Un mot à inventer
pour tenter de décrire
caché dans l’interstice
Peut-être y fait-il chaud
ou larmes retenues
on y crève d’être seul
Un mot à inventer
pour ces minutes longues
à contempler le vide
Où l’on tente l’approche
osant tracer les lignes
avant de s’y noyer.
In Où nos ombres s’épousent, © Bruno Doucey, 2010, p.18
La poésie de Stéphane est née d’un deuil. Au-delà de l’épreuve, il a su se reconstruire par les mots et aller à l’écriture pour les autres, pour le monde dont il s’inquiète et qui l’émerveille tout à la fois. Dans la réédition de son premier recueil, Où nos ombres s’épousent, Jean-Marie Berthier écrivait en postface :
« Le poème n’est jamais achevé, mais il grandit à la façon de l’enfant qui, devenu adulte, lâche la main de ceux qui l’ont mis au monde. Et il est beau d’imaginer la course du poème que chaque “ découvreur ” augmente de ses émotions, de ses peines ou de ses joies.
Ce livre de Stéphane Bataillon est reparti pour un long voyage et nul ne sait sur quelle terre ou quelle mer le point d’orgue, un soir ou un matin, jaillira ; mais la lumière alors sera la grande invitée de l’ombre. »
Son écriture est d’aujourd’hui. Elle se nourrit autant des lectures d’autrui que de l’utilisation des technologies modernes et des rencontres avec le public. C’est une poésie en prise avec le monde et qui tente de lui faire part des interrogations métaphysiques d’un homme de son temps comme des attentions au jour qui passe, à la nature à préserver et au quotidien trop souvent bouleversé.
La Pierre et le Sel : Quel est l’itinéraire personnel qui t’a conduit à la poésie ? Culture familiale ? Rencontres personnelles ? Études ?
Déjà Pierre, merci de m’accueillir sur ton site. La poésie est entrée dans mon existence à l’occasion d’une expérience douloureuse, la perte de l’être aimé. Ces moments de la vie où la douleur est telle que les mots du quotidien sont désenchantés, dévitalisés, qu’ils ne sortent plus. Je me suis mis à écrire, jour après jour, des bribes de paroles. Et les mots sortis alors ont pris, petit à petit, une autre force, un autre visage, comme s’ils devenaient amis. Comme des petites étincelles tournoyantes, même dans le noir. J’ai commencé à jouer avec eux, à les remplacer, à les affiner, à les faire chanter ensemble, en enlevant les mauvaises herbes, les scories, le pathos. Et cela a donné des poèmes. Je ne le savais presque pas. Je ne lisais pas de poésie et n’avait jamais eu d’attirance particulière pour cette forme littéraire. Mais voilà, ça m’est arrivé, j’allais dire comme par miracle avec le recul. Ça a transmuté cette perte, ce noir, en une forme de lumière à transmettre. Quelque chose à la fois d’humble, de très humble, mais d’essentiel. De vital. Cela fait treize ans maintenant que la poésie est devenue partie prenante de mon existence.
L’expérience du deuil est signe d’une communion. Aucun besoin de noms, de circonstances, de narration. Il y a, puis il n’y a plus celle ou celui. Nous restons seuls. Mais une présence fragile, qui pourrait rendre fou à hauteur de l’amour porté, nous accompagne. Nous devons l’apprivoiser, d’une lutte. Une lutte qui se joue derrière chaque parole et que seul un poème, parole des paroles, peut essayer de dire.
In Où nos ombres s’épousent, © Bruno Doucey, nouvelle édition 2016, p.99
La Pierre et le Sel : Quelle place occupe aujourd’hui la poésie dans ton existence ? As-tu d’autres activités d’écriture ? D’autres activités de création artistique ? Si oui quelles sont les interactions avec l’écriture poétique ?
À l’extérieur, j’ai un « travail ». Je suis journaliste. En ce moment, j’essaye, avec d’autres collègues un peu fous, d’inventer quelque chose qui tend à disparaître : un journal, en papier. De recueillir et d’inscrire des paroles, de gens célèbres ou d’inconnus, de permettre à des dessinateurs, des photographes, des typographes, de montrer leur travail. J’aime cette idée d’un journalisme de création, comme le concevait Michel Butel, mon modèle avec son Autre Journal. J’aime cette idée d’un métier d’artisan qui doit composer avec d’immenses contraintes, d’immenses pouvoirs, une immense vitesse. Mais qui, dans le calme d’une chambre, dans les transports en commun, sur une chaise longue, propose à son lecteur un monde à découvrir, à son rythme. Un monde où tout est à la fois sur le même plan, celui de la page, simple, brute, friable, et qui vibre d’énergie particulière, qui donne à ce temps passé (10, 20 minutes, rarement plus) la saveur d’une expérience sensible. Dans cet exercice, l’usage des mots d’un article n’est pas le même que ceux d’un poème. Il est même très différent. Néanmoins, je crois que la taille du poème (j’aime comparer le poème à une pierre brute que l’on travaille jusqu’au cœur) m’a donné au fil des ans, le souci d’une forme de tempérance, de choix d’un mot le plus précis possible pour éviter les débordements (j’allais dire la boue), les logorrhées inutiles commentant sans fin et en rond l’actualité du monde. J’aime cette idée que l’usage d’un mot est un geste, un acte posé. Qu’il doit être envisagé. Que notre usage de la langue doit être exercé avec une forme non pas de gratitude (à qui, d’ailleurs ?) mais une conscience de cet acte à la fois gratuit, disponible à l’infini de nos voix, et très précieux, presque sacré. Cette idée de parole génératrice d’un réel. D’une parole qui engendre et qui doit être utilisée avec à la fois grand plaisir, grande joie, et responsabilité. Notre responsabilité d’homme. Debout. D’homme relié aux autres. C’est donc un langage poétique en interaction continue avec ma vie, avec mes expériences, avec mes découvertes qui me fait, chaque jour, vibrer un peu plus. J’aime bien cette idée de vibration, par une dynamique qu’un mot peut initier, accompagner, amplifier. Ma parole s’est transformée par la poésie, et ma poésie se nourrit de ce que je prends et comprends du monde, du temps de ma vie, dans un va et vient permanent qui s’apparente vraiment à un autre « travail », intérieur cette fois.
C’est important le lieu
où se trace un poème
Face à une fenêtre
face aux pierres de taille
face à une mappemonde
Oui, face à une mappemonde
C’est important le lieu
où se trace un poème
Ça délimite.
In Les Terres rares, © Bruno Doucey, 2013, p.34
La Pierre et le Sel : Quels sont les poètes, contemporains ou du patrimoine, qui te sont proches par leur écriture ? Quelle place accordes-tu à la lecture des autres poètes dans ton travail personnel ?
Il y a un chaînage sensible chez les poètes que j’aime. Que je lis. Que je médite. Un chaînage qui commence par Guillevic, poète de la matérialité des menhirs, de ce qu’il appelait des quanta, poèmes brefs, denses, jusqu’aux haïkus de Bashô ou d’Issa, abordant une matérialité déployant les feuilles fragiles des cerisiers, l’odeur du fumier de cheval. Des poèmes collés au réel, loin de toute transcendance a priori mais qui ne sont qu’à un pas (de fourmi) des œuvres d’autres poètes dans lesquelles je me plonge : Claude Vigée, qui a été le premier à m’encourager à continuer d’écrire, Edmond Jabès, Philippe Jaccottet. Dans un autre registre, je suis un grand passionné de poésie spatiale et sonore : Bernard Heidsieck, Pierre & Ilse Garnier, Christophe Tarkos. C’est pour moi le signe de reconnaissance d’un espace entièrement libre, un espace poétique qui échappe à toute contrainte (ce qui n’exclut bien sûr aucunement la rigueur), qui est le terrain d’aventure de mon imaginaire. Chez les contemporains, Charles Pennequin, Édith Azam et le regretté Antoine Emaz sont également mes compagnons du soir. Ceux chez qui je me plonge quand les choses vont un peu moins bien, quand l’aquoibon est à la porte, quand l’énergie ne circule plus. Un poème, et ça repart ! C’est mieux qu’un Mars. Forcément, leur lecture influence ma poésie. Et ce n’est pas plus mal. Car souvent, c’est un échange fructueux, qui me fait expérimenter d’autres formes, d’autres combinaisons, d’autres contrées inconnues. Écrivant chaque jour, ne conservant, pour un recueil moins d’un poème sur cent (4 000 poèmes écrits, 3 recueils publiés en dix ans), je prends soin, au final, pour le livre, de ne garder que ce qui témoigne d’un chant intime, reconnaissable, « authentique » autant que faire se peut. C’est la condition, je crois, d’une transmission réelle du poème au lecteur. Cette émotion reçue, distillée, transmutée en mots dans un assemblage qui porte notre marque.
Le bruit et les images
couvrent la mémoire des hommes
Les souvenirs tombés
au bord d’un précipice
qui mord sous nos pas
Entre l’herbe et le château
c’est un effort égal
pour se mettre à hauteur
Baliser ce chemin
pour mieux te le décrire
quand les explications
seront inévitables.
In Les Terres rares, © Bruno Doucey, 2013, p.60
La Pierre et le Sel : Que signifie pour toi la publication ? Quelle importance accordes-tu à la relation avec ton éditeur, notre ami Bruno Doucey ?
Je publie peu. Pour moi, la publication est un moment précieux. Toujours la fin d’un cycle et le début d’une nouvelle aventure dont le recueil, dans ces deux phases, est intégralement partie prenante. C’est à la fois l’intersection et le lien, souple et solide à la fois, qui permet de relier et d’avancer. De construire quelque chose de dynamique, comme un corps qui évolue en permanence. Ainsi, les recueils se répondent, se continuent, se confrontent. En tant que poète, ce n’est pas l’alpha et l’oméga pour moi, car ce qui se noue entre moi, les poèmes et ceux qui reçoivent cette poésie se joue aussi lors de lectures, de rencontres, d’ateliers, d’échanges sur le net et les réseaux sociaux où je suis très présent. Mais c’est une pierre de touche. C’est ce qui rend repérable au premier chef mon itinéraire, comme les balises d’un chemin de randonnée. Ce qui permet à ceux qui le veulent de rejoindre cette proposition, ce compagnonnage, à l’une ou l’autre étape.
La forme que prend cette publication, le soin mis à sa conception, à sa valorisation, bref, à son édition est donc capitale. J’ai la chance d’avoir rencontré Bruno et sa compagne Murielle au début de mon parcours. Rencontre amicale, rencontre éditoriale et rencontre entrepreneuriale, puisque j’accompagne la grande aventure des éditions Bruno Doucey depuis les origines, comme auteur, associé et partie prenante des grandes orientations de cette maison/bateau sur les mers de poésie. Concernant mon écriture à proprement parler, mes discussions avec Bruno se réduisent, en terme de temps passé, à quelques petites heures pour les trois recueils. Mais ce sont des heures essentielles, fondatrices, où nous échangeons sur l’alchimie du livre, tels deux conspirateurs de la langue. Il m’a beaucoup apporté sur le nécessaire à mettre en place pour que les poèmes coagulent, puissent passer de l’expérience intime et particulière à une énergie pouvant toucher l’autre. Des questions de structure, de narration, de cohérence sans ôter les mystères de la parole. Un secret de poètes. Mais notre relation va bien au-delà. Elle m’a permis de développer plein d’autres aspects de ce métier que j’étais loin d’imaginer derrière mon écran : des rencontres, des mises en voix, des séances de dédicaces et des tenues de stands… Un ensemble d’activités qui fait partie intégrante de l’exercice de cet art. Par chance, les éditions qu’il mène sont bien plus qu’un simple « éditeur de livres ». Une sorte de grande compagnie. J’ai eu beaucoup de chance de le rencontrer, lui et les autres poètes et poétesses de la bande qui sont pour beaucoup devenu(e)s des ami(e)s. Mais est-ce de la chance ? Plus j’avance dans ma vie, moins je crois aux hasards. Notre route est pavée d’occasions de bifurquer. On les voit, ou pas. On les prend, ou pas. On s’aventure. Et c’est bien de s’aventurer ensemble sur les chemins du poème.
La Pierre et le Sel : Je me souviens de l’accueil que tu avais reçu à Sète en 2016. Quelle place accordes-tu à la rencontre avec un public ? Aimes-tu les lectures publiques ?
Lors de la sortie de mon premier recueil, en 2010, l’idée de lire mes poèmes en public ne m’enchantait guère. Ma poésie est intime, faite de signaux faibles, de vers courts, propices à une lecture silencieuse. Une poésie d’ermite presque. Alors, la dire, la crier… Mais des rencontres, notamment avec l’actrice et metteuse en scène Céline Liger, m’ont permis de creuser cette mise en voix. Jusqu’à tenter, à Sète justement, des textes faits pour être dits. J’y ai pris goût et, pour mon dernier recueil, Contre la nuit, qui vient de paraître, j’ai beaucoup pensé à la lecture des textes lors de l’établissement du poème. Peut-être que nous allons fixer ça sur CD. J’aime également énormément travailler avec des musiciens. La musique sur ou à côté, ou entre mes poèmes leur apporte d’autres couleurs, fait naître d’autres images, redouble l’énergie. J’adore ça. En ce moment, je travaille avec le jazzman Mathias Lévy et la graveuse Ombline de Benque, qui est aussi une grande marionnettiste. Nous avons inventé une forme libre autour des poèmes de Contre la nuit. Après une très belle première représentation lors de la sortie du livre, nous avons envie de la faire tourner, une sorte de petit spectacle entre amis. En tout cas, cette dimension de représentation (le poème se présente de nouveau, sous une autre forme à celui qui le reçoit pour qu’il l’accepte, l’adopte, l’intègre) est en train de prendre de plus en plus d’importance dans ma pratique. Qui sait où et avec qui cela va me mener. L’aventure, toujours.
Sache-le, quoi qu’il arrive
ces poèmes déposés
formulent un pan de terre
inscrit pour que tu gardes
quelque chose du sable
De ce qu’il a du roc
malgré l’effritement
Il arrivera peut-être
que la révolte emporte
Que les lignes se brisent
soudain décalcifiées
Alors, repose-toi
ne cesse jamais d’aimer
et n’écoute pas les autres
Et ne m’écoute pas
Un beau matin le chant
redeviendra le tien
Il sera Terre rare.
In Les Terres rares, © Bruno Doucey, 2013, p.93
La Pierre et le Sel : As-tu des activités éditoriales : éditeur, directeur de collection ? Si oui, quelle place leur accordes-tu par rapport à l’écriture ?
J’ai eu des velléités d’éditeur, mais de moins en moins. Autant travailler à des anthologies, préfacer des recueils d’autres poètes, donner des coups de main dans des collectifs m’intéresse pour faire découvrir d’autres écritures ; autant me lancer dans d’autres activités éditoriales n’est, au moment où je te parle (ça peut toujours changer) plus d’actualité. Je sens que j’ai fait, à 43 ans (certes, c’est encore jeune !) un peu le tour de quelque chose. Plus précisément le tour des envies qui me mobilisaient depuis mon enfance jusqu’ici, malgré la perte. Que je suis un peu comme l’escargot de mon livre qui, après avoir beaucoup accumulé, décide d’arrêter la course à la croissance de sa coquille pour mieux rentrer en soi, creuser ce qu’il aime, densifier l’acquis. J’ai plutôt envie de me consacrer plus complètement à l’écriture. De me mobiliser sur la production de textes. De tester sûrement d’autres formes (roman, essais, contes…) capables de recréer encore et encore cette magie de la parole chez l’autre. D’une écriture qui je sais restera poétique. Et cela vaut pour l’ensemble de mes activités. Je me suis récemment rendu compte que le langage symbolique était l’un des moyens pour opérer cette concentration. Les symboles et les archétypes sont extrêmement présents dans mes recueils, de manière parfois inconsciente : des escargots aux fées, de la vibration des éléments primaires au V.I.T.R.I.O.L des alchimistes, des chevaliers perdus aux menhirs immobiles… Le monde des symboles est un monde à la fois très codifié et très libre, à découvrir puis à rêver depuis soi, qui en appelle à tout un tas de domaines qui me fascinent : les mythes et les contes – pas que pour enfants –, l’histoire (j’ai une formation d’historien), le spirituel (pour moi essentiel et à mille lieux des dogmes, des systèmes religieux qui sont des systèmes d’organisation du pouvoir, non de la puissance), l’art minimaliste, la contemplation du vivant, du minuscule, du simple, la philosophie, la psychanalyse… Bref, l’occasion, par le travail d’un poème lyrique et merveilleux, voire par l’établissement d’une nouvelle esthétique symboliste qu’il faudrait définir, de développer la voie d’une « vie bonne » , proche de celle, toujours utopique (mais il en faut, des utopies), de l’honnête homme des Lumières. Un modèle qui est pour moi avant tout synonyme de la culture du plaisir, de la curiosité et de l’enthousiasme. Quelque chose proche d’Érasme et de ses merveilleux Adages, à la fois profonds, drôles, éblouissants et truculents ! Quelque chose de proche de la définition de l’éthique pour Paul Ricœur : « Une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes. » La puissance du jazz de Coltrane et l’énergie du rock de Placebo traversant tout ça.
Je regarde l’arbre de ma fenêtre
l’arbre de ma fenêtre déborde sur ma rue
il est beau, l’arbre de ma fenêtre qui déborde sur ma rue
Demain, je le quitterai
l’arbre de ma fenêtre qui déborde sur ma rue
Je quitterai ma fenêtre
je quitterai ma rue
Je déposerai les clés
dans le creux de son tronc
Pour qu’il déborde la ville
pour qu’il déborde les yeux
de ceux qui regarderont
l’arbre de leur fenêtre.
In Contre la nuit, © Bruno Doucey, 2019, p.13
****
J’ai l’idée d’un poème
qui changerait l’abord
du jour qui commence
Qui te ferait sentir
le rayon de lumière
frappant la feuille tombée
Qui te rappellerait
d’une suspension de l’air
la beauté qui se cache
Dans ce tumulte-là.
In Contre la nuit, © Bruno Doucey, 2019, p.58
La Pierre et le Sel : Tu utilises Internet en relation avec la poésie. Quel rôle accordes-tu à ton site personnel, à ta revue Gustave ? Consultes-tu les pages des autres ?
Mon site est un atelier à ciel ouvert. Un espace d’écriture et de lecture que je veux le plus simple et dépouillé possible. Un espace personnel d’écriture (et pas un site sur la poésie, comme ton excellent La Pierre et le Sel) à entrée libre mais qui, de plus en plus, se montre discret, intime presque. Ma revue Gustave, un PDF mensuel de quatre pages reprenant les poèmes du mois accompagnés d’inédits et de dessins, est la continuation de quelque chose que je fais depuis mes 10 ans : un fanzine. C’est-à-dire un journal où je fais à la fois les textes, la maquette, la promotion. Quelque chose de pauvre, dans le sens des « livres pauvres » de Daniel Leuwers. Quelque chose qui me procure une joie profonde. Un jeu d’enfant sans raison de finir. Paradoxalement, j’utilise de moins en moins les réseaux sociaux. Je crois de plus en plus que Facebook ou Twitter, pas en tant que tel, mais par la façon dont tout le monde l’utilise dans un « tout à l’ego » sans limites, sans décence, sans intimité, est quelque chose qui n’est pas bon. En tout cas pas bon pour moi. Qui me fait perdre un temps (un temps d’écriture) fou par rapport aux quelques relations, réelles, fructueuses, enrichissantes, qu’il me permet de nouer. C’est un vrai problème, pas facile, pas évident à gérer. Surtout pour nous, créateurs, ou certains contrats d’édition, de production, sont aujourd’hui signés à l’aune de l’importance de ta communauté de followers. On se dit que le monde de la poésie, où l’argent ne coule pas à flots, est protégé de ça, mais non. Ça commence avec des poètes Instagram, un vrai phénomène à étudier. Et puis personnellement, je ne suis pas plus fort que les principes des neurosciences appliqués pour capturer mon attention et créer de la dépendance par microsatisfaction : je suis addict, comme presque tout le monde. En parallèle, je vais beaucoup lire les autres. J’adore lire la poésie sur le net, découvrir d’autres voix, les admirer. J’ai très envie de mettre tous ces poètes en avant. Je vais m’y atteler dès l’année prochaine, en tant que journaliste et critique littéraire, en lançant une rubrique d’actualité poétique hebdomadaire dans le journal dont je parlais, avec un blog afférant et pourquoi pas un podcast.
La Pierre et le Sel : Quelle est ton opinion quant à l’état de la poésie en France et particulièrement de la petite édition ?
La poésie se porte très bien, merci. Ça y est, j’ai l’impression, mais peut être que je me trompe, que l’on sort enfin d’une sorte de No man’s land qui avait un peu annihilé toute une « génération perdue », en gros, les 45-55 ans, soit ceux qui ont grandi avec Thatcher, Reagan, Tapie et les autres. On voit plein de jeunes s’emparer de la poésie, l’user, jouer avec, la prendre donc très au sérieux. Ça va de pair avec un retour de la prise de conscience politique. La poésie, même si elle n’est pas engagée, est politique, surgit profondément du politique. La poésie, en fait, c’est la parole profonde de la politique. De ce qui peut guider chaque membre de la cité, vers lui ET pour les autres. Un petit miracle, une magie légère, quand on y pense.
J’ai très bon espoir pour les années qui viennent. Les occasions ne vont pas manquer de s’amuser et de s’émouvoir ensemble. Après, pour la petite édition, dire que c’est facile serait mentir. Mais à la pointe du secteur, on voit aussi ressortir des fanzines, des sites, de beaux petits objets livres qui font enfin la place au design. Le design graphique a été le grand absent pendant longtemps des plaquettes de poésie, ce qui m’a toujours semblé très incongru, prendre autant soin des mots et se préoccuper aussi peu de la forme, du papier, de la typographie…
Je glisse tout doucement
pour arpenter le monde
d’une trace déposée
Je goûte la rencontre
de chacune des merveilles
Avec, à chaque étape
une goutte de rosée.
In Contre la nuit, © Bruno Doucey, 2019, p.79
La Pierre et le Sel : Quels sont tes projets à venir ?
Déjà, tourner avec mon nouveau recueil, le faire connaître, le lire, en parler avec d’autres. Il porte quelque chose de très important pour moi et de très actuel, je crois : le besoin d’intimité. Le respect de son rythme qui n’est forcément pas celui que les industriels de l’Internet veulent nous imposer en capturant notre attention et, dans un même mouvement, en favorisant l’avènement d’un capitalisme de surveillance pour mieux nous contrôler. Ça veut dire très exactement pour mieux contrôler nos désirs. Pour mieux les réduire à une valeur et les marchandiser ensuite. Voir pour nous les revendre. Et le pire, c’est que nous acceptons ça docilement. On tourne en circuit fermé, vampirisé par nos smartphones et les écrans. Une sorte de trou noir qui nous épuise et nous rend impuissants, voire désespérés. Je crois qu’alors, la poésie peut être une arme. Un « uppercut de tendresse » qui détient la plus grande des puissances : en soulignant le vivant par quelques mots de tous les jours, elle peut nous chuchoter à l’oreille ce qui est précieux et ainsi nous rappeler à nous-mêmes. Nous réveiller à notre part d’humanité. Certains appellent ça à notre part sacrée… Pour moi, c’est cela le mystère du poème, c’est là que le poème, plus que le poète, est peut-être « voyant ».
On cherche tous un lieu où suspendre la fuite. Où reprendre son souffle. Où se cacher des autres pour enfin les aimer. Notre légende se bâtit autour d’un seul fait d’armes. Notre histoire distincte s’écrit à sa lumière. Jusqu’à la forme fixe. Jusqu’à pouvoir gagner l’inscription dans le marbre d’une sorte d’éternité. J’admire cette lumière depuis trop de paroles. Le soleil se lève / le soleil se couche. Les autres aussi se battent pour en voler l’éclat.
In Contre la nuit, © Bruno Doucey, 2019, p.89
Internet
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Le site de Stéphane Bataillon
Contribution de PPierre Kobel
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