est pourquoi j’ai vécu au rythme des marées
entre les hommes et dieu je n’ai pas pu choisir
poisson-lune égaré sur un trottoir vitreux
je n’ai fait que passer sans pouvoir respirer
un enfant replié s’est pris dans ma mémoire
qui m’empêche d’atteindre au pays d’où je viens
quand trouverai-je enfin de quoi crever mes yeux
sur le plancher glissant d’une barque fantôme
si je viens à mourir qu’on me jette à la mer
dans l’aube bleue des sables je trouverai ma route
j’arriverai enfin à cette grande fête
où mon corps fait surface à l’intérieur du sel
In Ouvrez le feu ! © Plasma, 1974, p.27
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Proverbe
il y a trois choses qui sont au-dessus de moi
et même quatre que je ne comprends pas
le chemin de l’oiseau dans le ciel
le chemin du serpent sur la pierre
le chemin du bateau sur la mer
et le chemin de l’homme dans la jeune femme
mais je veux te comprendre
comme la corde comprend la main
comme la terre comprend la pluie
comme le sable comprend la mer
comme le bois comprend le feu
In Ouvrez le feu ! © Plasma, 1974, p.56
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Parole d’Agur
à Yannis Ritsos prisonnier du fascisme grec
avec des bouts d’avion je me ferai des ailes
et avec du napalm je changerai mon sang
je bourrerai ma tête de grenades au phosphore
et par une nuit claire je tomberai en feu
sur les villes accroupies dans leurs charniers
immenses
je détruirai enfin tout ce qui nous ressemble
je brûlerai partout jusqu’à notre mémoire
et puis je sauterai au milieu de la mer…
In Ouvrez le feu ! © Plasma, 1974, p.97
Inutile de mettre le doigt sur la violence, le charnel de cette poésie. Cabral donne à son mal être, la force de sa révolte, les cris d’une quête d’absolu. Et à quoi bon la poésie si elle n’est pas déséquilibre, questionnement, refus de l’ordre et mise en danger pour aller de l’avant ? À quoi bon si elle ne prétend pas sauver le monde d’une façon ou d’une autre, loin de nos vanités personnelles ? En 1981, Cabral récidive dans la même ligne avec Et sois cet océan!…dans une langue dont le lyrisme ne masque rien des maux de l’existence, dans des pages qui disent les amitiés, où le corps et la nature se mêlent pour exprimer la souffrance de vivre.
Pour Rémy S.
Il y a des êtres qui ne sont pas d’ici. Ils n’habitent ni tout à fait un rêve ni la maison du monde. Et ils vont droit au jour. Ils dorment sur leurs armes dans une aube de cendres. Ils vont au plus grand large si proches de nous- mêmes qu’on les voit quelquefois sur des barques fantômes. Ils ne s’attardent pas au feu des attelages et l’huile dans les lampes n’éclaire qu’un peu de leurs visages. Ils ne se couchent pas sur les pierres domestiques, ils nous jettent des mots simples comme les pierres, ils entrent par effraction dans nos yeux éboulés et suivent des aurores qui toujours se rassemblent. Ce sont des enfants seuls qui avancent de face, qui réchauffent la pluie et qui rentrent le feu dans les maisons d’hiver. Ils sont comme un chemin au milieu des lucioles. Le chemin ne prend pas mais il donne.
Rémy était l’un de ces êtres. Il était du peuple de l’holocauste. C’était un insoumis à la douceur rebelle.
Nîmes, le 12 octobre 1978
In Et sois cet océan !… © Plasma, 1981, p.33
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ce soir
la lune est pleine d’un soleil mort
et des loups enneigés
campent aux carrefours des douves
il y a longtemps qu’on a rompu le pain
et le feu dételé s’attarde aux voûtes des épaules
sous des années de feuilles pâles
j’écoute la voix du sable qui ne sut revenir
il y a longtemps que la lumière
a été lapidée
qu’on a frappé d’argile
l’instant désespéré
qu’on a tordu l’osier du corps
et que je porte au poing un visage innommable
désormais il faudra vivre de rumeurs
car plus personne ne voit ce fou
qui se signe en silence à la forge du sang
et des oiseaux de givre
passent dans les feux de saules…
In Et sois cet océan !… © Plasma, 1981, p.87
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Mémoires d’abîme
il y a longtemps que je ne vis plus ici
je ne prends plus le bras de la pluie pour sortir
et que pourrais-je dire des étés invisibles
où je sauvais la mort sur les restes du jour
certains jours je mettais des années de côté
et mes yeux repoussaient à chaque démesure
je donnais des oublis au fond des parcs sombres
et j’ai su quelquefois ressembler à ma voix
j’ai même accompagné les invasions secrètes
et des blessures m’ont fait la peau
quand on fêtait les guerres
je me joignais aux grands défigurés
je marchais dans ma chute
je ne changeais jamais les murs
et parfois j’ai confié mon visage à l’abîme
surtout ces temps de chien où j’étais mis à prix
je n’avais de pitié pour les terres habitées
et quand les jours ne m’allaient plus
je mettais mon passé pour traverser vos rues
je n’avais plus que mon silence à vous donner
il y a longtemps que je ne vis plus ici
l’oiseau s’est séparé de son vol inutile
alors après ma mort
ne fouillez pas mes poches
vous n’y trouveriez rien qu’une barque fantôme
Nîmes - 12 mai 1980
In Et sois cet océan !… © Plasma, 1981, p.111
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Contribution de PPierre Kobel
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